Contenu du sommaire : L'exception américaine (2)
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 139, septembre 2001 |
Titre du numéro | L'exception américaine (2) |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
L'exception américaine (2)
- Le mythe du marché. - Neil Fligstein Le mythe du marché Beaucoup prétendent que l'efficacité des marchés dépend de l'absence d'intervention étatique. Deux exemples fameux de transformation des marchés sont ici considérés dans le cadre des États-Unis : l'émergence de la « valeur actionnaire » comme conception du contrôle des entreprises et la création de la Silicon Valley. Il sera démontré qu'aucun de ces deux phénomènes ne peut être appréhendé hors du contexte socio-politique qui les a fait naître. Le gouvernement américain facilita le mouvement de fusions des années 1980, qui mena au développement de la «valeur actionnaire» comme conception de contrôle, en suspendant les lois antitrust et en réduisant substantiellement l'impôt sur les sociétés. Pour ce qui est de la Silicon Valley, l'État finança la recherche et la formation des ingénieurs, et se fit le principal acheteur de nombreuses innovations technologiques à l'époque de leur mise sur le marché. Il participa également à la création d'Internet et finança la recherche universitaire qui permit le développement de nombreux programmes informatiques nécessaires au fonctionnement d'Internet. Ainsi, l'État et les marchés sont intimement liés. Les entrepreneurs jouent un rôle, bien sûr, mais ils dépendent de l'État qui crée les conditions par lesquelles l'exploitation profitable d'un produit donné devient possible.Myths of the Market It is often argued that markets produce efficient outcomes only if governments and regulators stay out of trying to affect market outcomes. I consider two paradigmatic cases of supposed market innovations in the US : the rise of the shareholder value conception of the firm and the creation of Silicon Valley. I show that neither of these market phenomena can be understood outside of the social and political context that generated them. The US government aided the 1980s merger movement that produced the « shareholder value » conception of firm by suspending the antitrust laws and providing a large tax cut to firms that allowed them to engage in mergers. In the case of Silicon Valley, the government underwrote research, the training of engineers, and was the main consumer for many innovative products at their origin. The government helped create the internet and funded the research of engineers that led to many of the programming breakthroughs that made the internet possible. States and markets are inextricably linked. Entrepreneurs are important, but they rely heavily on states to create the conditions whereby the profitable exploitation of a product is possible.
- L'"exceptionnel" système de santé américain - Critique d'une médecine à vocation commerciale. - Paul Farmer L'« exceptionnel» système de santé américain. Critique d'une médecine à vocation commerciale En dépit des sommes investies et d'une maîtrise inégalée des techniques de pointe, le système de santé américain se distingue par son inefficacité et par son incapacité à répondre aux besoins de l'ensemble de la population. En témoignent la multiplication des erreurs médicales, le nombre imposant d'Américains, même salariés, ne bénéficiant d'aucune assurance maladie, enfin, la difficulté, pour tous, à accéder aux soins. Si les USA constituent en ce domaine une exception, c'est par l'absence de couverture universelle et par le caractère fragmentaire du dispositif médical, à quoi il faut ajouter la situation particulièrement alarmante des groupes les plus vulnérables socialement; autant d'éléments qui semblent prouver que l'application à la santé de la logique marchande qui s'est imposée dans les années 1990 est loin de se révéler la panacée promise. Des voix s'élèvent aujourd'hui pour rappeler que la médecine ne saurait être considérée comme une simple marchandise et dénoncer les dysfonctionnements qu'engendre une gestion plus soucieuse de résultats financiers que d'égalité et de sécurité. Car c'est la prise en charge spécifiquement médicale des patients elle-même qui se trouve aujourd'hui sacrifiée aux impératifs budgétaires, au point que les institutions dispensant des soins gratuits aux malades les plus démunis voient leur mission sociale menacée. Il apparaît donc urgent de soumettre à un examen critique approfondi le système de santé américain, d'autant qu'il fait école en Europe, en Amérique Latine et ailleurs.The «exceptional» American health-care system. Critique of a for-profit approach Despite the sums invested and unparalleled cutting-edge techniques, the American health-care system stands out for its inefficiency and its inability to answer the needs of the bulk of the population. This is attested by the increase in medical errors, the impressive number of Americans without any form of health-insurance and finally the general difficulty in accessing care. If the US is exceptional in this area, it is due to the absence of universal coverage and the fragmentary nature of the medical safety net, to which must be added the particularly alarming situation of society's most vulnerable groups ; all of which seems to prove that leaving health care to market forces, much in vogue in the 1990s, by no means turns out to be the promised panacea. Today voices can be heard reminding us that medical care cannot be regarded as a simple commodity and denouncing the dysfunction engendered by managers concerned more with profit than with equality and safety. For patient care is being sacrificed to budgetary demands, so that the institutions dispensing free care to the most needy are seeing their social mission coming under threat. It therefore seems a matter of urgency to submit the American health-care system to a thorough critical examination, especially because it has a growing number of disciples in Europe, Latin America and elsewhere.
