Contenu du sommaire : Sociologie et religion : théorie versus données empiriques
Revue | L'Année sociologique |
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Numéro | vol. 71, no 2, 2021 |
Titre du numéro | Sociologie et religion : théorie versus données empiriques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Introduction : La sociologie des religions en France - Claude Dargent p. 283-299
- Sécularisation, théories et empirie en Europe - Pierre Bréchon p. 301-336 La sécularisation des sociétés a suscité de très nombreux débats au cours du XXe siècle. Une première période, très marquée par des sociologues cherchant à la combattre et à combattre la déchristianisation, a été suivie d'une prise d'autonomie par rapport au champ religieux : la sociologie de la religion s'est construite autour du paradigme dominant d'une sécularisation comme perte de pouvoir progressif des religions instituées. Mais depuis la fin du XXe siècle, les analyses sont plus nuancées. À l'aide des enquêtes European Values Study et International Social Survey Programme, cet article étudie les différentes facettes du religieux (rapport aux religions instituées, pratiques, sentiment religieux, croyances, dimension conséquentielle) qui n'évoluent pas nécessairement dans le même sens : des recompositions complexes s'opèrent, souvent sur le mode du possible et de l'incertitude même si la sécularisation correspond à un système de valeurs particulier, toujours assez distinct de celui des croyants. Cet article cherche à mieux comprendre le mouvement de sécularisation et les résistances des religions.Secularization has been the subject of much debate during the 20th century. A first period, characterized by sociologists who sought strategies to resist secularization and dechristianization processes, was followed by a breaking away from the religious sphere: the sociology of religion was built around the dominant paradigm of secularization as a progressive loss of power for established religions. Since the end of the 20th century, however, analyzes have been more nuanced. Drawing on the European Values Study and the International Social Survey Programme, the second part of the article analyzes the different facets of religiosity (relationship to established religions, practices, religiosity, beliefs, and consequential dimension), which are not necessarily evolving in the same manner. Between secularity and religious beliefs, complex reconfigurations—often concerning possibility and uncertainty—are taking place, even though secularization corresponds to a particular value system that remains quite different from that of believers. This article seeks to better understand the secularization movement and the religious resistance.
- Is France exceptionally irreligious? A comparative test of the cohort replacement theory - Jörg Stolz, Ferruccio Biolcati, Francesco Molteni p. 337-367 Si les chercheurs ont souvent souligné le fait que la France est peut-être un pays exceptionnellement irréligieux, cette hypothèse n'a pas encore été testée avec des données longitudinales ; et les chercheurs n'ont pas non plus tenté d'expliquer cette prétendue irréligiosité. Le présent article tente de combler cette lacune de la littérature en comparant la France à d'autres pays catholiques d'Europe occidentale. Pour ce faire, nous utilisons l'ensemble de données européennes qui est, à ce jour, le plus complet sur l'appartenance et la fréquentation des églises dans les pays européens (CARPE), ainsi que les données du Programme international d'enquête sociale (ISSP) qui permettent de mesurer les croyances religieuses rétrospectivement, dès les années 1910. La France affiche une religiosité globale significativement plus faible que les autres pays catholiques d'Europe occidentale, bien que cet écart ait diminué au cours des dernières décennies (et ce faible niveau de religiosité ne peut s'expliquer par des effets de période, spécifiques à la France, opérant au cours des quarante dernières années). La sécularisation en France prend plutôt la forme d'un remplacement de cohortes, ce qui a conduit à la reproduction des différences de religiosité entre les pays d'une génération à l'autre. En d'autres termes, si la France est plus irréligieuse c'est qu'elle a pris la voie de la transition séculière plus tôt que les autres pays, ou en partant d'un niveau plus bas.While scholars have often pointed to the fact that France might be an exceptionally irreligious country, this hypothesis has not yet been tested with longitudinal data; and nor have researchers tried to account for this alleged irreligiosity. The present article tries to fill this gap in the literature by comparing France to other Catholic countries in Western Europe. To do so, we use the Church Attendance and Religious change Pooled European (CARPE) dataset, which to date is the most extensive dataset of church affiliation and church attendance in European countries, as well as International Social Survey Program (ISSP) data that allow us to measure religious beliefs and make retrospective estimations as far back as the 1910s. We find that France shows significantly lower aggregate religiosity than other Catholic countries in Western Europe, although this difference has diminished in the last few decades; and this low level of religiosity cannot be explained by France-specific period effects operating in the last 40 years. Rather, secularization in France takes the form of cohort replacement, which has led to differences in religiosity between the countries being reproduced from one generation to the other. In other words, France is so irreligious because it began on the path of secular transition earlier or from a lower level than comparable countries.
