Contenu du sommaire : La judiciarisation dans le gouvernement du religieux
Revue | Revue Française de Science Politique |
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Numéro | vol. 64, no 4, 2014 |
Titre du numéro | La judiciarisation dans le gouvernement du religieux |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
La judiciarisation dans le gouvernement du religieux
- Gouverner le religieux avec les juges. Introduction - Claire de Galembert, Matthias Koenig p. 631-645 Si l'analyse comparée des rapports entre État et religion connaît un regain d'intérêt, l'étude des processus politiques sous-jacents à la régulation publique du religieux reste balbutiante. La multiplication des controverses judiciaires impliquant la religion invite à s'intéresser à la place que tient la justice dans la gouvernance du religieux. Au croisement des champs d'études de l'action publique et de la judiciarisation du politique, ce dossier met en regard certaines des stratégies de recherche mises en œuvre à partir de cas et contextes variés (France, Canada, Suisse, Turquie, Israël, Malaisie). Il pointe le caractère polymorphe d'une judiciarisation imbriquant – via les usages que font les acteurs sociaux et politiques des ressources juridiques – les traditions nationales et le régime international des droits de l'Homme. Il en montre les effets ambivalents.Governing religion with judges
While the comparative study of secularism has become a thriving field of research, the precise political processes underlying the governance of religion is still a field to be srutinized. Such processes cannot be understood without paying attention to the judicial arena. Building upon the burgeoning literature on the judicialization of politics, this article highlights that practices of social movement actors and public policy-makers are embedded not only in national constitutional traditions but also in global rights discourses and international judicial frameworks. Introducing case studies on France, Quebec, Switzerland, Turkey, Israel and Malaysia, assembled in this special issue, it lays out an array of methodological strategies and analytical perspectives that allow studying the multi-level dynamics, complex power configurations and ambivalent consequences of governing religion with judges. - Forcer le droit à parler contre la burqa : