Contenu du sommaire : Mise en ordre de l'économie
Revue | Politix |
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Numéro | vol. 27, no 105, 2014 |
Titre du numéro | Mise en ordre de l'économie |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Mise en ordre de l'économie - p. 3-5
Dossier : Mise en ordre de l'économie
- Maintenir l'ordre économique : Politiques de désencastrement et de réencastrement de l'économie - Vincent Gayon, Benjamin Lemoine p. 7-35 La sociologie des politiques économiques défendue dans cet article prend pour objet le travail permanent de construction, de naturalisation et de maintien de l'ordre économique déployé par une multitude d'acteurs et d'instruments techniques. Il s'agit d'ouvrir des enquêtes sur la façon dont prennent forme les processus de désencastrement et de réencastrement de l'économie vis-à-vis des institutions politiques et sociales. Cette piste est suivie en quatre temps. D'abord en soulignant la portée socio-génétique de l'œuvre de Karl Polanyi et son insistance sur l'émancipation disputée et incertaine des pratiques de production et d'échange à l'égard des tutelles traditionnelles. Puis en montrant comment l'invention de l'économie en tant que sphère d'activité autonome suscite foule de résistances et de « mondes économiques renversés », opposant leurs propres normes aux « lois » supposées de l'économie. La configuration de l'après Seconde Guerre mondiale est revisitée comme un laboratoire exemplaire de réencastrement politico-étatique de l'économie. Le désencastrement néolibéral des marchés financiers à l'échelle internationale recompose ensuite les comptes de la puissance publique et privée. Ces ordres économiques balisent simultanément des zones d'accès et, réciproquement, de non-droit à la discussion publique et politique.Maintaining the economic order
The sociology of economic policies argued in this article investigates the permanent work of construction, naturalization and maintenance of the economic order made by a multitude of actors and technical instruments. It consists in describing how the doctrinal project of economy disembeddedness takes shape, detaching itself from the political and social institutions. This program is developed through four steps. First, by offering a constructivist reading of Karl Polanyi writings and highlighting the author's insistence on the uncertain and contested process of production and exchanges' practices emancipation vis-à-vis traditional guardianship. Then, by showing how the invention of the economy as an autonomous sphere of activity raises crowd resistance and « reversed economic worlds » settling their own standards and laws by opposition to the economy « rules » and values. The after World War Two configuration is revisited as an exemplary laboratory of Politics and State re-embeddedness of the economy. Then, neoliberal disembeddedness of global capital markets reshapes accounts of public and private powers. These economic orders simultaneously mark out areas of access to and, conversely, of non-entitlement to public and political discussion. - « Le riche désarmé est la récompense du soldat pauvre » : Machiavel et le régime financier de l'ordre politique - Jérémie Barthas p. 37-60 Le Prince de Machiavel a cinq cents ans cette année. Reconnu par la science politique comme un des textes fondateurs de la discipline, elle s'en est distancée en reprochant à son auteur de n'offrir que des vues superficielles sur les rapports entre la société, l'État et les institutions. Conçu dans une perspective de synthèse de certaines avancées récentes des recherches sur Machiavel, cet article se propose d'éclairer l'un des concepts fondamentaux du Prince, celui de « peuples en armes », à partir de l'expérience du secrétaire florentin et de la crise financière qui minait la République du Grand Conseil autour de 1500. Croisant histoire des idées politiques et sociologie économique et politique, il insiste sur la tension entre développement d'institutions à caractère démocratique et les formes prises par la dette publique, et montre comment le projet machiavélien d'une conscription de masse sapait le système articulant armées mercenaires et crédit public sur lequel les élites financières florentines avaient construit leur hégémonie politique et économique. Procédant d'une mise en ordre des rapports entre dette financière et souveraineté politique, le concept machiavélien de « peuple en armes » visait à établir les conditions de l'autonomie de la République à l'égard du pouvoir de la finance.“The unarmed rich man is the prize of the poor soldier”Machiavelli's The Prince is five hundred years old this year. Political scientists have considered this book as a founding text of their discipline, while accusing its author of offering no “genuine insights into social organization as the basis of politics”. Conceived as a synthesis of recent advances in Machiavelli scholarship, this essay aims to illuminate one of the fundamental concepts of The Prince, that of “people in arms”, interpreting it through the background of the experience of the Florentine Secretary and of the financial crisis undermining the Republic of the Great Council around 1500. Intertwining the history of political ideas with economic and political sociology, it insists on the tension between the development of democratic institutions and the forms of the public debt, showing how Machiavelli's project of mass conscription undermined the system articulating mercenary armies together with public indebtment, on which the financial elites of Florence had built their political and economical hegemony. Contributing to reorder the relationship between debt and political sovereignty, Machiavelli's concept of the “people in arms” was intended to establish the conditions for the autonomy of the Republic against the power of finance.
