Contenu du sommaire : Usines : ouvriers, militants, intellectuels

Revue Actes de la recherche en sciences sociales Mir@bel
Numéro no 196-197, mars 2013
Titre du numéro Usines : ouvriers, militants, intellectuels
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Ouvriers et intellectuels face à l'ordre usinier - Cédric Lomba, Julian Mischi p. 4-19 accès libre
  • Engagement et désengagement militant aux usines Peugeot de Sochaux dans les années 1980 et 1990 : Pourquoi la « Chronique Peugeot » de 1984-1985 parue dans Actes s'est-elle interrompue ? - Christian Corouge, Michel Pialoux, Julian Mischi p. 20-33 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Dans les années 1984-1985, une « Chronique Peugeot » est publiée dans Actes de la recherche en sciences sociales, signée des noms de Michel Pialoux, sociologue, et de Christian Corouge, ouvrier spécialisé et militant CGT à l'usine Peugeot de Sochaux. Ce texte revient sur les raisons pour lesquelles cette chronique s'est interrompue et sur les difficultés structurelles qui peuvent surgir lorsqu'une collaboration se noue entre ouvriers et intellectuels. La rencontre de Christian Corouge avec les cinéastes du groupe Medvedkine au début des années 1970 a nourri chez lui un rapport ambivalent à la culture : des marques de respect de la culture légitime s'accompagnent d'expressions de rejet de la culture telle qu'elle fonctionne dans la vie ordinaire pour disqualifier les pratiques ouvrières. L'analyse de certains moments-clés de sa trajectoire et la présentation d'extraits d'un entretien récent permettent de comprendre les tensions de l'engagement (et du désengagement) d'un syndicaliste tiraillé entre les effets de l'élévation de son capital culturel et politique et le maintien de sa position socioprofessionnelle.
    Activist engagement and disengagement in Sochaux's Peugeot factories in the 1980s and 1990s
    In 1984-1985, a series called “Peugeot Chronicles” was published in Actes de la recherche en sciences sociales by the sociologist Michel Pialoux and Christian Corouge, a specialized worker and CGT union member of the Peugeot factory in Sochaux. This article analyzes the reasons for which these chronicles were interrupted and the structural problems that may plague collaborations between workers and intellectuals. His encounter with the movie makers from the Medvedkine group in the early 1970s has led Christian Corouge to develop an ambivalent relationship to culture: signs of respect for official culture coexist with a rejection of an everyday culture condescending toward working class practices. The analysis of turning points in his trajectory and of some recent interviews sheds light on the tensions characteristic of the engagement (and disengagement) of a union member torn between the positive outcomes deriving from the appreciation of his cultural and political capital and the preservation of his social and professional position.
  • Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers - Cédric Lomba p. 34-53 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Le secteur de la sidérurgie est le symbole des restructurations industrielles répétées et ininterrompues depuis les années 1970 ayant entraîné l'affaiblissement politique et symbolique du groupe ouvrier. Fondé sur une enquête historique et ethnographique sur une entreprise belge devenue multinationale à capital indien, cet article montre comment ces restructurations peuvent être aussi appréhendées comme des moments de remise en cause publique des savoirs légitimes en entreprise. Dans cette mise en débat collectif de la stratégie de l'entreprise, des alliances peuvent se nouer entre ouvriers militants et d'autres groupes sociaux, et venir nourrir la résistance aux plans de licenciements. Cependant, les conflits d'expertise entre groupes sociaux se traduisent in fine par l'expropriation des savoirs ouvriers dévalués par les expertises gestionnaires de direction, voire négligés par les contre-expertises syndicales.
    Industrial restructurations: appropriation and expropriation of working class knowledge
    The steel industry is the symbol of the repeated and uninterrupted industrial restructuration processes in the 1970s that have weakened the working class as a group both politically and symbolically. Based on the historical and ethnographic analysis of a Belgian firm that overtime has transformed itself in a multinational corporation controlled by Indian capital, this paper shows that industrial restructuration can also be analyzed as a public challenge to legitimate forms of knowledge internal to the firm. In the context of this collective staging of a discussion over the firm's strategy, alliances between mobilized workers and other social groups can emerge and contribute to the resistance against planned layoffs. However, the conflicts between different forms of expertise held by different social groups ultimately end up with the expropriation of working class knowledge, which is either trumped by managerial expertise or even neglected by union-based counter-expertise.
