Contenu du sommaire : Les néolibéralismes de Michel Foucault
Revue | Raisons Politiques |
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Numéro | no 52, novembre 2013 |
Titre du numéro | Les néolibéralismes de Michel Foucault |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Editorial
- Introduction - Frédéric Gros, Daniele Lorenzini, Ariane Revel, Arianna Sforzini p. 5
dossier
- Le capitalisme à la lumière du néolibéralisme - Pierre Dardot p. 13 Cet article se saisit des analyses foucaldiennes sur le néolibéralisme pour montrer que le capitalisme ne peut pas être réduit à un mode spécifique de production, obéissant à des mécanismes de fonctionnement nécessaires et naturels (la logique du capital). Le capitalisme se définit plutôt comme un « complexe économico-juridique » radicalement pluriel, qui connaît diverses figures historiques. Le néolibéralisme représente une de ces figures et se caractérise par deux traits spécifiques : une pratique gouvernementale intervenant directement dans les mécanismes du marché, ce qui suppose un recours actif à la loi et aux institutions, auxquelles revient la tâche de réguler les phénomènes de concurrence ; et une modalité entrepreneuriale de configuration de la société et de ses sujets, qui étend la rationalité du marché aux pratiques de subjectivation.Capitalism in the light of neoliberalism
This article uses Foucault's analyses on neoliberalism to show that capitalism cannot bereduced to a specific mode of production, ruled by necessary and natural economic laws (the logic of capital). Capitalism is rather a radically plural “economic and juridical complex”, which assumes different forms throughout history. Neoliberalism is one of these historical forms, and it is characterized by two specific features: a governmental practice intervening directly in market mechanisms, an active relation to laws and institutions as a means to regulate the competition; an entrepreneurial way of shaping society and its subjects, that is, the application of the rationality of the market to practices of subjectivation. - Le néolibéralisme est-il une phase du capitalisme ? - Stéphane Haber p. 25-35 Engageant une confrontation critique avec des positions qui mettent l'accent sur la valeur sociale de la gouvernementalité néolibérale en tant que vision générale du monde et construction des individus, cet article souligne l'irréductibilité de la dimension économique du néolibéralisme. Une sous-estimation du rôle de l'économie dans l'analyse des pratiques gouvernementales néolibérales conduit à la « tentation d'un psychologisme fonctionnaliste », qui passe à côté des rapports complexes et bidirectionnels s'instaurant entre l'univers économique capitaliste et les formes des subjectivités qui l'habitent (leurs désirs, leurs croyances, leurs intérêts). Il n'y a pas d'antinomie entre le néolibéralisme comme forme de la société et le néolibéralisme comme rationalité économique. Le néolibéralisme peut alors être compris comme un moment essentiel (bien que mobile et pluriel) du capitalisme contemporain.Is neoliberalism a phase of capitalism?
This article engages a critical dialogue with the interpretations of neoliberalism as ageneral view on the world and a construction of individual psychology. It aims at showing that the economic importance of neoliberalism is primordial. Underestimating the economical dimension in neoliberal governmental practices leads to the temptation of a “functionalist psychologism”: it prevents from understanding the complex and bidirectional relations between capitalist economy and the subjects living in it (their desires, their beliefs, their interests). There is no contradiction between neoliberalism as a form of society and neoliberalism as an economic rationality. Therefore, neoliberalism can be understood as an essential (even if mobile and plural) moment of contemporary capitalism. - Michel Foucault, visionnaire du droit contemporain - Antoine Garapon p. 39-49 Cet article analyse les mutations contemporaines du droit. Il constate une évolution paradoxale des pratiques juridiques néolibérales « à l'ombre du droit » : une tendance à chercher une solution aux controverses juridiques en dehors des tribunaux, à travers des modalités d'accord et de compensation. L'application de la loi est perçue comme une menace et un danger (notamment sur le plan économique), plutôt que comme une garantie de protection. Une nouvelle forme de subjectivité juridique comme capacité immédiate de calcul et de négociation se substitue progressivement au sujet titulaire de droits et de libertés inaliénables, exposant pourtant les individus et les entreprises au risque de subir des pressions les incitant à renoncer à défendre leurs droits, au nom même de leur intérêt.Michel Foucault: a visionary insight into contemporary law
This article focuses on the contemporary transformations of the field of law. It underlines a paradox in the evolution of neoliberal juridical practices, which take more and more place “in the shadow of the law”. A tendency arises to try to find a solution to legal controversies outside the law courts, by means of agreements and compensations. Law enforcement actions are perceived as a danger (especially in an economic sense) and not as a guarantee of protection. A new form of juridical subjectivity as immediate capacity of calculating and negotiating is gradually replacing the subject of inalienable rights and freedoms. But this process risks putting pressure on individuals and enterprises to give up their rights in the name of their own interest. - Naissance de la biopolitique, à la lumière de la crise - Maurizio Lazzarato p. 51-61 Cet article constitue une critique du cours de Michel Foucault sur le néolibéralisme à la lumière de la crise financière actuelle. Contrairement à ce que Foucault semble dire, le libéralisme n'a jamais été en posture de franche opposition aux stratégies de l'État : au contraire, le libéralisme n'est qu'une des modalités possibles de subjectivation du « capitalisme d'État ». Le règne du modèle entrepreneurial n'annule pas l'État, mais le transforme selon ses fins propres. Cependant, le travail de Foucault demeure précieux pour mettre en lumière la configuration d'un nouveau rapport entre souveraineté et gouvernementalité, en direction d'une gouvernementalité autoritaire post-démocratique.The Birth of Biopolitics, in the light of the crisis
This article criticizes Foucault's lectures on neoliberalism in the light of the recent financialcrisis. In opposition to what Foucault seems to say, liberalism has never been opposed to State strategies: on the contrary, liberalism is only one possible modality of subjectivation for “State capitalism”. The hegemony of the entrepreneurial model does not destroy the State but fashions it in accordance with its own goals. Nevertheless, Foucault's work remains precious in order to highlight a new configuration of the relationships between sovereignty and governmentality, pointing towards a post-democratic authoritarian governmentality. - Néolibéralisme, théorie politique et pensée critique - Geoffroy de Lagasnerie p. 63-76 Cet article se propose de mettre en lumière les potentialités critiques qui sont inscrites au coeur de la rationalité néolibérale, qui s'est constituée dans le cadre d'une opposition à la raison d'État en posant l'idée selon laquelle « on gouverne toujours trop ». La réflexion foucaldienne dans Naissance de la biopolitique est particulièrement attentive à ce thème : en utilisant le raisonnement économique et les instruments de la science économique comme armes critiques pour déconstruire la philosophie politique traditionnelle et démystifier ses prétentions émancipatrices, Michel Foucault y présente en effet le néolibéralisme comme l'une des incarnations contemporaines de la tradition critique. Par conséquent, c'est en dehors de la philosophie politique, de la philosophie morale et éthique et de la théorie du droit que l'on pourra trouver des instruments de résistance au néolibéralisme.Neoliberalism, political theory and critical thought
This article aims at highlighting the critical potentialities inscribed at the heart of neoliberalrationality, which has been established as radically opposed to the raison d'État through the idea that “one always governs too much”. Foucault's analyses in The Birth of Biopolitics are particularly attentive to this theme : indeed, using economic reasoning and the instruments of economic science as critical weapons in order to deconstruct the traditional political philosophy and to demystify its emancipatory pretenses, Foucault presents neoliberalism as one of the main contemporary embodiments of the critical tradition. Hence, it is outside political philosophy, moral philosophy or theory of law that we have to search if we want to resist neoliberalism. - L'interventionnisme environnemental,une stratégie néolibérale - Ferhat Taylan p. 77-87 Cet article se concentre sur l'analyse que Michel Foucault mène dans Naissance de la biopolitique de l'homme économique néolibéral qui, à la différence de l'homo oeconomicus du libéralisme classique – atome intangible de liberté –, devient un homme maniable et « éminemment gouvernable », dont on peut modifier le comportement économique à travers une action sur son environnement. Aux yeux de Michel Foucault, la gouvernementalité néolibérale serait caractérisée par la coexistence indépassable d'une affirmation d'autonomie des marchés et de stratégies massives d'intervention (en termes d'imposition de modalités de subjectivation par aménagement d'un « milieu ») sur le champ social.Environmental interventionism, a neoliberal strategy
This article focuses on Foucault's analysis in The Birth of Biopolitics of the neoliberal concept of homo oeconomicus, which is no more defined (as it was the case in classical liberalism) as an atom of intangible freedom, but becomes on the contrary a manageable and “eminently governable” man, whose economic behaviour can be modified through an action on his environment. Thus, according to Foucault, the neoliberal governmentality is characterized by the necessary coexistence of an autonomy of the markets and massive strategies of intervention (implying the imposition of modes of subjectivation through the ajustment of an “environment”) on the social field. - Quantifier la qualité : Le « capital humain » entre économie, démographie et éducation - Luca Paltrinieri p. 89 Cet article s'intéresse à ce qui peut apparaître comme un oubli paradoxal dans les cours que Foucault consacre au néolibéralisme, à savoir la description de ce que serait une biopolitique néolibérale. Il trace les contours d'une telle biopolitique en soulignant la manière dont s'articulent l'économie et la démographie. En faisant la généalogie du gouvernement économique de la population depuis les théories classiques, l'auteur met en évidence le rôle que joue la notion de capital humain dans la rationalité néolibérale, et la tension qu'elle introduit entre quantification du temps de travail et qualification de la population, ainsi qu'entre présent et possible, et entre investissement et réalisation : il s'agit de quantifier la qualité, à travers une série de dispositifs qui évaluent la valorisation possible des sujets. 66Quantifying quality. Human capital between economics, demography and education
This article focuses on something that could appear as a paradoxical omission in Foucault's lectures on neoliberalism, namely the description of what would be a neoliberal biopolitics. The article outlines such a biopolitics by stressing how economics and demography connect. While sketching the genealogy of economic government of population from classical theories to neoliberalism, the author highlights the role played by the notion of human capital in neoliberal rationality, and the tension it introduces between quantification of working time and qualification of population, between present and possible, and between investment and realization: what is at stake is quantifying quality, through a set of measures appraising the possible valorization of subjects.
- Le capitalisme à la lumière du néolibéralisme - Pierre Dardot p. 13
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- L'« englobant/englobé » selon Ricoeur :une critique implicite de la raison néolibérale - Pierre-Olivier Monteil p. 109-122 Au tournant des années 1990, Ricoeur reformule sa pensée du politique à partir de la difficulté pour le citoyen de savoir désormais si le politique est l'« englobant » ou l'« englobé ». On s'attache ici à montrer qu'alors même qu'il n'est jamais formulé en ces termes, le « paradoxe » de l'englobant/englobé correspond à une critique de la raison néolibérale mise en oeuvre au même moment en politique. La partialité de la politique comme pratique du pouvoir dévouée à la logique du tout-marché soustrait l'englobé à l'englobant qu'est le politique. Simultanément, le vouloir vivre-ensemble qui anime ce dernier ne se perçoit plus comme tel, par suite du recouvrement généralisé de la mutualité de l'échange entre les personnes par la réciprocité de l'échange marchand centré sur les objets. Cette critique dévoile l'impensé de la doctrine néolibérale, qui méconnaît que l'autorité peut seule faire médiation entre englobé et englobant.Ricoeur's “englobing/englobed”: an implicit criticism of neoliberal reason
At the turn of the 1990s, Ricoeur reformulates his political thought to focus on a task ofjudgment : the new difficulty for citizens to know whether politics are englobing or englobed. This study intends to demonstrate that the “paradox” of the englobing/englobed, even though it is never developed in such terms, provides arguments for a criticism of neoliberal reason, which was simultaneously implemented in politics. Devoted to market, these biased politics divert the englobed from the englobing of togetherness. And the latter no longer recognizes itself as such, because mutuality of exchanges focusing on the persons is covered by market reciprocity focusing on the objects. This criticism reveals the unthinkable status, for the neoliberal doctrine, of authority, which is required to articulate englobed and englobing. - L'ironie de la liberté d'expression - Denis Ramond p. 123-141 Cet article part d'une observation : il existe une relation paradoxale entre la liberté d'expression et les nuisances qu'elle peut susciter. La tradition libérale postule que le tort causé constitue la seule limite légitime que l'on peut donner à la liberté d'expression ; mais demande simultanément aux individus d'accepter certains torts provoqués par cette liberté. Mon objectif est d'interpréter cette