Contenu du sommaire : Politiques du risque

Les risques collectifs sous le regard des sciences du politique. Nouveaux chantiers, vieilles questions. Cyril Lemieux avec Yannick Barthe [7-28], En France comme d'autres nations occidentales, l'émergence depuis une vingtaine d'années de la notion de «risques» dans le champ de préoccupation des pouvoirs publics, des industriels et des chercheurs correspond à l'impossibilité grandissante de maintenir les «profanes», de plus en plus nombreux à se mobiliser sur ces questions, à l'écart des prises de décision et des schémas d'action publique. Cette crise de la gestion technocratique des choix et des activités technologiques, et les tentatives de réponses institutionnelles qui y sont apportées, constituent pour les sciences sociales du politique l'occasion de revisiter à nouveaux frais trois questions canoniques : celle du fonctionnement de l'État, celle des mécanismes d'accès à l'espace public, celle, enfin, des processus de légitimation et de délégitimation.

Le citoyen secoureur. Secours publics, sauveteurs et secouristes en France au XIXe siècle. Frédéric Caille [39-50]. Ce texte porte sur la position spécifique qu'occupe dans l'espace public le domaine des risques collectifs en France au XIXe siècle. Il envisage plus particulièrement les groupes d'intérêt de «sauveteurs» et de «secouristes» créés de 1850 au tournant du siècle et la manière dont ceux-ci, loin de répondre à des préoccupations strictement sécuritaires, anticipent puis accompagnent la construction de la citoyenneté républicaine. La présentation critique des deux principaux référents légitimant l'existence de ces groupes, le secours mutuel entre sauveteurs médaillés du gouvernement et l'entraînement aux premiers soins, permet de démontrer la permanence de leur objectif véritable : l'exemplarisation sociale d'une figure générique de l'individu dévoué, secourable et courageux, le citoyen secoureur.

La traçabilité comme technique de gouvernement des hommes et des choses. Didier Torny [51-75]. Face à l'émergence de nouvelles menaces sanitaires, les politiques traditionnelles de protection et d'isolement du territoire (quarantaine) se révèlent insuffisantes. Pour répondre à des dangers qui sont intimement liés à la circulation croissante des biens et des personnes, on assiste à la mise en place progressive de la traçabilité comme nouvelle technique de gouvernement. Cet article décrit les contraintes qui s'exercent en pratique sur la mise en place de cette traçabilité à partir des dossiers des maladies à prions («vache folle», maladie de Creutzfeldt-Jakob), de la transfusion sanguine et des organismes génétiquement modifiés (OGM).

La sociologie pragmatique à l'épreuve des risques. Exercice de crise sur le dossier nucléaire. Francis Chateauraynaud [76-108]. À travers huit cas d'alertes à la radioactivité, extraits d'une étude sur l'évolution du dossier nucléaire en France, cet article analyse les aspects pragmatiques et configurationnels de la validation publique de signaux d'alarme. Les processus étudiés rendent visibles les méthodes utilisées par des personnes extérieures aux réseaux institutionnels pour élaborer des prises durables sur des sources de dangers qui, non seulement échappent au contrôle des sens, mais engagent des échelles de temps inhabituelles. En montrant comment les protagonistes mettent en série les épreuves afin de relier les événements marquants du passé aux potentialités du futur, l'auteur propose de faire subir quelques inflexions au programme de la «sociologie pragmatique». La description de dossiers complexes exige en effet de quitter le paradigme confortable de l'«interaction».

Les tireurs d'alarme dans les conflits sur les risques technologiques. Entre intérêts particuliers et crédibilité. Mary Bernstein, James M. Jasper [109-134]. Parallèlement à l'augmentation, ces vingt dernières années, du nombre de controverses relatives aux risques technologiques, on assiste aux États-Unis à une véritable explosion du «tirage d'alarme» dans le domaine de la conception, de la réalisation et du fonctionnement des technologies complexes. Les tireurs d'alarme se définissent généralement comme des salariés qui troublent la logique des échanges commerciaux en révélant au public les pratiques délictueuses ou dangereuses qui ont cours dans les organisations qui les emploient. Ils jouissent le plus souvent d'une forte crédibilité dans la mesure où, par leur action publique, ils compromettent gravement leurs propres intérêts et ceux de leurs employeurs. Dans le même temps, cependant, ils manquent de ressources matérielles pour promouvoir leurs définitions du problème public qu'ils ont soulevé. Résultant en général d'une tension entre éthique professionnelle et contraintes organisationnelles, le tirage d'alarme est une pratique qui permet de déplacer sensiblement la dynamique de certaines controverses et de fournir des munitions particulièrement redoutables à ceux qui critiquent une technologie. Un certain nombre d'exemples tirés de l'industrie nucléaire civile américaine servent ici à le démontrer.

La mobilisation des victimes d'accidents collectifs. Vers la notion de «groupe circonstanciel». Jean-Paul Vilain, Cyril Lemieux [135-160]. Depuis le début des années 1980, il est de plus en plus fréquent en France qu'à la suite d'un accident collectif (incendie d'un bâtiment recevant du public, collision entre deux trains, etc.), les personnes blessées et les parents ou proches de personnes blessées ou décédées se regroupent en collectifs de victimes pour formuler des revendications. L'analyse des modalités de mobilisation de ces groupes est d'autant plus intéressante que le plus souvent, les personnes qui se réunissent ne peuvent pas s'appuyer sur des liens de sociabilité préexistants ni même dans la plupart des cas, sur des affinités sociales très établies. Pour comprendre la spécificité de ces groupes nés des circonstances (ou «groupes circonstanciels»), l'article s'attache à comparer de façon systématique deux mobilisations de victimes ayant fait suite à des accidents collectifs de même nature, mais survenus respectivement en 1947 et en 1991. La comparaison des liens de solidarité, des demandes de réparation et des types d'interprétation qui caractérisent les deux situations permet de mesurer en quoi les évolutions structurelles intervenues depuis la fin de la seconde guerre mondiale dans le droit, l'expertise médicale, les dispositifs d'assurance et d'assistance et les médias rendent aujourd'hui possible ce qui était hier improbable : la constitution, autour d'une souffrance partagée, de «groupes circonstanciels» dotés d'une capacité à influer sur l'activité des sphères politique et juridique.