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Titre Le champ scientifique
Auteur Pierre Bourdieu
Mir@bel Revue Actes de la recherche en sciences sociales
Numéro vol. 2, no. 2-3, 1976
Page 88-104
Résumé Le champ scientifique univers apparemment pur et désintéressé de la science est un champ social comme un autre avec ses rapports de forces et ses monopoles ses luttes et ses stratégies, ses intérêts et ses profits. Espace de jeu qui a pour enjeu spécifique la lutte pour le monopole de l'autorité scientifique (prestige, reconnaissance, célébrité, etc.), le champ scientifique doit l'essentiel de ses caractéristiques au fait que les producteurs tendent à n'avoir autres clients possibles que leurs concurrents directs qui sont de ce fait les moins enclins à accorder sans discussion ni examen une valeur scientifique aux produits offerts. La lutte dans laquel le chacun des agents doit s'engager pour imposer la valeur de ses produits a toujours pour enjeu le pouvoir d'imposer la définition de la science la plus conforme à ses intérêts particuliers, la définition del'enjeu de la lutte scientifique faisant partie des enjeux de la lutte scientifique. Et la forme que prend cette lutte pour la légitimité scientifique dépend de la structure de la distribution du capital spécifique de reconnaissance scientifique entre participants à la lutte : l'histoire des sciences tend à montrer que, à mesure que les res sources scientifiques accumulées s'accroissent, la compétition scientifique tend à revêtir la forme d'innombrables petites révolutions permanentes plutôt que celle de grandes révolutions périodiques, la différence entre stratégies de conservation des dominants et stratégies de subversion des nouveaux entrants ("les prétendants") tendant aà s'ffaiblir. On voit que la question fondamentale qui se pose alors à la sociologie scientifique de la science consiste à définir les conditions sociales qui doivent être remplies pour que s'instaure un jeu social où l'idée vraie soit dotée de force parce que ceux qui participent ont intérêt à la vérité au lieu d'avoir, comme en d'autres jeux, la vérité de leurs intérêts. Selon le degré d'autonomie du champ par rapport aux déterminations externes, la part de l'arbitraire social qui se trouve englobée dans le système des présupposés constitutif de la croyance propre au champ considéré peut être plus ou moins grande .Le progrès vers l'autonomie réelle qui est la condition de l'instauration des mécanismes constitutifs d'un champ scientifique auto-réglé et autarcique se heurte, dans le cas des sciences sociales, à des obstacles inconnus ailleurs. 3) Lieux neutres et lieux communs Le conservatisme reconverti est le produit de stratégies de reconversion idéologique que l'avant-garde de la classe dominante tente d'imposer aux autres fractions en instaurant un nouveau mode de production du discours dominant sur le monde social : au petit producteur artisanal s'est substituée une entreprise collective rassemblant dans une confrontation organisée (colloque, commission, comité, etc.) des agents qui occupent -souvent simultanément- des positions éloignées dans le champ de la classe dominante. L'effet d'objectivité que produit le lieu neutre résulte fondamentalement de la structure éclectique du groupe qu'il rassemble. Le discours neutre est le discours qui s'engendre "naturellement" dans la confrontation d'individus appartenant à différentes fractions. On assiste ainsi la multiplication des institutions de ce type chargées d'organiser le travail de la classe dominante sur elle-même qui est nécessaire pour assurer la conversion et la reconversion collectives : développement d'institutions de recherche économique directement subordonnées à la demande bureaucratique ou d'Instituts d'opinion publique ; écoles du pouvoir, comme Sciences po ou l'Ecole nationale d'administration où le discours dominant est soumis la rationalisation que suppose un enseignement rationalisé. Véritables lieux neutres réunissant des diri geants éclairés et des intellectuels "réalistes", les écoles du pouvoir légitiment les catégories de pensée et les méthodes d'action produites par l'avant-garde de classe. Elles transmettent aux futurs dirigeants l'expérience que la classe dominante a accumulée au cours des conflits historiques du passé. On ne peut distinguer dans la production du discours dominant, entre ce qui est production et ce qui est circulation : les propriétés les plus spécifiques du produit, à savoir l'ensemble des présupposés admis sans examen et la croyance collective qui leur est accordée sont produites dans et par la circulation. La structure cachée du champ de production en fait le lieu d'une circulation circulaire qui est propre à produire un effet d'autoconfirmation et d'autorenforcement. Cette fausse circulation engendre la croyance collective en instaurant une sorte de chaîne prophétique dans laquelle chacun prêche des convertis qui prêcheront à leur tour, et sans en avoir l'air, d'autres convertis.
Source : Éditeur (via Persée)
Résumé anglais The scientific field. The seemingly "pure" and "disinterested" universe of science is a social field like any other, with its power relationships and monopolies, its conflicts and strategies, its interests and profits. A kind of game whose particular stakes consist in the monopoly of scientific authority (prestige, recognition, fame and so forth), the scientific field owes its main cha racteristics to the fact that the producers generally have no other possible clients than their direct competitors. For this reason, the latter are the least inclined to accord scientific value to the products offered without first subjecting them to examination. What is always at stake in scientific conflicts, in which each of the actors must engage in order to have the value of his products accepted, is the power of imposing the definition of science best conforming to his own individual interests ; for the definition of what is at stake is itself part and parcel of the stakes in such a conflict. And the form taken by this struggle over scientific legitimacy depends on the structure of the distribution of the specific capital of scientific recognition among the participants. The history of science shows that as the accumulated scientific ressources grow scientific competition tends to assume the form of constant series of minor revolutions rather than that of intermittent great revolutions, and that along with this change the difference between the conservative strategies of the dominant members of the field and the subversive strategies of those first entering it ("the challengers") seems to diminish. Accordingly, the fundamental question which arises for scientific sociology of science is that of defining the social conditions that must be fulfilled for social game to be established in which true ideas possess great force because the participants have an interest in the truth rather than as in other games in the preservation of their interests. Science has no other foundation that the collective belief in its foundations, a belief which is both the result and the presupposition of the very functioning of the scientific field. But depending on the degree of autonomy of the scientific field under consideration with respect to external determinative factors, the proportion of social arbitrariness incorporated in the particular system of presuppositions generating belief can vary widely. In the case of the social sciences progress towards the real autonomy which is the condition of self-regulating and self- sufficient scientific field comes up against obstacles unknown elsewhere.
Source : Éditeur (via Persée)
Article en ligne http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1976_num_2_2_3454