tension comme le symptôme d'une ambiguïté intrinsèque à la liberté d'expression – que j'appelle « ironie » de la liberté d'expression. Si nous privons la liberté d'expression de la capacité d'infliger certains torts, cette liberté n'aurait guère de sens, mais il faut neutraliser sa capacité à nuire pour la rendre acceptable. J'étudie deux approches qui ont tenté de résoudre l'équation difficile de la liberté d'expression et du tort, et de distinguer les nuisances acceptables des nuisances inacceptables. La solution utilitariste, qui consiste à quantifier les nuisances, n'offre pas de critère apte à départager des revendications contradictoires de tort. La seconde, proposée par Thomas Scanlon, semblait plus prometteuse : pondérer le pouvoir de l'expression par une présomption d'autonomie du spectateur. Mais Thomas Scanlon, dans un second temps, a rejeté sa propre théorie et réaffirmé le pouvoir de nuire de la liberté d'expression. La prise en compte de l'ironie de la liberté d'expression permet de comprendre la relation complexe que cette liberté entretient avec ses conséquences négatives.The Irony of Freedom of Expression
This article begins with an observation: there is a paradoxical relation between freedom of expression and harm. The liberal tradition affirms that the only legitimate limitation of freedom of expression is the harm it may cause; but simultaneously requires citizens to accept some harms related to freedom of expression. I attempt to interpret this contradiction as a symptom of an intrinsic ambiguity of freedom of expression, the “irony” of freedom of expression. If we deprive freedom of expression the capacity to inflict certain harms, this freedom would be meaningless; but we need to neutralize its ability to harm in order to make freedom of expression possible. I analyze and criticize two approaches that attempted to solve this dual relation between freedom of expression and harm and to distinguish acceptable and unacceptable harms. The utilitarian calculation of pains provides no criteria to decide between competing claims of harm. The proposition of Thomas Scanlon seemed more promising: to neutralize the power of expression with a postulate of autonomy of the spectator. But in a second move, Thomas Scanlon rejected his own position and reaffirmed the power of freedom of expression to harm. I argue that we cannot understand freedom of expression and its relation to harm without taking into consideration its inherently contradictory structure. - Le mort saisit le vif : Penser la démocratisation comme processus autoritaire en Russie - Guillaume Sauvé p. 143-162 Cet article se penche sur le rapport ambigu entre la conception de la démocratisation élaborée à l'époque de la perestroïka en Russie et la consolidation autoritaire du pouvoir dans les années subséquentes. L'analyse des écrits d'influents penseurs démocrates permet de restituer la complexité de leur pensée, loin du portrait manichéen souvent fait d'eux soit comme « vrais démocrates » victimes des circonstances, soit comme « faux démocrates » mus par des intérêts égoïstes. Leur soutien à la disqualification politique du peuple et à la centralisation des pouvoirs dans les mains d'une élite technocratique s'inscrit en fait dans une compréhension de la politique soumise à l'autorité absolue de « processus » historiques et naturels. Confrontés à la méfiance du peuple à l'égard des réformes proposées, ces penseurs en viennent à envisager la nécessité d'une réforme autoritaire des moeurs pour libérer les esprits prisonniers de l'idéologie soviétique. Pour eux, la démocratisation exige quelques entorses à la démocratie.The Dead Grasps the Living: Thinking of Democratization as an Authoritarian Process in Russia
This article tackles the ambiguous relationship between the idea of democratization, as it was thought of during Perestroika, and the authoritarian outcome in the following years. Based on an analysis of the political thought of some of the most influential democrats, this article challenges the dichotomous portrayal of Russian democrats as either “true democrats” crushed by hostile forces, or as “fake democrats” pursuing selfish goals. It is argued that their understanding of democratization was fully coherent with their support to the centralization of power in the hands of an “enlightened” technocratic elite, in as much as they considered politics as the management of historical and natural processes. In late Soviet Russia, where these reforms were met with suspicion, an authoritarian enlightenment – a “reformation of the mores” – appeared as a necessary measure. Democracy, for these authors, must be limited in order for democratization to succeed.
- L'« englobant/englobé » selon Ricoeur :une critique implicite de la raison néolibérale - Pierre-Olivier Monteil p. 109-122
Lecture critique
- Lecture critique - Marianne Fougère p. 163-169