  • Sortir du rang ? : Rapports à l'usine des cadres ouvriers communistes - Paul Boulland p. 54-71 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    À partir de sources internes (biographies, évaluations individuelles) et de l'analyse sociobiographique du personnel intermédiaire du PCF, cet article étudie l'accès des militants d'origine ouvrière au statut de permanent, de la Libération aux années 1968. Du point de vue de l'institution, la recherche de « futurs cadres » valorise un certain type de militants d'usine, échappant aux pratiques routinisées ou strictement syndicales et mobilisant les ressources ou les savoirs puisés hors de l'espace usinier. Mais cette « promotion » ne va pas de soi. Elle exige un déplacement social et culturel qui suscite parfois évitements, mises à distance ou refus, notamment par le repli vers le militantisme d'atelier ou le syndicalisme comme formes de préservation de l'appartenance ouvrière. Au contraire, pour les cadres les plus durablement ajustés au rôle, l'intégration au monde ouvrier découle de la vocation militante. Malgré d'autres possibles sociaux, ils ont adopté l'identité sociale la plus valorisée par le Parti communiste, à l'image d'autres engagements fondés sur la centralité ouvrière.
    Breaking ranks?
    On the basis of internal sources (biographies, individual assessments) and of a socio-biographic analysis of the intermediate cadre of members of the French Communist Party (PCF), this paper focuses on the access of activists with a working class background to the status of permanent party cadre from 1945 to 1968. From the party's point of view, the search for the “tomorrow's cadres” tends to benefit a certain type of factory-based activists who are not characterized by the routine practices of union bureaucracies but mobilize resources and knowledge outside the factory. Yet, this “promotion” is paradoxical. It requires a social and cultural displacement that sometimes fuels avoidance, distantiation or refusal, in particular through the concentration on shop floor or union activism as a form of preservation of working class identity. On the contrary, for the cadres better adapted to this role, assimilation to the working class stems from their calling for political activism. Despite being in a position to enjoy other social roles, they adopt the social identity most valued by the Party, mirroring other patterns of engagement centered on the working class.
  • Women on the Line de Miriam Glucksmann : quand un engagement féministe produit un classique d'ethnographie ouvrière - Sophie Pochic p. 72-83 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Considéré en Angleterre comme un grand classique d'ethnographie ouvrière et féministe, Women on the Line vient d'être réédité, 27 ans après sa première parution. Sorti à l'époque sous un pseudonyme en raison de lois anglaises sur la diffamation protégeant peu les auteurs, cet ouvrage décrit sur un mode autobiographique l'immersion d'une intellectuelle blanche dans l'univers d'une usine automobile des années 1970, marqué par un encadrement autoritaire, une concentration de femmes immigrées, le travail à la chaîne et des conflits sociaux. Cet article propose de revisiter les conditions de cet engagement politique devenu enquête sociologique, en l'inscrivant dans le contexte de la seconde vague du féminisme anglais et ses relations avec le monde ouvrier.
    Miriam Glucksmann's Women on the Line: When Feminist Activism Gives Birth to a Classic of Working Class Ethnography. Considered as a great classic of working class and feminist ethnography in Britain, Women on the Line has recently been published in a new edition, 27 years after its original publication. Initially published under a pseudonym because the laws of England did little to protect authors against libel claims, the book describe in an autobiographical mode the immersion of a white intellectual in the universe of the automobile industry in the 1970s, characterized by authoritarian supervision, a high concentration of immigrant women, assembly lines and social conflicts. This paper explores the background of this political-activism-turned-sociological-survey by resituating it in the context of the second wave of British feminism and of its relation with working class culture.
  • Les limites d'une médiation militante : L'expérience de Radio Lorraine Coeur d'Acier, Longwy, 1979-1980 - Ingrid Hayes p. 84-101 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Lorraine Cœur d'Acier, radio de lutte de la CGT, est mise en place à Longwy en mars 1979 pour soutenir la mobilisation des sidérurgistes. Sise dans un bassin mono industriel où la CGT et le PCF sont très implantés, animée par des journalistes parisiens membres des mêmes organisations, la radio pose en pratique la question du lien entre ouvriers et intellectuels dans un cadre militant. L'article permet d'exposer le dessaisissement de la composante ouvrière dont l'expérience est l'occasion, en termes de programmes et d'orientation générale. Les mécanismes de ce processus sont à chercher dans l'ambivalence des représentations et des postures qui émergent de part et d'autre du couple militants ouvriers/militants intellectuels. Cette ambivalence doit être lue à la fois au prisme de la crise qui frappe alors le groupe ouvrier et met en perspective la nécessité d'une sortie de classe, et à la lumière de la qualité de « transfuges de classe » des journalistes. Dans ce contexte, les légitimités en présence apparaissent plus concurrentes que complémentaires.
