Contenu du sommaire : Libertarisme de gauche
Revue | Raisons Politiques |
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Numéro | no 23, septembre 2006 |
Titre du numéro | Libertarisme de gauche |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Éditorial - Speranta Dumitru p. 5-8
Dossier
- Comment être libertarien sans être inégalitaire - Michael Otsuka p. 9-22 Cet article présente les lignes de force de la version du libertarisme de gauche présentée dans l'ouvrage de l'auteur, Libertarianism without Inequality. Il montre que le libertarisme de gauche peut harmoniser des droits absolus au contrôle de soi-même à des droits égalitaires en ce qui concerne la propriété du monde. Cela lui permet à la fois de s'opposer au paternalisme et au conséquentialisme, et de défendre une conception de la justice fortement égalitaire. L'auteur propose une conception qui égalise les chances d'accéder au bien-être dont il présente ici les arguments. Enfin, il met en évidence l'une des conséquences de sa théorie liée aux conditions de l'autorité politique légitime. Il soutient qu'admettre l'existence des sociétés anti-libérales ou hiérarchiques est le prix à payer pour le plein respect des choix que les individus rationnels et autonomes ont fait dans des circonstances justes d'égalité.
- Le libertarisme de gauche : l'égalité sous condition de la propriété de soi - Jean-Fabien Spitz p. 23-46 L'ambition du libertarisme de gauche consiste à concilier la reconnaissance d'un droit inconditionnel sur sa propre personne avec la légitimité d'une exigence structurelle d'égalité. Le but de cet article est d'exposer les raisons pour lesquelles cette ambition se solde par un échec. Pour cela, sont examinés en premier lieu le principe de la propriété de soi, puis les principales variantes libertaristes du principe de répartition égale des ressources extérieures. À partir de la meilleure version de ce principe, l'auteur s'interroge sur sa compatibilité avec le principe de la propriété de soi pour conclure qu'il n'y pas de contradiction entre les deux. Mais ces deux principes, bien que non contradictoires, sont pourtant instables, comme en témoignent les objections faites par Gerald Cohen aux libertariens de gauche, en particulier en ce qui concerne la circularité de la définition de la justice avec laquelle ils opèrent. Il résulte de cet examen que le libertarisme de gauche dérive inévitablement soit vers le libertarisme de droite, soit vers une négation de la pleine propriété de soi. Aussi, la restriction du droit de propriété sur soi peut-elle être une condition de maximisation de l'autonomie de l'individu.
- Libertarisme de gauche et hobbesianisme de gauche - Axel Gosseries p. 47-67 Cet article propose une analyse comparée des deux variables sur lesquelles les libertariens et les hobbesiens sont potentiellement en mesure de jouer pour proposer des versions de gauche de leurs théories. Il s'avère que si le hobbesianisme dispose de stratégies limitées pour élargir sa notion de surplus coopératif, l'idée d'une division égale de ce surplus comme règle générale lui reste étrangère. Par contre, le libertarisme est à même de se reposer tant sur des stratégies d'extension de la notion de ressources externes que sur l'idée d'égale division de ces ressources. Ces caractéristiques conceptuelles étant identifiées, nous comparons ? au plan de leur capacité redistributive ? les interprétations de gauche du hobbesianisme et du libertarianisme, de même qu'avec l'égalitarisme des chances et le suffisantisme.
- J'ai raté ma vie, à qui la faute ? : Ou, pourquoi il est encore utile de discuter de l'éthique de la distribution - Raul Magni-Berton p. 69-92 L'objectif de cet article est de comparer deux parmi les plus importantes théories de l'égalité contemporaines : celle issue du libertarisme de gauche et celle défendue par les libéraux perfectionnistes. Je défends l'idée qu'au niveau théorique la différence se fait sur la question de la responsabilité de l'État devant les « vies gâchées ». Le libertarisme n'accepte pas que l'État puisse financer la réalisation de la vie de chacun si ces dépenses violent le droit à la propriété de soi. Au contraire, le libéralisme perfectionniste accepte cette possibilité. J'analyse également des cas concrets qui mettent en lumière les conséquences de la théorie libérale perfectionniste qui ne peuvent être acceptées par la théorie libertarienne de gauche. En particulier, seulement la première peut défendre certaines formes de financements publics aux activités culturelles, humanitaires ou économiques.
- Les républicains du 19e siècle étaient-ils des libertariens de gauche ? : L'exemple d'Auguste et Léon Walras - Vincent Bourdeau p. 93-108 Le libertarisme de gauche associe au principe de propriété de soi un principe d'égal accès aux ressources naturelles. Cet article se propose de regarder l'une des variantes du libertarisme de gauche, délaissée par les tenants actuels de ce courant, qui considère que les ressources naturelles ne peuvent pas être appropriées par des individus et doivent rester la propriété de l'État. Léon Walras, au 19e siècle, est un bon représentant de cette approche dont il hérite de son père, Auguste Walras. Pour ces derniers, la propriété publique fonde la citoyenneté des individus et garantit l'exercice de la liberté, c'est à ce titre qu'elle doit être préférée à toute forme d'appropriation individuelle de la terre.
- La propriété de soi en vaut-elle la peine ? - Anca Gheaus p. 109-126 Construire des institutions qui harmonisent la liberté et l'égalité des individus est l'objectif central des libertariens de gauche. Cet article examine la position de M. Otsuka, selon laquelle, en l'absence de ressources pour égaliser les chances des personnes inaptes à travailler, on devrait faire travailler ceux qui enfreignent la loi. Nous soutenons que même dans la société envisagée par les libertariens de gauche, forcer des gens, délinquants ou non, à travailler serait moralement inacceptable et politiquement dangereux. Une partie de mon argument a à voir avec l'équité à l'égard de ceux que la société punit : pour différentes raisons, il serait injuste de faire travailler les criminels pour d'autres personnes. D'autres raisons ont à voir avec les problèmes pratiques (mais moralement conséquents) soulevés par un tel dispositif : en encourageant l'abus et en engendrant des conflits sociaux, le dispositif contreviendrait partiellement à l'objectif de la loi et pourrait biaiser les mécanismes d'application de l'état de droit. Cependant, l'argument le plus important tient à la stigmatisation probable de ceux dont les moyens de subsistance proviendraient du travail des condamnés. Faire produire les criminels pour certains membres de la société serait injuste à l'égard de ces groupes car cela serait dégradant pour leur statut.
- Les libertariens de gauche et la question de l'héritage - Geert Demuijnck p. 127-143 Cet article montre que le libertarisme de gauche, c'est-à-dire la combinaison d'un égalitarisme de ressources et d'une pleine propriété de soi-même, est un équilibre réfléchi profondément instable. En focalisant sur la question du bien-fondé de l'héritage, il montre que les libertariens de gauche sont, face à cette question, contraints, soit d'abandonner une notion substantielle de la propriété de soi, et de glisser ainsi vers un égalitarisme libéral rawlsien, soit d'aller vers un libertarisme de droite. Le problème fondamental est que le libertarisme en général fonde la notion de propriété de soi sur des exemples hypothétiques d'individus qui créent des biens à partir de leurs talents et des ressources naturelles. Ce point de départ, qui veut lier propriété de soi et propriété des fruits de son travail, est trop abstrait pour avoir une pertinence dans un monde où pratiquement tout produit est le résultat d'un travail collectif auquel chaque individu ne contribue que très partiellement. En conclusion, un égalitariste ne devrait retenir du libertarisme que le principe de non-coercition, et, par conséquent, être favorable à une taxation élevée de l'héritage.
- Steiner et la propriété des ressources génétiques - Speranta Dumitru p. 145-162 Cet article a pour objet le conflit entre la propriété de soi-même et le droit aux fruits de son travail qui affaiblit la doctrine libertarienne lorsque l'engendrement des enfants est pris en compte. Hillel Steiner a fourni une solution à ce paradoxe « de la propriété de soi universelle », en arguant que l'information génétique est une ressource naturelle qui exclut originellement tout droit de propriété. Il limite ainsi la propriété des parents sur leurs enfants jusqu'à leur majorité. Cet article montre premièrement que cette solution conduit à ce qui peut être appelé « le paradoxe des premiers propriétaires d'eux-mêmes » : si jamais on pouvait montrer qu'il existe des premiers propriétaires d'eux-mêmes, ceux-ci devraient avoir le droit d'utiliser leurs parents comme des ressources naturelles, y compris pour les faire se reproduire, à condition de payer une taxe sur l'usage de ces ressources naturelles. Deuxièmement, nous montrons que la théorie de la justice génétique de Hillel Steiner souffre de certains défauts, notamment parce qu'elle s'appuie seulement sur les transferts intergénérationnels.
- Réponses - Michael Otsuka p. 163-174 Contrairement à ce qu'affirment parfois leurs critiques, les libertariens de gauche sont des égalitaristes. Ils soutiennent une version modérée de l'égalitarisme de la fortune, similaire à celle de Ronald Dworkin ou Gerald A. Cohen, qui ne demande pas à éliminer toute inégalité imméritée au prix de sacrifices déraisonnables. Toutefois, certains libertariens de gauche proposent de taxer la criminalité, en contraignant les individus qui bafouent sciemment les droits d'autrui à travailler, afin de redistribuer les fruits de ce travail au profit de ceux qui naissent avec un handicap. Malgré leur insistance sur l'égalité de tous dans l'accès au bien-être, les libertariens de gauche ne peuvent pas endosser le perfectionnisme politique.
- Comment être libertarien sans être inégalitaire - Michael Otsuka p. 9-22
Varia
- Pensée politique, universalisme et judaïsme : le cas Emmanuel Lévinas : Une nouvelle morale politique pour notre temps ? - Jean-Claude Poizat p. 175-192 La pensée du philosophe Emmanuel Lévinas est généralement considérée comme une doctrine du « tout éthique » opposée au « réalisme », sinon au cynisme, qui caractériserait la pensée politique occidentale, de l'antiquité jusqu'à nos jours. Or, en réalité, Lévinas se confronte dans son ?uvre à une véritable réflexion sur le sens et le rôle des institutions politiques, dont l'enjeu est précisément de revenir sur l'articulation entre deux sphères, la morale et la politique, que la philosophie occidentale tend trop souvent à séparer, pour mieux subordonner ensuite la première à la seconde. En ce sens, le but de la pensée de Lévinas, puisant aux sources du judaïsme, serait d'inventer une nouvelle morale politique pour notre temps, susceptible de concilier l'exigence d'universalité propre à la pensée occidentale moderne, et un souci de la singularité humaine qui s'exprime de façon exemplaire dans le prophétisme juif.
- L'étrange carrière du concept foucaldien d'épistémè en science politique - Yves Viltard p. 193-202 La notion de « communautés epistémiques » (epistemic communities) s'est imposée en science politique, notamment en relations internationales, à partir de 1992 pour désigner des réseaux internationaux d'experts, partageant les mêmes convictions et engagements politiques en vue de promouvoir la coopération et la coordination internationales dans des domaines comme la défense de l'environnement ou le développement durable. Le succès de l'expression et sa banalisation à fait oublier son origine qui est un emprunt explicite des politistes américains au concept foucaldien d'épistémè. Or ce concept a eu une étrange carrière dans l'?uvre de Michel Foucault, car si Foucault l'a délibérément forgé, dans Les mots et les choses, il a ensuite renoncé à son emploi, en considérant qu'en voulant faire une histoire de l'épistémè, il restait dans une impasse. Il donne alors une nouvelle définition de l'épistémè « comme le dispositif stratégique qui permet de trier, parmi tous les énoncés possibles, ceux qui vont pouvoir être acceptables à l'intérieur, je ne dis pas d'une théorie scientifique, mais d'un champ de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai ou faux. C'est le dispositif qui permet de séparer, non pas le vrai du faux, mais l'inqualifiable scientifiquement du qualifiable ». Mais c'est justement parce que l'épistémè restait un dispositif spécifiquement discursif qu'il fallait penser dorénavant à un autre dispositif, discursif et non-discursif. On voit alors l'écart de l'épistémè foucaldienne avec la « version » psychologique, sociologique, institutionnelle, « savante » et manipulatrice de l'épistémè incorporée dans l'épistémique des communautés épistémiques d'expertise « politisée » des internationalistes américains.
- Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber - Michaël Löwy p. 203-219 Le fragment « Le capitalisme comme religion », rédigé par Walter Benjamin en 1921 ? et resté inédit jusqu'aux années 1985, quand il sera publié dans les ?uvres Complètes posthumes, est l'un de ses textes les plus intéressants, mais aussi les plus « hermétiques ». Inspiré par les travaux de Max Weber ? nommément cité ? sur l'affinité élective entre L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, il va beaucoup plus loin que le sociologue : pour Benjamin le capitalisme a non seulement des origines religieuses, il est lui-même une religion, un culte incessant, sans trêve ni merci, qui conduit la planète humaine à la Maison du Désespoir. Ce fragment appartient, comme certains textes de Georges Lukacs, Ernst Bloch ou Erich Fromm a la catégorie des « interprétations » anti-capitalistes de Weber.
- Pensée politique, universalisme et judaïsme : le cas Emmanuel Lévinas : Une nouvelle morale politique pour notre temps ? - Jean-Claude Poizat p. 175-192
Lectures critiques
- Lectures critiques - Frédérique Matonti, Audric Vitiello p. 221-236