Contenu de l'article

Titre Les « tribulations » du juge Zhiyā : Histoire et mémoire du clientélisme politique à Boukhara (1868-1929)
Auteur Stéphane A. Dudoignon
Mir@bel Revue Annales. Histoire, Sciences Sociales
Numéro vol. 59, no 5, octobre 2004 Numéro spécial : Asie centrale
Rubrique / Thématique
Le miroir des expériences. Juges, guerriers, marchands
Page 1095-1135
Résumé L'étude comparative de trois récits de mémoires sur les luttes de factions dans le corps des oulémas de Boukhara pendant la période coloniale nous permet de restituer le rôle des systèmes de protection personnelle dans la transmission, au début des années 1920, de la mémoire du passé pré-soviétique de la Transoxiane. La vigueur des genres didactiques de la littérature persane d'Asie Centrale, caractérisée par l'essor de la biographie et de l'autobiographie normatives après 1917, impose à ces récits une logique narrative particulière, empruntée aux genres classiques de la maqāmā et de la tazkira. Dans le même temps, ces sources révèlent l'importance du contenu politique des systèmes de protection (hgimāya) et d'affinités masculines ( asgabiyya-s) qui saturent la littérature historiographique en pays d'islam. Elles montrent en particulier le rôle déterminant joué par les émirs Manghit dans la définition des luttes de factions propres au corps des oulémas dans le contexte de la domination russe. En décalage avec les exigences d'un métatexte pénétré de la référence à la geste du Prophète Muhammad et à sa lutte contre les païens de La Mecque, les factions urbaines qui se développent dans le monde des madrasa-s de Boukhara entre les années 1860 et 1920 apparaissent comme autant d'entités fluctuantes, aux relations mutuelles étroites et complexes. Ceci nous emmène loin de l'imagerie véhiculée par la littérature coloniale sur des « luttes de clans » transhistoriques, aux contours immuables, et place le fait politique au centre des sociabilités savantes de Transoxiane, pendant la période formatrice qui a précédé la prise du pouvoir par les soviets. Les chercheurs qui étudient sous différents aspects la renaissance de l'islam dans l'Asie centrale post-soviétique sont loin de s'entendre sur son évolution. Certains en perçoivent bien la valeur d'enjeu politique; d'autres, plus nombreux, voient une menace directe dans « l'extrémisme islamique » et le « fondamentalisme intolérant »; l'attitude négative envers l'islam en général qui en résulte est volontiers adoptée par les journalistes et les hommes politiques, surtout ceux qui dès l'époque soviétique étaient accoutumés à l'islamophobie. L'aspiration des peuples de l'ex-URSS à opérer un retour aux sources culturelles et religieuses de leur civilisation, sévèrement réprimé, et déjà interrompu par les bolcheviks, inspire une grande peur, d'autant que cette nouvelle renaissance se produit dans un milieu ethnique, politique et mental qui n'est plus « traditionnel ». La collecte récente d'archives originales (discours, contacts personnels avec les militants religieux) permet de se faire une idée plus complète des débuts du processus de ré-islamisation en Ouzbékistan et dans quelques pays voisins, de suivre l'évolution des points de vue théologiques et politiques des principaux leaders religieux, de scruter la réaction intellectuelle des théologiens à l'affaiblissement des normes et des règlements religieux dans la communauté ou aux nouvelles formes d'opposition religieuse, en comparant le processus aux conditions de l'islam avant et après la Perestroïka, de considérer les opinions des théologiens « réformateurs » et leur aspiration à conférer un statut politique à l'islam. On examinera ici les bases dogmatiques de leurs prétentions politiques et la dissidence qui en est résultée avec les traditionalistes, qui préféraient s'en tenir à des positions conformistes et collaborer avec l'État.
Source : Éditeur (via Cairn.info)
Article en ligne http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ANNA_595_1095