Titre | S'approprier, c'est résister. Appropriations spatiales et mobilisation infra-politique des femmes en immobilité résidentielle et sociale dans les bidonvilles de Salé (Maroc) | |
---|---|---|
Auteur | Myriame Ali-Oualla | |
Revue | L'année du Maghreb | |
Numéro | no 27, 2022 Dossier : Minorisations. Revisiter les conditions minoritaires | |
Rubrique / Thématique | Dossier : Minorisations. Revisiter les conditions minoritaires |
|
Page | 57-94 | |
Résumé |
Apparus dès les premières décennies du siècle dernier, les bidonvilles marocains regroupent des populations venues de la campagne et de l'arrière-pays pour répondre au besoin ascendant en main d'œuvre dans les villes impériales, qui canalisent à ce moment-là l'essentiel des moyens de développement économique. Une réglementation urbaine encore lâche a permis l'installation sporadique de petits groupes en provenance de mêmes campagnes, souvent de mêmes villages, créant des communautés qui partagent référentiel culturel, mode d'habiter, parcours migratoire et mémoire collective spatialisée ; des attributs nécessaires à la création d'un nouvel ancrage identitaire. Grâce aux ambitions en évolution des nouveaux arrivants, le bidonville est devenu un tremplin vers la citadinité, et l'une des alternatives d'habitat les plus viables, permettant un accès facilité et peu onéreux aux commodités urbaines. Cependant, ce qui est perçu comme un sas, devant permettre à terme une ascension socio-économique et une installation légitime dans la ville, se transforme en lieu d'inertie, nourrissant des assignations identitaires totalisantes et disqualifiantes. La longue absence de réactivité, puis l'incapacité des autorités à fournir des alternatives adaptées d'habitat, maintiennent les foyers dans l'attente. L'immobilité socio-économique se voit doublée d'une immobilité de parcours résidentiel, renforçant le stigmate lié au lieu de résidence, et triplée d'une immobilité genrée pour les femmes du bidonville évoluant dans un contexte conditionnant considérablement l'assignation des rôles domestiques. « Minorité dans la minorité », elles font l'expérience d'une inertie qui se traduit par des territorialités captives, et par une appropriation domestique intense et active qui fait du domaine de l'intime un monde résolument féminin. Ce statu quo est mis au défi par les résidentes et les résidents du bidonville, qui utilisent l'appropriation spatiale collective et la stratégie du « non-mouvement » comme moyen de résistance au relogement dans les quartiers périphériques, dans des appartements souvent inadaptés aux usages et à la taille des ménages. La mobilisation infra-politique par la consolidation matérielle du lieu de vie et par le refus de le quitter, permettent dans certains cas l'obtention d'un « recasement in situ », à savoir l'attribution officielle par l'État de parcelles à construire sur le terrain du bidonville, à des prix subventionnés. Optimale aux yeux des habitantes et habitants du bidonville, mais coûteuse aux yeux des autorités, cette option leur permet d'accomplir un saut considérable dans l'échelle sociale sans perdre leurs repères urbains, ni s'éloigner du bassin d'emploi informel qui représente pour beaucoup la principale source de revenu. Cependant, rares sont les femmes qui parviennent au résultat souhaité. Sans compter que, pour celles qui y parviennent, devenir propriétaire ne change pas nécessairement l'immobilité qui caractérise leur quotidien. L'accession à la propriété ne leur ouvre pas ou que peu d'opportunités économiques, et n'affaiblit pas la domination systémique de genre et de classe qui conditionne leur inertie. Utiliser une entrée spatiale pour étudier les formes de résistance d'un groupe minoré met certes en avant la force de l'appropriation spatiale et l'importance de la quotidienneté dans la lutte pour de meilleures conditions d'habiter, mais aussi le grand déséquilibre des pouvoirs entre dominant.es et dominé.es qui font des histoires à « succès » une exception. Dans cet article, basé sur un travail empirique mené entre 2017 et 2019 dans la ville de Salé (Maroc), je reviens sur les multiples dimensions d'immobilité qui marquent le quotidien des femmes qui habitent le bidonville, en retranscrivant ces récits sous forme de cartographies de lieux référentiels et de lieux du quotidien. Puis, à travers les données recueillies lors des entretiens semi-directifs et des observations et relevés sur site, je mets en avant les stratégies d'appropriations mobilisées pour pallier cette condition d'inertie et devenir un moyen de pression, afin d'obtenir une solution de logement adaptée. L'étude des formes de résistances infra-politiques des femmes dans trois bidonvilles du quartier Sidi Moussa (Salé), et les débouchées variées qui résultent de stratégies similaires, poussent non seulement à explorer le potentiel émancipateur de ces luttes, mais aussi à décortiquer davantage le déséquilibre des forces entre le système établi et les groupes dominés. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