    The limits of an activist mediation Lorraine Cœur d'Acier, an activist radio station owned by the CGT union, was created in Longwy in March 1979 in order to support the mobilization of the steel workers. Based in a single-industry region that was a stronghold of the CGT union and the French Communist Party, the existence of this radio station raised this issue of the relationship between workers and intellectuals in the context of a common political activism. This paper illustrates the gradual loss of control of the working class component during this broadcasting experience, in terms of programming and general orientation. The specifics of this process have to do with the ambivalent representations and positions that emerged on both sides of the activist workers/activist intellectuals pairing. This ambivalence must be interpreted through the lens of the crisis of the working class, which underscores the necessity of an exit out of the working class, and of the reputation of the journalists as “class defectors.” In this context, the respective legitimation repertoires of workers and journalists seem to be in competition rather than complementary.
  • Deux générations de syndicalistes au Brésil : pratiques quotidiennes et formation politique - Kimi Tomizaki p. 102-113 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    En 1978, lorsque les métallurgistes brésiliens de la région ABC Paulista ont initié une importante vague de grèves, ils ont de facto commencé à tracer une nouvelle phase de l'histoire récente du Brésil, dans laquelle les intellectuels et les syndicalistes ont établi des liens, dont l'étroitesse et l'intensité sont très variables en fonction de la position de ces agents dans le champ politique, surtout après le rétablissement de la démocratie. Cet article aborde les façons dont deux générations de syndicalistes ont constitué leur habitus militant entre différents registres de formation : les pratiques syndicales quotidiennes et les connaissances politiques formalisées, acquises essentiellement dans des cours de formations politiques conçus et négociés au sein d'une « alliance tacite » entre le syndicat des métallurgistes et les intellectuels, surtout enseignants à l'université.
    Two generations of unionists in Brazil: everyday practices and political training
    In 1978, the Brazilian metal workers of the ABC Paulista region initiated an important wave of strikes and de facto started writing a new chapter in Brazil's recent history, characterized by a new relationship between intellectuals and union members, the strength and intensity of which was variable and dependent on the position of these actors in the political field, especially after the return to democracy. This paper analyzes the ways in which two generations of unionists have developed an activist habitus shaped by different repertoires: everyday union activities and codified political expertise, accumulated mostly through political training classes designed and negotiated within an “implicit alliance” between the metal workers and the intellectuals, especially those teaching in the universities.
  • Réinventer la médecine ouvrière ? : Retour sur des mouvements médicaux alternatifs dans la France post-1968 - Pascal Marichalar, Laure Pitti p. 114-131 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    L'objet de cet article est de montrer comment la profession médicale, à l'instar d'autres professions établies, a été traversée par une critique interne, dans le sillage de 1968, et s'est transformée sous l'effet de cette critique. À partir d'une enquête sur archives et par entretiens menée sur des mouvements médicaux alternatifs, syndicats et groupes militants qui se saisissent des enjeux de santé ouvrière à la toute fin des années 1960 et durant les années 1970, l'article montre comment l'entreprise de réinvention du métier de « médecin des ouvriers » qui caractérise ces mouvements passe par la remise en cause des hiérarchies traditionnelles de la profession, par une critique de la spécialisation médicale et par une politisation jugée nécessaire des enjeux sanitaires. En étudiant à la fois les cadres de référence de ces mouvements, d'inspiration sartrienne et foucaldienne, les trajectoires sociales des médecins qui s'y engagent et les situations dans lesquelles ceux-ci interviennent auprès des ouvriers, l'article analyse comment et pourquoi deux segments parmi les plus dévalorisés de la profession médicale sont particulièrement actifs dans ces mouvements : les médecins généralistes et les médecins du travail. In fine, tout en restant relativement marginales, les expériences de politisation des pratiques professionnelles qui ont caractérisé ces mouvements ont durablement marqué l'espace de la médecine sociale, notamment à travers l'apparition de nouvelles organisations syndicales.
    Reinventing working class medicine?
