Contenu du sommaire : Décoloniser les savoirs

Revue Mouvements Mir@bel
Numéro no 72, hiver 2012
Titre du numéro Décoloniser les savoirs
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Éditorial

  • I. Féminismes

    • Peut-on faire de l'intersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? - Fatima Ait, Ben Lmadani, Nasima Moujoud p. 11-21 accès libre avec résumé
      La réception en France du Black feminism, accompagné des études de l'intersectionnalite et de l'imbrication des rapports de pouvoir, a créé un nouvel espace critique de référence dans la recherche universitaire française mais on y reproduit souvent une forte coupure entre théorie et action, puisque les travaux français ou francophones sur le racisme, les migrations, la colonisation, et les luttes de minoritaires, y sont marginalisés.Cette coupure inhibe la déconstruction des discours et pratiques ethnocentristes, masculines, hétéronormatives et élitistes locales, et invisibilise les savoirs des minoritaires ex-colonisé-e-s.
    • Reconsidérer la problématique des femmes et de l'égalité en islam - Asma Lamrabet p. 22-25 accès libre avec résumé
      Les travaux d'Asma Lamrabet forment des jalons essentiels pour l'édification d'une théologie de libération islamique. La relecture du Coran, au prisme duquel elle défait des préjugés hérités par l'anté-islam, lui permet d'articuler un message authentiquement universel où l'égalité de dignité entre hommes et femmes est revendiquée. Plus particulièrement dans ce texte, elle remet en question la problématique femmes/islam telle que posée dans les médias dominants.
  • II. Épistémologies

    • Raison mise à part : Réflexions sur les Lumières et l'Empire - Ann Laura Stoler, Najate Zouggari, Jim Cohen p. 27-34 accès libre avec résumé
      Pour « décoloniser les savoirs », il n'est pas inutile d'examiner historiquement les savoirs concrets déployés par les pouvoirs coloniaux eux-mêmes. Les chercheurs ont longtemps considéré la raison des Lumières comme le principe organisateur de nombreux aspects de l'entreprise coloniale européenne à partir du XVIIIe siècle. Pour Ann Laura Stoler, historienne et anthropologue, la lecture des archives de l'Empire néerlandais révèle que « les considérations épistémiques ne sont ni transcendantes, ni abstraites » : elles relèvent de la pratique du gouvernement colonial, qui comporte autant d'incertitude et d'improvisation que d'usage de savoirs rationnels, comme le montre le cas de l'invention des catégories raciales pour classifier les populations colonisées.
    • Conditions d'une dénationalisation et décolonisation des savoirs - Rada Iveković p. 35-41 accès libre avec résumé
      Pour décoloniser les savoirs, il faudrait au minimum déconstruire l'origine nationale des savoirs et des pouvoirs. C'est leur enracinement national qui rend possible leur colonialité intrinsèque. Décoloniser les savoirs relève d'une démarche à long terme, infinie, qui n'est pas seulement d'ordre épistémologique, mais aussi politique : elle concerne la justice, l'économie, les rapports sociaux ; elle porte sur le passé, le présent et l'avenir. Puisque le colonialisme est partie prenante du devenir de l'État national, tous deux reposant sur une hiérarchie consensuelle et codifiée des sexes et sur d'autres types d'inégalités constitutives, Une condition indispensable de la décolonisation des savoirs est leur dénationalisation.
    • Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos - Ramón Grosfoguel, Jim Cohen p. 42-53 accès libre avec résumé
      Le projet de décolonisation des savoirs se limite-t-il aux savoirs dominants ? Non, car les modèles critiques de pensée et d'analyse associés aux mouvements sociaux et aux mouvements politiques de gauche dans les pays du Nord, seraient eux aussi à décoloniser, dans la mesure où ils reproduisent souvent eux aussi, de façon irréfléchie, certains modes de domination. Ces modèles critiques se sont constitués historiquement dans l'opposition à des systèmes de domination sociale certes très inégalitaires mais relevant encore du « premier monde », tandis que les formes autrement plus violentes et inhumaines d'oppression sociale de la « zone de non-être » (Fanon), appellent des savoirs critiques susceptibles d'intégrer de telles expériences. D'où l'intérêt, nous signale Ramón Grosfoguel, de la sociologie critique de Boaventura de Sousa Santos, qui propose de rompre avec la « raison indolente » en s'ouvrant aux épistémologies du Sud.
    • Sociologie du savoir sur Autrui : Contribution au débat sur les études postcoloniales - Lahouari Addi p. 54-67 accès libre avec résumé
      Lahouari Addi, sociologue politique, détecte une ambiguïté dans le discours des auteurs dits postcoloniaux. De quel lieu parlent-ils ? Même s'ils ont soulevé un problème épistémologique crucial pour les sciences sociales, ils continuent à reproduire une hégémonie discursive de la mondialisation occidentalocentrée. À l'exception de l'École indienne des historiens subalternistes, ils s'éloignent de leur objet, c'est-à-dire les sociétés postcoloniales et ne sauraient en aucun cas constituer un projet fondateur des sciences sociales dans le tiers monde. Côté Sud, on voit encore les effets d'un monopole occidental de la production cognitive sur lui-même et les autres. Ces sociétés manquent, sauf exception, d'un champ universitaire élaboré pour produire des connaissances sur elles-mêmes, en rapport avec leurs propres conditions historiques.
  • III. Pratiques et politiques