- Symbiose fatale - Quant ghetto et prison se ressemblent et s'assemblent. - Loïc Wacquant Symbiose fatale. Quand ghetto et prison se ressemblent et s'assemblent Si l'on veut rendre compte de la stupéfiante sur-représentation des Noirs en prison à laquelle a conduit l'emprisonnement de masse aux États-Unis, on doit rompre avec le paradigme du « crime et du châtiment » pour considérer la fonction extra-pénologique du système judiciaire criminel, conçu comme un instrument de gestion des groupes déshérités et déshonorés. Cet article resitue la prison dans la chaîne historique des « institutions spéciales » qui ont été chargées de catégoriser et de confiner les Afro-Américains, avec l'esclavage, le régime de Jim Crow et le ghetto. La recrudescence récente de l'incarcération des Noirs résulte de la crise du ghetto en tant qu'instrument de contrôle de caste, et de la nécessité qui s'est ensuivie de trouver un appareil de substitution pour la contention des Afro-Américains des classes défavorisées. Dans la nouvelle ère qu'a ouverte la conquête des Droits civils, les vestiges du ghetto noir et le système carcéral en expansion se sont trouvés liés par une triple relation d'équivalence fonctionnelle, d'homologie structurale et de fusion culturelle, engendrant un continuum carcéral qui piège dans ses filets une population constituée de jeunes hommes noirs exclus du marché « dérégulé » du salariat. Ce maillage carcéral s'est trouvé consolidé par les changements qui ont remodelé la « Ceinture Noire » urbaine de l'après- guerre en sorte que le ghetto a été rendu de plus en plus semblable à la prison, et miné la «société détenue» des pénitenciers étatsuniens en sorte que la prison a été rendue de plus en plus semblable au ghetto. La symbiose entre ghetto et prison qui en résulte ne perpétue pas seulement la marginalité socio-économique et la souillure symbolique du sous-prolétariat noir, en nourrissant la croissance effrénée du système carcéral. Elle joue aussi un rôle pivot dans la re-fabrication de la « race » , la redéfinition de la citoyenneté par l'intermédiaire de la production d'une culture publique racialisée de dénigrement des criminels, et la construction d'un État post-keynésien qui substitue au traitement de la pauvreté par l'assistance sociale sa gestion pénale.A fatal symbiosis. When ghettos and prisons are of a feather If one wishes to account for the stupefying over-representation of Blacks in prison resulting from mass imprisonment in the US, one must forget the «crime and punishment » paradigm and consider the extra-penological function of the criminal justice system, conceived as an instrument for managing deprived and disgraced groups. The present article places prisons alongside slavery, the Jim Crow laws and the ghetto, in the historical chain of the «special institutions» which have been charged with classifying and confining African-Americans. The recent upsurge of Blacks imprisonment results from the crisis of the ghetto as an instrument of caste control, and from the subsequent need to find a substitute restraining device for African-Americans from underprivileged backgrounds. In the new era which opened with the Civil-Rights victories, the vestiges oj the black ghetto and the expanding prison system found themselves linked by a threefold relationship of functional equivalence, structural homology and cultural fusion ; together these gave rise to a penal continuum which caught up in its dragnet a population comprised of young black men excluded from the « deregulated » market of salaried work. The imprisoning mesh was consolidated by the changes which reshaped the post-war urban « Black Belt » in such a way that the ghetto came to look more and more like prison, and undermined the «inmate society » of the US prisons so that prison was made to look more and more like the ghetto. The resulting symbiosis between ghetto and prison perpetuates not only the socio- economic marginality and the symbolic defilement of the black under-class by fuelling the unbridled growth of the prison system, it also plays a pivotal role in the re-manufacture of « race », the redefinition of citizenship by way of the production of a racialized public culture of denigration/belittling of criminals, and the construction of a post- keynesian State which replaces the treatment of poverty by the social worker with its penal management.