    This article aims to show how, like other established professions, the medical profession was criticized by its members in the wake of 1968 and how it was consequently transformed by this criticism. Based on the study of archives and interviews carried out on alternative medical movements, unions and activist groups that seize upon occupational health issues at the end of the 1960s and 1970s, the article shows how the reinvention of the “occupational doctor's” profession that characterizes these movements, questions the profession's traditional hierarchies through the criticism of medical specialization and the politicization deemed necessary to health issues. By studying the frameworks of these movements inspired by Sartre and Foucault, the social trajectories of engaged practitioners and the situations in which they intervene with workers, the articles analyses how and why, among the most devalued segments of the medical profession, general and occupational practitioners are active in these movements. Ultimately, while remaining relatively marginal, the politicization of professional practices characterizing these movements has left a lasting impact on the sphere of social medicine, especially through the emergence of new unions.
  • Savoirs militants et rapports aux intellectuels dans un syndicat cheminot - Julian Mischi p. 132-151 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Le rapport de certains ouvriers aux savoirs militants et aux intellectuels est appréhendé à travers l'analyse des effets produits par l'insertion dans un collectif militant (un syndicat CGT) et l'observation d'interactions dans une configuration locale (une région rurale et ouvrière). Menée auprès de cheminots travaillant pour la plupart dans un atelier, l'enquête permet de restituer l'élargissement des horizons sociaux d'ouvriers syndicalistes, tant en termes d'activités que de fréquentations. La prise de responsabilité dans le syndicat implique l'accomplissement d'opérations intellectuelles n'allant pas de soi pour des agents d'exécution, et ceux-ci peuvent éprouver des difficultés à répondre au double registre de compétences – rédactionnelles et relationnelles – attendues du militant. Un déplacement de la focale du syndicat (où règne un entre-soi ouvrier) à l'espace militant local (où les syndicalistes fréquentent des catégories plus diplômées) permet d'éclairer les rapports, souvent conflictuels, que les cheminots entretiennent avec ceux qu'ils nomment les « intellectuels ».
    Activist knowledge and relationships with intellectuals in a railroad union
    The paper focuses on the way in which groups of workers consider activist know-how and intellectuals. This relationship is analyzed through the effects generated by the insertion within an activist collective (a local CGT chapter) and the observation of local interactions in a rural working-class region. The survey was conducted mostly among workshop-based railroad workers, and it underscores the enlarged social experience of workers active in the union, in terms of both activities and acquaintances. Responsibilities within a trade union require from workers that they perform intellectual operations that are not necessarily obvious for those confined to execution tasks, and they can experience difficulties in meeting the double repertoire of skills – written and communicational – expected from activists. The shift in focus from the union (where a working class socialization prevails) to the wider space of local activism (in which union members interact with more educated social groups) sheds light on the often conflictual relationships that the railroad workers have with those they call “intellectuals”.
  • De la fabrique d'une génération à la fabrique de la reproduction : La complexité des rapports entre intellectuels et ouvriers militants à l'aune du cas de Georges Valero et de Christian Chevandier - Audrey Mariette p. 152-157 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    L'ouvrage de Christian Chevandier sur le « postier, militant et écrivain » Georges Valero (1937-1990) apporte un double éclairage sur les liens entre ouvriers et intellectuels. À un premier niveau, le matériau construit par l'historien au sujet de la trajectoire de cet employé resté toute sa vie entre deux mondes, documente les modalités d'échange entre les mondes ouvriers et intellectuels à propos de la génération des trentenaires en 1968. À un deuxième niveau, c'est en prenant en compte le parcours de Christian Chevandier lui-même (ancien établi) et sa relation au « biographé », que l'on peut aborder les rapports entre intellectuels engagés et ouvriers militants. Cet ouvrage (re)pose alors la question des logiques de clôture sociale qui mènent à la reproduction.
    “From The Making of a Generation to the Making of Reproduction”Christian Chevandier's book on Georges Valero (1937-1990), “mailman, militant and writer”, sheds light on the relationship between workers and intellectuals. At a first level, the historian develops biographical data about the trajectory of this employee who spend his life caught between two worlds and documents the exchanges between the working class and the world of intellectuals as they were experienced by a generation of people who were in their thirties in 1968. At a second level, it is only by taking into account the trajectory of Christian Chevandier himself (a former shop floor worker) and his relationship to his biographical subject that one can analyze the relationship between activist intellectuals and militant workers. His book can then be seen as raising (again) the question of the logic of social closure that leads to social reproduction.