- Définir les frontières comptables du social : Le champ des budgets sociaux de la nation face à la crise de l'entendement keynésien de la protection sociale (1956-1987) - Yann Le Lann p. 61-89 Cet article propose d'analyser l'évolution du travail de délimitation de ce que les comptables reconnaissent comme des flux sociaux au sein des budgets sociaux de la nation et des comptes de la protection sociale. En nous appuyant sur les méthodes de tenue des comptes, nous tentons de restituer les dynamiques de la justification de la séparation entre les prestations sociales et la rémunération du travail. Fondée sur l'essentialisation des fonctions redistributives des flux gérés par la protection sociale, cette distinction organise le discours de rationalisation des pratiques statistiques jusqu'aux années 1970. Cependant, elle est, dès la fin de cette décennie, progressivement mise en crise par l'émergence d'une conception duale des prestations sociales qui oppose au sein des flux sociaux les ressources assistancielles aux prestations contributives.The field of the social protection account faces the crisis of keynesian economy (1956-1987)This article aims at analyzing the evolution of the delineation work of what accountants recognize as social flows within national social budgets, as well as social protection accounts. Using methods of account keeping, we try to restore dynamics of justification regarding the separation of social benefits from labor remuneration. Based on the essentialization of the redistributive role of the flows managed by social protection, this distinction structures the rationalization discourse of statistical procedures up to the 1970s. However, it has been progressively damaged through the rise of a dualistic approach of social benefits opposing social assistance's resources to contributory benefits within social flows.
- L'économicité d'EDF : La politique tarifaire d'Électricité de France et la reconstruction de l'économie nationale, de la nationalisation au milieu des années 1960 - Guillaume Yon p. 91-115 La politique économique menée dans la France de l'après-guerre est usuellement qualifiée de keynésienne. Un certain nombre d'études récentes ont cependant attiré l'attention sur les ambivalences et les contradictions de cette configuration, qui semble se craqueler dès les années 1950. Saisissant cette hypothèse de travail, le présent article s'intéresse à la politique tarifaire d'Électricité de France (EDF), monopole public qui couvre un pan entier de l'économie, et non des moindres : la production, le transport et la distribution de l'électricité, pour tous les consommateurs de la nation, sans exception. Contournant le discours des acteurs, qui considèrent la question sous l'angle d'un pur problème technique d'efficacité économique, l'enquête cherche à montrer qu'à partir de la tarification se déploie une « mise en ordre » de l'économie française très particulière. Appuyée sur les grands Corps de l'État, dirigée par la figure tutélaire de Maurice Allais, mise en œuvre par Marcel Boiteux et Pierre Massé, elle instaure le Service des études économiques générales d'EDF en agrégateur central qui oriente les flux de matière de façon à utiliser à plein les capacités de production, comme en temps de guerre. Mais, singularité profonde du régime étudié, cette planification de long terme fait advenir, au sein même d'un monopole d'État, un marché : les prix sont un appui pour discipliner les consommateurs. L'article propose donc de se doter d'une vision plurielle de l'économie française de l'époque : à côté du keynésianisme, d'autres agencements voient le jour, dès la fin de la guerre.The économicité of EDF. The economic policy carried out in post-war France is usually qualified as Keynesian. However, recent work draws attention to the ambivalences and contradictions of this particular historical configuration. By building on such hypothesis, the article focuses on the pricing policy of Électricité de France, a public monopoly that covered a whole area of the economy : the production, transportation and distribution of electricity for all citizens of the nation, without exception. The inquiry proposes to suspend the rhetoric used by the actors, who considered the issue as a technical problem of economic efficiency, in order to demonstrate that pricing deployed a very specific ordering of the French economy. Conducted by Marcel Boiteux and Pierre Massé, the operation relied on the Corps de l'État and the economic theory developed by one of their tutelary figure, Maurice Allais. It established EDF's Economic Studies Service as a central aggregator that directed the flows of materials in order to fully use the production capacities, as in time of war. But – and this is a characteristic of the studied configuration – the long-term planning created a market within the state monopoly and prices became a mean to discipline the consumers-citizens. The article thus shows that in the 1950s other economic agencements existed alongside Keynesianism and argues for a plural vision of the French economy of that time.
