Contenu de l'article

Titre D'une rive à l'autre de la Méditerranée : mobilités, recompositions et adaptations des groupes juifs aux XIVe et XVe siècles
Auteur Jennifer Vanz
Mir@bel Revue L'année du Maghreb
Numéro no 27, 2022 Dossier : Minorisations. Revisiter les conditions minoritaires
Rubrique / Thématique
Dossier : Minorisations. Revisiter les conditions minoritaires
Page 23-39
Résumé Les massacres anti-juifs qui se déroulent dans la péninsule Ibérique durant l'été 1391 conduisent de nombreux juifs sur les routes de l'exil en direction du Maghreb. Si dès le début du xxe siècle, les historiens se sont intéressés à ces mobilités contraintes et à leurs conséquences sur l'organisation des communautés juives au Maghreb, les apports récents de l'historiographie sur les limites des approches en termes de « culture » et sur la nécessité d'interroger les usages historiens des notions de « communauté » et de « minorité », invitent à reprendre le dossier. Ainsi l'hypothèse sur laquelle s'appuie notre article consiste d'une part, à considérer que les groupes juifs de la Couronne d'Aragon et ceux du Maghreb appartiennent, malgré les contacts réguliers et leur position de minorés, à deux mondes sociaux distincts ; et d'autre part, de penser la place des groupes supposés minoritaires comme un processus de catégorisation résultat d'une co-construction entre divers acteurs. L'objectif de cet article est alors de comprendre comment les juifs exilés de la péninsule Ibérique négocient leur arrivée dans un nouveau monde social, celui du Maghreb et comment ces mobilités contraintes redessinent les contours des groupes juifs au gré d'enjeux politiques, économiques et sociaux plus que religieux. À travers une analyse comparée de recueils juridiques arabes et de responsa rabbiniques, cette étude s'intéresse d'abord à la façon dont ces mobilités s'accompagnent de la création de catégories nouvelles désignant les différents groupes sociaux. Dans un contexte de tensions autour d'enjeux économiques et fiscaux, deux manières de signifier l'altérité apparaissent alors. Tout d'abord, les juifs exilés de la péninsule Ibérique et leurs descendants se distinguent par le port d'un vêtement particulier, la cape ronde, qui n'est pas une contrainte imposée à leur encontre par le pouvoir islamique à leur arrivée et semble plutôt relever de leur propre volonté d'afficher leur altérité face à leurs coreligionnaires du Maghreb qui, dans la pratique, ne se distinguent pas des musulmans par leur costume. La dimension religieuse n'est donc pas ici la raison fondamentale de la différence vestimentaire entretenue par les juifs exilés et leurs descendants qui semblent procéder à une sorte d'inversion du stigmate en arborant un costume dont le coût signifie, d'abord et avant tout, leur statut social et économique. Par ailleurs, les sources mobilisent des catégories en lien avec des territoires pour désigner différents groupes (juifs autochtones, toshavim d'un côté, juifs exilés, originaires des pays chrétiens, megorashim de l'autre). À travers la construction de ces catégories, c'est la question du rapport au pouvoir sultanien qui se joue et la négociation, par les juifs exilés, de leur position dans le monde social maghrébin. Parce que nombre d'entre eux appartiennent à l'élite intellectuelle et commerciale, ils disposent de ressources pour négocier leur position auprès des sultans qui leur accordent des privilèges fiscaux et les distinguent de leurs coreligionnaires. La seconde partie de l'article interroge la manière dont ce processus de catégorisation consécutif à l'arrivée des exilés de la péninsule Ibérique se traduit dans des dynamiques urbaines. Là où les responsa offrent l'image d'une structuration croissante de l'habitat en quartiers confessionnels, les fatwā-s témoignent de la mixité de l'habitat. L'hypothèse ici envisagée est que le fait de se regrouper dans un quartier serait le fruit de l'expérience minoritaire vécue par les juifs exilés dans leur monde social d'origine, la Couronne d'Aragon où, à partir de la fin du xiiie siècle, le développement de quartiers juifs accompagne l'institutionnalisation et la communautarisation des juifs. Ainsi, alors que la présence dispersée (en raison d'un habitat mixte) et peu visible (en raison de l'absence du port systématique d'un vêtement distinctif) des juifs autochtones était la norme et reste une réalité au xve siècle, l'arrivée des juifs de la Couronne d'Aragon s'accompagne d'un développement des quartiers juifs et d'un renforcement des structures communautaires visant à l'unification des différents groupes. En retour, la plus grande visibilité des juifs « porteurs de capuche » dans l'espace public pourrait expliquer le regain d'intérêt manifesté par les juristes mālikites pour les questions relatives aux non musulmans. Le développement des « quartiers juifs » apparaît alors comme une traduction spatiale de ces processus de catégorisations qui, au-delà du religieux, témoignent des enjeux politiques et économiques qui président aux dynamiques urbaines.