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Titre Les Jeunes Tunisiens, une contre-expérience de la minoration ? Politisation des langues dans la presse francophone en Tunisie coloniale (1907-1912)
Auteur Sarra Zaïed
Mir@bel Revue L'année du Maghreb
Numéro no 27, 2022 Dossier : Minorisations. Revisiter les conditions minoritaires
Rubrique / Thématique
Dossier : Minorisations. Revisiter les conditions minoritaires
Page 95-104
Résumé Les Jeunes Tunisiens ont posé les jalons d'une mobilisation dans le paysage politique tunisien au début du XXe siècle, marqué par un tournant colonial. Élite bilingue, maîtrisant l'arabe et le français, ils se définissent comme les intermédiaires naturels, porte-paroles des Tunisiens en situation coloniale. Ils sont néanmoins mis en difficulté par leurs contemporains français. Ce travail interroge l'atout essentiel qu'a été le bilinguisme pour sortir d'une situation de minoration et s'inscrit dans ce que l'historien Hassine Raouf Hamza a nommé une « histoire post-nationale », en montrant la richesse de la vie politique tunisienne sans la limiter à un seul « mouvement national », en appréhendant autrement les mobilisations des Jeunes Tunisiens. Le présent article interroge donc cette élite bilingue au prisme de ses discours face aux prépondérants, dépassant par là-même l'étude de cette élite sous l'unique prisme de leur action nationaliste. Ce bilinguisme et ses enjeux sont ici saisis à travers la presse. La presse en Tunisie coloniale se développe au début du XXe siècle et les périodiques, rédigés en arabe ou en français, constituent une partie essentielle de la vie politique. Progressivement, ces périodiques affichant des positions politiques transforment la presse en « presse de combat » (Julien, 1967). À travers l'étude de deux périodiques francophones, aux visées opposées, j'entends étudier la manière dont le langage de la presse se transforme au contact d'autres périodiques. La dimension dialogale (Bakthine, 1978) des discours émis dans Le Tunisien, organe des Jeunes Tunisiens, et Le Colon français, organe des «  prépondérants » (lobby colonial français) rend compte de la richesse des échanges et des débats en Tunisie au début du siècle. Ces discours interviennent à un moment charnière de l'histoire de la Tunisie coloniale. Ils sont émis alors que des débats ont encore lieu, en métropole notamment, sur les conditions et les termes de la colonisation. Ainsi, chaque parti tente de minorer l'adversaire politique, livrant des échanges riches et antagonistes. En outre, les Jeunes Tunisiens tentent de sortir d'un statut de minoration acquis lors de la mise en place du protectorat. Ils essaient de réactiver une place symbolique dans leurs discours dans la presse. Dans cette perspective, ils mettent en place des stratégies afin de sortir de la minoration. J'éclairerai ainsi une stratégie encore non explorée par l'historiographie du nationalisme tunisien, celle de la politisation des langues, en particulier du bilinguisme. Les Jeunes Tunisiens, face aux diatribes lancées par le périodique Le Colon français, se positionnent comme figure d'autorité en Tunisie coloniale en faisant de la connaissance du français et de l'arabe comme condition sine qua none à la participation dans la vie politique tunisienne. Les Jeunes Tunisiens font de leur compétence linguistique – leur bilinguisme français/arabe – une compétence statutaire (Bourdieu, 1982), négociant ainsi leur place d'intermédiaire dans la presse francophone. En filigrane, cet article revient sur le concept de « langue dominante » (Calvet, 1974) et apporte un autre regard sur l'importance du français en Tunisie coloniale et postcoloniale. La langue française a été appréhendée comme outil privilégié par les Jeunes Tunisiens pour, d'une part, en faire un outil de mobilisation et, d'autre part, pour sortir de la minoration. Le statut de la langue repose sur des acteurs tunisiens qui ont eu besoin du français pour se poser comme intermédiaires et occuper des fonctions officielles au sein de l'administration coloniale. Cette analyse permet donc de nuancer les concepts de « langue dominante » et « langue dominée » et de montrer le va-et-vient entre deux langues par une élite lettrée.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Résumé anglais Les Jeunes Tunisiens (the Young Tunisians) laid the groundwork for a mobilisation of the political landscape of colonial Tunisia at the beginning of the 20th century. As a bilingual elite, mastering Arabic and French, they defined themselves as natural intermediaries, spokespersons for Tunisians in the colonial situation. They were nevertheless challenged by their French contemporaries. This article questions the idea that bilingualism is an essential asset to get out of a situation of undermining, and is part of what the historian Hassine Raouf Hamza has called “post-national history”, showing the richness of Tunisian political life without limiting it to a single “national movement”, by examining the rise of the Young Tunisians in another way. The article therefore questions this bilingual elite through the prism of its discourse vis-à-vis the preponderant discourse, thereby going beyond simply studying them through the prism of their nationalist actions. The stakes of bilingualism are captured here through the press. The press in colonial Tunisia developed at the beginning of the 20th century, and periodicals, in Arabic or French, were an essential part of political life. Gradually, the political positions taken in these periodicals transformed the press into a “combat press” (Julien, 1967). Through the study of two French-language periodicals with opposite points of view, I examine the way in which the language of the press is transformed through contact with other periodicals. The dialogical dimension (Bakhtine, 1978) of the speeches published in Le Tunisien, the organ of the Young Tunisians, and in Le Colon français, the organ of the “prépondérants” (French colonial lobby), reflects the richness of the exchanges and debates in Tunisia at the beginning of the century. This was a turning point in the history of colonial Tunisia, and these speeches appeared at a time of debate, particularly in metropolitan France, on the conditions and terms of colonisation. Thus, each party tried to undermine its political opponent, giving rise to rich and antagonistic exchanges. In addition, the Young Tunisians tried to escape the status of minimisation acquired during the establishment of the protectorate, and to reactivate a symbolic place in their speeches in the press. In this perspective, they put into place strategies to escape minoritisation. Thus, I propose to shed light on a strategy that has not yet been explored in the historiography of Tunisian nationalism, namely, the politicisation of language, and of bilingualism in particular. The Young Tunisians, faced with the diatribes launched by Le Colon français, positioned themselves as authority figures in colonial Tunisia by making knowledge of French and Arabic essential conditions for participation in Tunisian political life. The Young Tunisians made their linguistic competence – their French/Arabic bilingualism – a statutory competence (Bourdieu, 1982), thus negotiating their place as intermediaries in the Francophone press. In a way, this article revisits the concept of “dominant language” (Calvet, 1974) and provides another perspective on the importance of French in colonial and post-colonial Tunisia. The French language was taken up by the Young Tunisians as a privileged tool in order, on the one hand, to make it an instrument of mobilisation and, on the other, to escape their undermining. The status of the language was based on Tunisian actors who needed French to act as intermediaries and to occupy official positions within the colonial administration. This analysis therefore allows us to qualify the concepts of “dominant language” and “dominated language” and to show the dialogue between two languages among a literate elite.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Article en ligne http://journals.openedition.org/anneemaghreb/10709