- Les professionnels de la démocratie - Logiques militantes et logiques savantes dans le nouvel internationalisme américain. - Nicolas Guilhot Les professionnels de la démocratie. Logiques militantes et logiques savantes dans le nouvel internationalisme américain La lutte pour la démocratie et les droits de l'homme - qui forme de plus en plus la toile de fond de la politique étrangère américaine - est le terrain sur lequel s'est pro- gressivement constitué un nouveau champ de pratiques internationales, situé à l'articulation de l'expertise et de l'activisme. Pour comprendre la dynamique de ce champ où l'impérialisme symbolique se distingue mal des luttes pour l'émancipation, on se propose de montrer qu'il s'est formé, de façon paradoxale, à partir des oppositions qui ont profondément travaillé le champ savant au cours de la guerre froide. Car, à côté des néo-conservateurs et des vétérans de l'anticommunisme qui ont inauguré ce type d'activisme international, les nouveaux professionnels de la démocratie sont aussi très souvent des universitaires issus des luttes anti-impérialistes des années 1970 et des mouvements pour les droits de l'homme. Or, c'est précisément en s'opposant, que ces acteurs vont contribuer à l'émergence d'un véritable marché de l'expertise hégémonique qui transcrit sur le mode de la compétition professionnelle - et, par conséquent, de l'esprit de corps - les luttes politiques dans lesquelles ils étaient engagés.The professionals of democracy. Militant logics and learned logics in the new American internationalism The pro-democracy and human-rights struggles - which increasingly form the backdrop for American foreign policy - are the ground in which a new field of international practices has gradually grown up, located at the crossroads of expertise and activism. To understand the dynamics of this field, in which it is hard to tell the difference between symbolic imperialism and a struggle for emancipation, the author intends to show that it emerged, paradoxically, out of oppositions which profoundly shaped the academic field in the Cold-War era. For alongside the neo- conservatives and the veteran anti-communists who inaugurated this kind of international activism, the new professionals of democracy are quite often academics who were active in the 1970s anti-imperialism struggles and human-rights movements. And it is precisely the opposition of these actors which has contributed to the emergence of a truly hegemonic expertise market which translates into professional rivalry - and consequently esprit de corps — the political struggles in which they were once engaged.
- Au delà de l'"identité". - Rogers Brubaker
- Sur l'Amérique comme prophétie auto-réalisante. - Loïc Wacquant Au-delà de l'« identité» L'« identité» est devenue, dans les sciences sociales et les humanités, une notion centrale, et dès lors incontournable. Nous montrons que cette notion tend à signifier trop (lorsqu'elle est entendue dans un sens fort), trop peu (lorsqu'à l'inverse elle est comprise dans un sens faible), ou même rien du tout (du fait de son ambiguïté). L'article décrit ainsi l'ensemble du travail conceptuel et théorique que Г «identité» est supposée permettre et suggère que ce travail peut être mieux accompli par d'autres notions, moins ambiguës et dégagées de connotations réifiantes. En dépit de son caractère suggestif, de son rôle indispensable dans certains contextes pratiques, Г« identité » est trop ambiguë, trop tiraillée entre des significations fortes et faibles, des connotations essentialistes et des qualifications constructivistes, pour être véritablement utile à l'analyse sociale.Beyond «Identity» «Identity» has become a central, indeed inescapable term in the social sciences and humanities. We argue that the term tends to mean too much (when understood in a strong sense), too little (when understood in a weak sense), or nothing at all (because of its sheer ambiguity). We take stock of the conceptual and theoretical work «identity» is supposed to do, and suggest that this work might better be done by other terms, less ambiguous, and unencumbered by the reifying connotations of « identity ». Whatever its suggestiveness, whatever its indispensability in certain practical contexts, «identity» is too ambiguous, too torn between «hard» and «soft» meanings, essentia- list connotations and constructivist qualifiers, to serve well the demands of social analysis.
- Le mythe du marché. - Neil Fligstein