    • Luttes sociales et subjectivations politiques en Amérique latine : expropriations, récupérations et réinventions des savoirs sur « soi » - Ricardo Peñafiel p. 69-78 accès libre avec résumé
      Partant d'un corpus de récits de vie et d'actions directes des protagonistes anonymes de divers mouvements de protestation ayant marqué l'Amérique latine ces dernières années, ce texte s'intéresse à la construction d'un type de subjectivation politique qui permet à des locuteurs non autorisés de la scène politique de surgir dans l'espace public et de remettre ainsi en question l'ensemble d'un système de représentation d'où ils sont exclus. Plutôt que d'expliquer ces mouvements en fonction d'intérêts ou d'identités sociales, Ricardo Peñafiel propose une analyse de leurs conditions de possibilité. La décolonisation du savoir signifie, en l'occurrence, se donner les moyens d'aborder ces actions en fonction des critères de véracité et de légitimité engendrés et portées par les actions elles-mêmes. Il ne s'agit pas de refermer ces mouvements sur eux-mêmes mais d'analyser les relations et jeux de positions qui se nouent à partir du surgissement, dans l'espace public, de ceux qui en sont systématiquement chassés.
    • Le cadeau empoisonné de Versailles ou la Chine à la manivelle de l'orgue de barbarie - Gregory B. Lee p. 79-88 accès libre avec résumé
      Comment se fait-il qu'un siècle après être devenue, à l'instar de l'État-nation occidental moderne, une république en 1912, à un moment où elle se trouvait territorialement et économiquement semi-colonisée, la Chine – à présent deuxième puissance économique mondiale – se trouve toujours subjuguée et fascinée par l'Occident, au point où on pourrait dire que la Chine est devenue l'Occident, avec les ambitions politico-économiques, les procédés militaires et colonisants des « puissances » occidentales ? C'est peut-être cela le sens ultime de la mondialisation.
    • Décoloniser les esprits en droit international : La « responsabilité de protéger » et l'alliance entre naïfs de service et rhétoriciens de l'impérialisme - Rémi Bachand, Mouloud Idir p. 89-99 accès libre avec résumé
      Il importe de comprendre la relation entre deux catégories de juristes de droit international : les « progressistes » qui cherchent de bonne foi à « sauver la femme brune de l'homme brun » et ceux qui utilisent ce prétexte salvateur pour justifier des interventions qui n'ont, au fond, que des motifs colonialistes ou impérialistes. Cet article qualifie les premiers de ces internationalistes de « naïfs de service » et les seconds de « rhétoriciens du colonialisme et de l'impérialisme ». En resituant historiquement l'exemple de la nouvelle doctrine de la Responsabilité de protéger (R2P) et en examinant son utilisation récente en Libye, l'article propose aux « progressistes » d'adopter la posture de l'herméneutique de la suspicion, c'est-à-dire d'être systématiquement suspicieux lorsque des juristes proches de l'Empire leur proposent une alliance pour aller « sauver la femme brune » – autrement dit, de ne pas confondre les justifications d'une intervention et les véritables motifs de celle-ci.
    • Du « savoir » de l'Autre à la construction de soi : les enjeux du « savoir » dans la construction de l'État haïtien - Jean Waddimir Gustinvil p. 100-107 accès libre avec résumé
      État « créole » ? État « marron » ? État « sans science » ? Si bon nombre d'historiens s'accordent – mais de diverses manières – à situer les origines des maux de l'État haïtien dans l'ordre colonial et esclavagiste, il devient particulièrement important d'examiner les thèses en présence et leurs présupposés théoriques pour savoir de quel héritage colonial – et de quelle société haïtienne post-indépendance – nous parlons.