- Les ordres de la mesure des prix : Luttes politiques, bureaucratiques et sociales autour de l'indice des prix à la consommation (1911-2012) - Béatrice Touchelay p. 117-138 Dans l'espace social, politique et économique, rien ne semble aujourd'hui plus évident et naturel que de mesurer l'évolution de prix. Pourtant, la carrière de l'indice des prix depuis sa création n'est pas rectiligne et ne s'est pas accomplie sans heurts. Cet article se propose de suivre la carrière de cette technique de quantification dans trois configurations historiques successives marquées par l'intensité des controverses autour de l'indice des prix : ces trois périodes se caractérisent chacune par des formes différentes de « mise en ordre » de l'économie.Prices Measurement Orders
Nothing today, within the social, political and economic spaces, seems more obvious and natural than price evolution measurement. However, the career of consumer price index, since its creation, is not straight and has not accomplished smoothly. This article proposes to follow such quantification technique career within three successive historical configurations are marked by the intensity of controversies around the price index : each of these three periods are characterized by different forms of economic orders. - De l'épargne longue à l'épargne retraite : Mise sur les marchés financiers de la retraite par répartition ou mise en politique sociale d'un produit financier ? (France, 1993-2013) - Mickaël Ciccotelli p. 139-162 La réforme des retraites par répartition, menée en France depuis vingt ans, se traduit par une diminution du niveau des pensions servies par les régimes obligatoires. En parallèle, les incitations fiscales se multiplient afin de favoriser la constitution d'une épargne privée venant « compléter » ces retraites en répartition. L'institutionnalisation de cette « épargne retraite », pour les salariés du secteur privé, s'est faite entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, autour de l'élaboration des lois Thomas (1993-1997) et Fillon (2003). Ces plans d'épargne retraite ont été promus par des entrepreneurs bureaucratiques, politiques et économiques de la cause de l'épargne longue, extérieurs au secteur des politiques publiques sociales et pour qui la privatisation des retraites était un moyen de développer la place financière française. Le succès de leur entreprise s'explique pourtant par leur capacité à légitimer l'épargne longue en la présentant comme une épargne en vue de la retraite puis à faire endosser la responsabilité politique de sa mise en œuvre par les groupes d'agents traditionnellement chargés de la politique des retraites. Née dans et pour le secteur financier, où le financement des retraites par répartition n'est pas un enjeu, l'épargne retraite est pourtant devenue un instrument de la politique sociale qui modifie progressivement le fonctionnement des régimes de retraite des salariés français.From long-term savings to pension savings
In France, the distributive pensions' reform, driven since twenty years, has led to a diminution of the pensions' generosity. In parallel, the tax allowances have increased to promote the development of long-term savings, supposed to “complete” the distributive pensions. The institutionalization of these “pension savings” for the private sector employees has taken place since the middle of the 1990's, mainly during the debates and the votes of the Thomas' (1993-1997) and Fillon's (2003) laws. These laws were promoted by bureaucratic, political and economical entrepreneurs of the long-term savings, who did not come from the social policy sector and who wanted to privatize the distributive pension systems in order to develop the French financial sector. Their success can be explained by their ability to politicize the long-term savings as pension savings and then to find non-financial agents who took the political responsibility to implement it. Created in and for the financial sector, where the distributive pension systems are not an issue, the pension saving systems have become a tool of the social policy, that progressively modifies the running of the French employees' pension system. - Ordre scolaire et ordre économique : Conditions d'appropriation et d'usage des « mini-entreprises » dans des établissements scolaires français - Sabine Rozier p. 163-184 Cet article analyse les conditions d'appropriation et d'usage d'une innovation pédagogique (la « mini-entreprise ») ayant vocation à développer les compétences entrepreneuriales des élèves en milieu scolaire. À rebours des analyses d'inspiration foucaldienne, appréhendant ce type de pédagogie comme un instrument de production d'un nouvel éthos ajusté aux exigences d'un monde valorisant la concurrence inter individuelle, l'article montre, en s'appuyant sur une enquête menée dans des établissements scolaires, que ces projets, surtout destinés aux élèves de milieux populaires et de classes moyennes, sont avant tout mobilisés au service des finalités de l'institution scolaire, et tendent moins à acclimater les élèves à des réflexes de pensée et d'action entrepreneuriaux, qu'à les familiariser avec les places que leur assigne le système scolaire et, partant, avec celles que leur réserve le système productif.Educational and economic order: appropriation and use of “mini-companies” in French schools
This article analyses the conditions under which educational French actors appropriate and use a pedagogic innovation (mini-companies in secondary schools) intended to develop the pupils' entrepreneurial skills. In contrast to research developped in a Foucauldian perspective, seeing this type of pedagogy as an instrument of production of a new ethos fitted to a world valuing interindividual competition, the article, based on an inquiry conducted in schools, shows that these projects, especially designed for pupils from working class or middle-class backgrounds, are primarily mobilized to serve school purposes. They tend less to acclimatize the pupils to entrepreneurial thinking and behaviour, than to familiarize them with the places assigned to them in the school system, and therefore with the places that the production system reserves to them.