- Religion, classe sociale et comportement politique : l'épreuve de l'élection singulière de 2017 - Claude Dargent p. 369-398 Fondé sur des données françaises recueillies dans les années 1960, le livre de G. Michelat et M. Simon Classe, religion et comportement politique établissait l'existence d'une bipolarité à la fois religieuse et politique, les catholiques se situant à droite, les irréligieux à gauche. Soixante ans plus tard, au vu de l'élection présidentielle de 2017, ce constat demeure pertinent. Au premier tour, la religion continue d'être le facteur explicatif le plus important du clivage gauche-droite. Elle devance dans l'ordre le patrimoine, l'âge, le groupe socioprofessionnel, le niveau de diplôme et le genre. La nouveauté majeure est que les musulmans, apparus entretemps, dépassent les sans-religion sur leur gauche. Échappant partiellement au clivage gauche-droite, E. Macron et M. Le Pen pâtissent tous deux au premier tour d'une réticence des catholiques les plus intégrés. Confrontés à ces deux seules candidatures au second, les catholiques préfèrent la candidate du Front national, l'écart avec les musulmans devenant alors considérable. Mais la classe sociale pèse également lourd, les cadres optant massivement pour le futur président – à la différence des classes populaires.Based on French data collected in the 1960s, Guy Michelat and Michel Simon's book Classe, religion et comportement politique demonstrated the existence of both religious and political bipolarity, with Catholics on the right, and people with no religion on the left. Sixty years later, in light of the 2017 presidential election, this observation remains relevant. In the first round, religion continues to be the most important explanatory factor of the left-right divide. In order, it is ahead of heritage, age, socio-professional group, educational level, and gender. The major new development is that the Muslims who have appeared in the meantime have overtaken the non-religious on their left. Partially escaping the left-right divide, E. Macron and M. Le Pen both suffered in the first round from the reluctance of the most integrated Catholics. Faced with only these two candidates in the second round, Catholics showed a preference for the National Front candidate, the gap with Muslims then becoming considerable. Nevertheless, social class also weighs heavily, with executives overwhelmingly opting for the future President – unlike the popular classes.
- Le clivage religieux/séculier dans la France contemporaine : Une critique du paradigme de la polarisation - Philippe Portier p. 399-428 Élaborée par James D. Hunter au début des années 1990, la théorie américaine de la polarisation repose sur le principe d'un clivage profond sur le terrain axiologique et politique entre les citoyens religieux et les citoyens séculiers, en ajoutant que les croyants des différents cultes partagent désormais les mêmes combats. Cette contribution vise à s'interroger sur la possibilité d'appliquer cette théorie à la société française. En appui sur des données quantitatives, elle apporte une réponse nuancée. Sans doute peut-on repérer, notamment pour les enjeux relatifs à la gestion de l'intime, une opposition cardinale entre les systèmes de valeurs des citoyens séculiers et ceux des citoyens religieux. Cette partition ne vaut cependant pas sur toutes les questions, et notamment sur les questions sociales. Faut-il alors substituer à la polarisation le paradigme de l'individualisation ? L'analyse fait prévaloir celui de la communalisation, issu de la sociologie de Max Weber.Developed by James D. Hunter in the early 1990s, the American theory of polarization is based on the premise of a deep axiological and political divide between religious and secular citizens, adding that believers of different faiths now share the same struggles. This paper aims to examine the possibility of applying that theory to French society. Based on quantitative data, it provides a nuanced response. It is undoubtedly possible to identify a cardinal opposition between the value systems of secular citizens and those of religious citizens, particularly on issues relating to the regulation of intimacy. However, this division does not apply to all issues, and particularly not to social issues. Should the paradigm of polarization be replaced by that of individualization? The analysis gives precedence to the communalization paradigm, derived from the sociology of Max Weber.