    • L'impossible décolonisation des sciences sociales africaines - Joseph Tonda p. 108-119 accès libre avec résumé
      Les rapports que les chercheurs africains en sciences sociales entretiennent avec le passé et le présent de leurs sociétés postcoloniales ont mené à l'impasse puisque ces sociétés, aujourd'hui plus encore qu'hier, sont sous influence de l'impérialisme des images, des idées, des concepts et des idéologies qui colonisent leurs esprits au moyen de la violence symbolique des médias transnationaux ou globaux. Décoloniser les sciences sociales africaines reviendrait à rompre avec les dispositifs d'exercice de cette violence symbolique. Mais une rupture postcoloniale avec l'anthropologie coloniale paraît impossible quand on sait, par exemple, que cette forme de savoir est mobilisée aujourd'hui par des chercheurs africains comme une arme de guerre civile, sous prétexte de défendre des cultures et des patrimoines.
    • Une mission de sauvetage : Exhibitions. L'invention du sauvage au musée du quai Branly - Lotte Arndt p. 120-130 accès libre avec résumé
      Présentée en 2012 par le musée du quai Branly, l'exposition Exhibitions. L'invention du sauvage a été visitée par des milliers de spectateurs et spectatrices et récompensée par le prix de la presse française pour les arts et la culture. Cette exposition ambitieuse proposait de montrer comment la distinction entre « nous » et « les autres » a été mise en scène à travers les siècles. Cette motivation se trouve prise au piège de plusieurs failles conceptuelles et finit par reproduire ce qu'elle aspirait à déconstruire : une rétroprojection an-historique de concepts, l'accaparement de la parole par la voix omnisciente des commissaires et la surimposition de représentations raciales figées.
    • Décoloniser les institutions - Seloua Luste Boulbina p. 131-141 accès libre avec résumé
      Dans Out of place, Edward Said décrit précisément les expériences qui ont fait de lui ce qu'il est devenu. Cet autoportrait accorde une large place aux déceptions innombrables qui, de petites différences, font de grosses conséquences. « Je découvris très vite, écrit-il, qu'il était impossible de savoir pourquoi et selon quels critères on vous jugeait (...) J'ai vite compris que je devais me méfier de l'autorité et trouver un mécanisme ou une énergie suffisante pour parvenir à résister et à rester moi-même (...) Je me lançai ainsi dans le combat de toute une vie pour tenter de démystifier un pouvoir capricieux et hypocrite, dont l'autorité reposait entièrement sur le rôle idéologique de censeur qu'il s'était attribué lui-même, agissant en toute bonne foi avec des intentions inattaquables. » Il n'est que temps de rompre avec la colonialité des institutions du savoir et, pour commencer, de le formuler hic et nunc.
  • Itinéraire

    • Une initiation décoloniale : Entretien avec Françoise Vergès - Patrick Simon, Seloua Luste Boulbina p. 143-156 accès libre avec résumé
      Militante et universitaire sans position académique, Françoise Vergès fouille avec ténacité dans les replis de la mémoire républicaine pour exhumer l'histoire de l'esclavage et de la colonisation à l'amnésie auto-entretenue. Confrontée dès l'enfance à la violence coloniale, explicite dans l'Algérie en guerre ou plus insidieuse à la Réunion où elle grandit, elle n'a eu de cesse depuis de mêler son combat pour une France décoloniale avec ses engagements féministes. D'Alger à Berkeley et de Paris à Londres, avec La Réunion comme pôle magnétique, ses circulations ont nourri son regard décalé et acéré sur les compromissions de l'universalisme républicain avec les entreprises d'oppression raciales et sexuelles. Un regard, et une voix, attentifs à poursuivre la décolonisation inachevée des structures et des esprits.
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