- Maintenir l'ordre économique : Politiques de désencastrement et de réencastrement de l'économie - Vincent Gayon, Benjamin Lemoine p. 7-35
Varia
- Frapper aux portes pour gagner les élections ? : Ethnographie de la campagne présidentielle socialiste dans deux villes du Nord de la France - Julien Talpin, Romain Belkacem p. 185-211 Le porte-à-porte a connu un développement important au cours de la dernière décennie, d'abord aux États-Unis puis en France, ayant été présenté, et légitimé scientifiquement, comme la technique de mobilisation électorale la plus efficace. À partir d'une étude ethnographique dans deux villes du Nord de la France, nous avons suivi le travail militant de deux sections socialistes lors de la campagne présidentielle de 2012. Après avoir souligné les difficultés de la réception locale d'une injonction au démarchage électoral personnalisé venu de l'appareil socialiste, nous analysons les ressorts de cette situation politique extraordinaire. Loin de la rationalisation annoncée, les interactions observées se sont avérées le plus souvent superficielles. Nous dégageons plusieurs types de situations, et interrogeons les conditions sociales et politiques d'enclenchement de discussions sur les pas-de-porte. À cet égard, la pratique s'avère très différente quand elle met en situation de coprésence habitants et élus plutôt que de simples militants, le rappel à l'ordre électoral cédant le pas à une relation clientéliste. Au regard de ces résultats, nous mettons en doute les effets électoraux jusqu'alors repérés par les recherches expérimentales. Si influence il y a, elle relève davantage du symbolique que des conséquences directes des interactions observées.Knocking on doors to win the elections?
Door knocking has known an important revival in the last decade, first in the US then in France, being presented and legitimized scientifically as the most efficient electoral technology. Based on an ethnographic study in two cities in the North of France we have followed the work of the Socialist volunteers during the 2012 presidential campaign. We first emphasize the difficult local reception of a national imperative to use personalized communication during the campaign. We stress that the interactions we observed are most of the time superficial. We analyze then the social conditions of emergence of political discussions in such semi-public settings. Interactions are distinct when they are conducted by elected officials and rank-and-file volunteers, the former entering most of the time in patronage relationships. Based on such evidence, we question the electoral effects stressed by experimental research so far. If some effect can be noticed, it does not stem directly from personalized interactions but from the symbolic meaning of such political practices. - Répondre à l'appel (à projets) : Récits d'un apprentissage silencieux des normes de l'action publique patrimoniale - Éléanor Breton p. 213-232 Dans cet article, nous abordons la question des usages du dispositif d'appel à projets dans l'action publique locale et de ses effets. L'analyse s'appuie sur une étude de cas « au microscope » de processus de candidature de quatre collectivités locales à un appel à projets régional portant sur le patrimoine culturel. De plus en plus utilisé, cet instrument s'inscrit dans le spectre des modes de gouvernement incitatifs se réclamant du principe de subsidiarité. L'étude met pourtant en lumière des dynamiques silencieuses d'autodiscipline, masquées par des apparences de choix. L'urgence dans laquelle s'est effectuée la candidature, les stratégies d'anticipation et d'écriture du « bon » projet, et les effets de ce processus perceptibles dans les postures des chargées de mission ont ainsi fortement encadré l'appropriation « située » des critères de l'appel à projets, passant par la production de repères en situation d'incertitude.To answer the call (for proposals). This article analyzes the use and the impact of the “call for proposals” policy tool at the French local government level. This increasingly implemented device is an integral part of the incentive policy designs based on the subsidiarity principle. A case study of a call for proposals that was established by a Regional Council in the cultural heritage field was carried out. It focused on the application process of four candidates – four local authorities – at a micro-sociological level. The findings of this analysis highlight discrete self-discipline trends, which are masked by appearances of choice. Three dynamics can be identified : (1) the urgency in which the candidacy took place ; (2) the anticipation strategies used to identify and write the “right” project ; (3) the effects of this operation perceivable through the attitudes of the local government agents. They have therefore led the agents to learn how to deal with the criteria of the call for proposals, by producing themselves their own points of reference in a situation of uncertainty.
- Frapper aux portes pour gagner les élections ? : Ethnographie de la campagne présidentielle socialiste dans deux villes du Nord de la France - Julien Talpin, Romain Belkacem p. 185-211