|
Résumé anglais |
Morocco's shantytowns appeared in the first decades of the last century, bringing together people who had come from the countryside and the hinterland to meet the growing demand for labour in the imperial cities, which at that time represented the chief means of economic development. A relatively loose regime of urban regulation allowed sporadic settlement by small groups from the same districts, often from the same villages, creating communities that shared cultural references, ways of living, migratory routes and spatialised collective memory – attributes necessary for anchoring a new identity. Thanks to the evolving ambitions of the new arrivals, the shantytown has become a stepping stone to urban living, and one of the most viable housing alternatives, permitting easy and cheap access to urban amenities. However, what is perceived as a springboard for eventual socio-economic ascent and legitimate settlement in the city is transformed into a place of inertia, feeding totalising and disqualifying identity assignments. Households are kept waiting by a lack of responsiveness on the part of the authorities, and by their inability to provide suitable housing alternatives. Socio-economic immobility is coupled to residential immobility, reinforcing the stigma attached to the place of residence. For the women of the shantytown, who live in a context that greatly conditions the assignment of domestic roles, this stigma is exacerbated by gendered immobility. As a “minority within a minority”, they experience an inertia that translates into captive territorialities, and an intense and active domestic appropriation that makes the domain of intimacy a resolutely feminine world. This status quo is challenged by the residents of the shantytown, who use collective spatial appropriation and the strategy of “non-movement” as a means of resisting being rehoused in outlying areas, in flats that are often unsuitable for the needs and sizes of their households. Sub-political mobilisation through the material consolidation of living space, and the refusal to leave it, sometimes makes it possible to obtain “in situ resettlement”, i.e. the official allocation by the state of plots of land to be built on the shantytown site, at subsidised cost. This option, which is optimal in the eyes of the slum dwellers but costly in the eyes of the authorities, allows residents to make a considerable leap up the social ladder without losing their urban bearings or moving away from the informal labour market, which for many is their main source of income. However, few women achieve the desired result. And for those who do, owning a home does not necessarily change the immobility that characterises their daily lives. Home ownership offers little or no economic opportunity and does not weaken the systemic gender and class domination that conditions their inertia. Using a spatial entry point to study the forms of resistance of a minority group certainly highlights the strength of spatial appropriation and the importance of everyday life in the struggle for better living conditions, as well as the great imbalance of power between dominant and dominated that makes “success” stories an exception. In this article, based on empirical work carried out between 2017 and 2019 in the city of Salé (Morocco), I return to the multiple dimensions of immobility that mark the daily lives of the women who inhabit the shantytown, by transcribing these narratives in the form of cartographies of referential and everyday places. Through the use of data collected during semi-structured interviews and on-site observations and surveys, I highlight the appropriation strategies mobilised to overcome this condition of inertia and to exert pressure for a suitable housing solution. The study of women's sub-political forms of resistance in three shantytowns in the Sidi Moussa district (Salé), and the varied outlets that result from similar strategies, pushes us not only to explore the emancipatory potential of these struggles but also to further unravel the imbalance of power between the established system and the dominated groups. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
|
Article en ligne | http://journals.openedition.org/anneemaghreb/10680 |