- Regards critiques sur la notion d'institution en sociologie des religions - Guillaume Silhol, Maria Alessandra Bianchi, Emir Mahieddin p. 429-451 Cet article propose une discussion des usages du concept « d'institution » en sciences sociales des religions à partir de la confrontation de trois enquêtes empiriques sur des terrains et des religiosités différents (pentecôtisme en Suède, bouddhisme en Europe du Sud, catholicisme en Italie). L'institutionnalisation comme processus social continu n'est pas antinomique de formes de désinstitutionnalisation du religieux, si cette notion présentée par Danièle Hervieu-Léger est retravaillée pour décrire des situations de redéploiement des contraintes dans une sociologie de l'agir religieux plutôt que comme paradigme de compréhension de la sécularisation. Des institutionnalisations paradoxales du religieux peuvent être étudiées dans les catégorisations sociopolitiques, des rôles et pratiques redéfinis par des dynamiques externes, ainsi qu'à partir de trajectoires interinstitutionnelles d'acteurs.This article looks at the uses of the notion of “institution” in social sciences of religion, based on a comparison between three empirical studies on different contexts and religiosities (Pentecostalism in Sweden, Buddhism in Southern Europe, and Catholicism in Italy). Institutionalization, understood as a continuous social process, is not antithetical to forms of deinstitutionalization, if this notion theorized by Danièle Hervieu-Léger is reworked to describe situations of redeployment of constraints in the sociology of religious actions, rather than as a paradigm about secularization. We suggest tackling tacit paradoxical institutionalizations such as the sociopolitical categorizations of “religion,” external constraints in religious roles and practices, and interinstitutional individual trajectories.
- La conversion au judaïsme comme relation et comme institution - Sébastien Tank-Storper p. 453-475 Les vingt dernières années ont vu émerger un véritable champ de recherche francophone consacré à l'étude des conversions religieuses. À de rares exceptions près, ces travaux s'inscrivent dans une sociologie de la sécularisation et de l'identification religieuse ou dans une anthropologie du rapport individuel à Dieu validant le postulat d'un processus croissant d'individualisation, de dérégulation et de désinstitutionnalisation des religiosités contemporaines.Les enquêtes empiriques que j'ai menées sur les processus de conversion au judaïsme m'ont conduit à questionner ce type d'approche. La thèse défendue est double : tout d'abord, les parcours de conversion ne peuvent se comprendre en dehors des entrelacs relationnels à travers lesquels les convertis ne cessent de se construire ; ensuite, le processus formel de conversion reste dans le cas du judaïsme largement normé par les institutions religieuses. La conversion apparaît ainsi comme l'un des lieux possibles de définition, d'énonciation et d'actualisation de la doctrine et des normes religieuses dans un contexte de redéfinition de l'institutionnalité religieuse.The last twenty years have seen the emergence of a francophone research area in conversion studies. With few exceptions, these studies are tied to theoretical frameworks of the sociology of secularization and religious identification or the anthropology of the individual relationship with God, which confirm the theoretical postulate of a growing process of individualization, deregulation, and deinstitutionalization of contemporary religiosity.My empirical observations about the process of conversion to Judaism led me to question the effectiveness of such approaches. The point I make here is twofold: first, the personal journey of conversion cannot be understood outside the structural relationships that continue to shape the identity of the convert; secondly, the formal process of conversion to Judaism remains a very normative process in the hand of religious institutions. Conversion thus appears as a possible way to interpret, testify, and update religious norms and doctrines in a context of redefining religious institutionalism.
- L'autorité « charismatique » à l'épreuve du terrain : les formes de l'autorité en contexte pentecôtiste - Yannick Fer p. 477-499 La catégorisation du pentecôtisme comme « charismatique » découle logiquement, d'un point de vue théologique, de sa vive attention aux « dons du Saint-Esprit » (charismata). D'un point de vue sociologique, en revanche, une association trop systématique avec l'idéal-type wébérien de la légitimité charismatique, en particulier dans la définition qu'en donnent couramment les sociologues des religions, entraîne une série de complications pour la compréhension des formes effectives de l'autorité en contexte pentecôtiste. En particulier, elle ne permet pas de rendre compte des transformations des régimes d'autorité liées à l'essor, depuis les années 1990, d'une économie mondiale des « ministères » charismatiques. À partir d'une ethnographie des formes d'autorité mises en œuvre au sein des petits groupes charismatiques sur l'île de Moorea (Polynésie française) et de l'analyse des itinéraires de deux « prophètes », cet article propose de mettre la notion d'autorité charismatique à l'épreuve du terrain.From a theological point of view, the categorization of Pentecostalism as “charismatic” follows logically from its emphasis on the “gifts of the Holy Spirit” (charismata). From a sociological point of view, however, an overly systematic association with the Weberian ideal type of charismatic legitimacy, especially as commonly defined by sociologists of religion, leads to a series of complications when it comes to understanding the actual forms of authority in Pentecostal contexts. In particular, this model of legitimacy fails to take into account the transformations of regimes of authority linked to the rise, since the 1990s, of a global economy of charismatic “ministries.” Based on an ethnography of the types of authority within small charismatic groups on the island of Moorea (French Polynesia) and the analysis of two “prophets”' itineraries, this article proposes to put the notion of charismatic authority to the test of ethnographic fieldwork.