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Titre Faut-il craindre le syndicalisme judiciaire ?
Mir@bel Revue Les cahiers de la justice
Numéro no 2016/3 Faut-il craindre le syndicalisme judiciaire ?
Rubrique / Thématique
Dossier. Faut-il craindre le syndicalisme judiciaire ?
Page 405-406
Résumé On résume à tort la naissance du syndicalisme judiciaire à la naissance du syndicat de la magistrature en mai 68. En réalité, cette naissance s'enracine dans notre histoire républicaine. Très tôt, le syndicalisme fut le moyen de donner corps à la société afin de la rendre gouvernable. C'est ainsi que le délit de coalition fut supprimé (1864) et que la IIIe République affirma le principe de la liberté syndicale. Il ne pouvait plus être question de laisser face à face l'État et les individus comme le voulait la culture politique issue de 1789. La crainte des foules et des grèves avec leur inévitable cortège de violences rendait indispensable d'organiser la vie collective. Il fallait redonner aux corps intermédiaires toute leur place afin de favoriser une représentation pacifiée de la société. C'est ainsi que le syndicalisme fut institué comme un contre-pouvoir représentatif face au pouvoir de l'employeur. Il a eu dès lors, selon P. Rosanvallon (La question syndicale, Pluriel, 1998), trois fonctions : représenter la société, ses groupes sociaux et ses métiers ; contribuer à la régulation sociale en participant aux organismes liés à son activité ; organiser la solidarité au sein du groupe représenté. C'est ainsi qu'au sortir de la Seconde guerre mondiale, le syndicalisme judicaire va structurer une profession réduite jusque-là à une administration hiérarchisée et sans représentation.Dans cette période fondatrice, la fonction régulatrice va jouer pleinement. Ce n'est pas un hasard, comme le montre JP Royer, si le premier syndicat de magistrats (Union fédérale des magistrats) est créé en même temps que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), autorité gouvernante de la profession dont il a organisé les élections. La profession s'organise pour la première fois hors de la sphère du pouvoir exécutif. Il en est de même, plus nettement encore, comme le montre les contributions de ce dossier des Cahiers, dans tous les pays où un tel Conseil supérieur existe. En Italie, la volonté de rupture avec le fascisme s'est poursuivie par la construction d'un modèle professionnel dont le CSM fut le lieu naturel (D. Piana). En Espagne, après une phase de clandestinité sous le régime de Franco, les magistrats se sont organisés pour obtenir, avec la constitution de 1978, un modèle de Conseil supérieur formé exclusivement de juges élus (L. Verzelloni).La représentation du corps judiciaire s'est beaucoup diversifiée avec les fonctions spécialisées. Il n'y a plus d'identité collective homogène de la magistrature mais une pluralité de métiers enchâssés dans un corps unique. De là nait un univers « parasyndical » où se développent les associations ou coordinations aptes à représenter la réalité des activités exercées. Ainsi sont apparues les instances de représentation des chefs de juridiction (conférences des Premiers présidents, par exemple) mais aussi des jeunes magistrats comme l'association des jeunes magistrats (AJM) soucieuses de faire connaître les questions identitaires qu'ils se posent (V. Lepeu et P. Huber) et de nombreuses associations spécialisées selon leur domaine d'activité (associations de magistrats de la jeunesse, des juges de l'application des peines, des juges d'instances...) qui sont, avec les syndicats, les interlocuteurs permanents du parlement et de la chancellerie. Pluralisme que l'on retrouve en Italie (les « correnti ») et en Allemagne, une fois difficilement purgé l'héritage du nazisme, sous la forme d'une « culture de participation » à l'élaboration des projets de loi tant au niveau fédéral que dans les Länder (H.E. Böttcher).Cette segmentation affecte directement la solidarité, troisième fonction du syndicalisme. Il s'agit d'une solidarité de corps liée, dès l'origine, par une formation commune au parquet et au siège via l'École nationale de la magistrature. La défense des intérêts de la profession reste centrale (V. Duval) surtout pour s'opposer à la gestion entrepreneuriale imposée d'en haut. C'est ainsi que l'Union syndicale des magistrats (USM) pèse sur les lois en discussion, résiste aux formes brutales de management et recense les cas de souffrance au travail. Mais la solidarité est plus vaste comme en témoigne la diffusion d'une « culture de résistance critique » dans les pays où l'indépendance de la justice est menacée - jadis en Grèce et récemment en Serbie - grâce au MEDEL, organisation liée au syndicat de la magistrature (SM) (E. Alt).Ce contre-pouvoir syndical bien qu'institué a toujours été dénoncé pour son rôle perturbateur et contestataire. Sa légitimité sociale a été pensée dès l'origine comme rivale de la légitimité politique. Le syndicalisme a grandi dans cette culture critique de la démocratie électorale. Le syndicalisme judicaire aussi d'autant qu'il dut se faire une place dans un État qui ne l'attendait guère. L'avancée récente des juges sur la scène de la démocratie ne pouvait pas ne pas accroître cette tension d'autant qu'elle coïncide avec l'érosion de l'éthique politique incarnant une légitimité concurrente de la sienne.Tension accrue, voire exacerbée, dans nos sociétés où les médias désignent eux-mêmes les acteurs du débat politique. Tout se passe comme si à côté de la scène institutionnelle s'ajoutait une représentation immédiate où le juge s'oppose souvent aux élus. C'est ainsi qu'en Belgique, l'association syndicale n'hésite pas à dénoncer dans ses prises de parole une « mise à sac du pouvoir judiciaire par le monde politique » (M. Cadelli). Comme l'écrit Jean de Maillard, « le syndicalisme judicaire est victime expiatoire d'une défiance ancestrale envers la magistrature réactivée par la crise du politique ». Il est inévitable que le juge se heurte partout en Europe où il est sur le devant de la scène, au reproche de politisation dès lors qu'il s'autorise à lier l'exécutif à des normes dont il s'estime le garant. C'est pourtant, comme le montre ce dossier, en occupant cette place qu'il écrira une page nouvelle de la démocratie.
Source : Éditeur (via Cairn.info)
Article en ligne http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=CDLJ_1603_0405