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Résumé anglais The anti-Jewish massacres that took place in the Iberian Peninsula during the summer of 1391 led many Jews to take the road into exile in North Africa. Although historians have been interested in these forced mobilities and their consequences for the organisation of Jewish communities in the Maghreb since the beginning of the 20th century, recent contributions from historiography on the limits of approaches in terms of “culture”, and on the need to question the historical uses of notions of “community” and “minority”, invite us to examine the issue again. Thus, the hypothesis on which our article is based stems from two considerations. On the one hand, the Jewish groups of the Crown of Aragon and those of the Maghreb belong, despite their regular contacts and minority positions, to two distinct social worlds, that of the Crown of Aragon and that of the Maghreb. On the other hand, the place of supposed minority groups arises from a process of categorisation involving co-construction between various actors. The aim of this article is to understand how exiled Jews from the Iberian Peninsula negotiated their arrival in a new social world, that of the Maghreb, and how these forced mobilities redrew the contours of Jewish groups according to political, economic and social rather than religious issues. Through a comparative analysis of Arabic legal collections and rabbinical responsa, this study focuses on the way in which these mobilities were accompanied by the creation of new categories to designate the different groups. Two ways of signifying otherness appear. On the one hand, the Jews exiled from the Iberian Peninsula and their descendants were distinguished by the wearing of a particular garment, the “round cape”. This was not a constraint imposed on them by the Islamic power on their arrival, and seems rather to have been the result of a desire to display their otherness in relation to their co-religionists from the Maghreb, who, in practice, did not distinguish themselves from Muslims by their costume. The religious dimension is therefore not the fundamental reason for the difference in dress maintained by the exiled Jews and their descendants, who seemed to invert the stigma by wearing a costume whose cost proclaimed, first and foremost, their social and economic status. On the other hand, the sources designate different groups through the use of categories linked to territory. The construction of these categories makes plain the question of the relationship to sultanic power and the negotiation by the exiled Jews of their position in the Maghrebi social world. Because many of them belonged to the intellectual and commercial elite, they had the resources to negotiate their position with the sultans, who granted them tax privileges and distinguished them from their co-religionists. The second part of the article examines how this process of categorisation following the arrival of exiles from the Iberian Peninsula was translated into urban dynamics. Where the responsa offer the image of a growing structuring of the habitat into denominational neighbourhoods, the fatwas testify to the mixed nature of the habitat. The hypothesis envisaged here is that the fact of grouping together in a neighbourhood reflected the minority experience lived by exiled Jews in their original social world, the Crown of Aragon, where, from the end of the 13th century, the development of Jewish neighbourhoods accompanied the institutionalisation and communitarisation of Jews. Thus, while the dispersed (due to mixed housing) and low-key (due to the absence of distinctive garments) presence of autochthonous Jews was the norm and remained a reality into the 15th century, the arrival of the Jews from the Crown of Aragon was accompanied by the development of Jewish neighbourhoods and the strengthening of community structures aimed at unifying the different groups. In turn, the greater visibility of “hooded” Jews in the public space could explain the renewed interest shown by Mālikite jurists in issues relating to non-Muslims. The development of “Jewish neighbourhoods” then appears as a spatial translation of these categorisation processes, which, beyond the religious, testify to the political and economic issues that preside over urban dynamics.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Article en ligne http://journals.openedition.org/anneemaghreb/10572