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Titre La position de l'intelligentsia dans la structure de classe des sociétés socialistes d'État
Auteur Ivan Szelenyi
Mir@bel Revue Actes de la recherche en sciences sociales
Numéro vol. 22, no. 1, 1978
Page 61-74
Résumé La position de l'intelligentsia dans la structure de classe des sociétés socialistes d'Etat. L'auteur qui se propose de décrire la structure de classe des sociétés socialistes d'Etat en Europe de l'Est fait l'hypothèse que les mécanismes de redistribution jouent dans ces sociétés le même rôle que la propriété privée des moyens de production dans les sociétés capitalistes, assurer le prélèvement de la plus-value et l'expropriation des producteurs ; ceux qui ont intérêt à accroître le pouvoir de redistribution pourraient constituer une nouvelle classe dominante, en voie de formation, plus large que l'élite politique, la bureaucratie ou la technobureaucratie, qui intégrerait potentiellement l'ensemble de l'intelligentsia. A la différence du bureaucrate, tel que le décrit Max Weber, l'intellectuel des sociétés socialistes d'Etat prétend détenir le monopole du savoir téleologique nécessaire pour assurer une distribution des excédents rationnelle, socialement juste et économiquement efficace, et c'est à ce titre qu'il revendique le pouvoir. Les sociétés socialistes et la montée de la nouvelle classe dominante ne sont pas le produit de l'idéal marxiste ; au contraire, tout se passe comme si les intellectuels avaient utilisé à leur profit cet idéal pour s'emparer du pouvoir de classe. Ce n'est pas un hasard si la nouvelle organisation sociale est apparue dans des sociétés où il existait une intelligentsia (l'origine russe du terme est elle-même significative), où les intellectuels n'avaient pas été transformés, comme dans les pays anglo-saxons, en professionals relégués dans un rôle d'experts, et où dominait le modèle de l'intellectuel comme critique social. La distinction entre l'intelligentsia comme classe et l'élite politique permet de comprendre à la fois les luttes qui ont opposé, notamment durant la période stalinienne, la classe au sens large et l'élite restreinte qui prétend monopoliser le pouvoir politique, c'est-à-dire le pouvoir d'agir au nom de la classe, et l'antagonisme économique majeur, fondement de l'opposition entre les classes, qui ne passe pas entre les «bureaucrates» du Parti et les «intellectuels libéraux» ou les «dissidents», mais bien entre l'intelligentsia et la classe ouvrière. Si la conscience de classe est à un niveau très bas dans l'Europe de l'Est contemporaine et si les ouvriers ne sont pas seulement dépossédés du produit de leur travail mais de leur identité de classe, c'est sans doute parce que l'intelligentsia, en tant que classe dominante, tend à perdre sa capacité de fournir les intellectuels organiques de la classe dominée et à produire seulement des idéologues qui iront dans le sens de ses intérêts de classe fondamentaux, le plus important d'entre eux étant l'idéologie de l'absence de classe.
Source : Éditeur (via Persée)
Résumé anglais The position of the intelligentsia in the class structure of state socialist societies. The author, in describing the class structure of the state socialist societies of East Europe, puts forward the hypothesis that the mechanisms of redistribution play the same role in these societies as private ownership of the means of production does in capitalist societies - namely, to ensure the setting aside of surplus value and the expropriation of the producers. Those who have an interest in increasing the importance of such mechanisms may soon corne to constitute a new dominant class - larger than the political elite, the bureaucracy, or the techno-bureaucracy - which could potentially integrate all elements of the intelligentsia. Unlike the bureaucrat as he is described by Max Weber, the intellectual in state socialist societies contends that he has a monopoly on the teleological knowledge necessary to assure a rational, socially just, and economically efficient distribution of his society's surplus. It is on this basis that he claims power for himself. The socialist societies and the rise of the new dominant class are not the products of Marxist ideals ; on the contrary, it almost seems as if the intellectuals have profited from these ideals in order to seize power for their class. It is no accident that the new social organization has appeared in societies in which there already existed an intelligentsia (the Russian origin of the term is in itself significant) and in which the intellectuals had not been transformed, as in the Anglo-saxon countries, into professional relegated to the role of experts, but were considered, instead, to be social critics. The distinction between the intelligentsia as a class and the political elite makes it possible to understand the struggles which have opposed, notably during the Stalinist period, the class in the broad sense and the restricted elite which claims to monopolize political power, that is to say, the power to act in the name of the class. It enables us to understand, as well, the major economic antagonism, the basis of friction between the classes ; for this antagonism is not between Party «bureaucrats» and «liberal intellectuals» or «dissidents», but between the intelligentsia as a whole and the working-class. Class consciousness is at a very low level in present-day East Europe, and the workers are dispossessed not only of their work but even of their class identity. This is undoubtedly because the intelligentsia, as dominant class, tends to lose its capacity for creating intellectuals who remain an organic part of the dominated class and to produce only ideologists who will act to further their basic class interests, the most important of which is the ideology of the absence of class.
Source : Éditeur (via Persée)
Article en ligne http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1978_num_22_1_2600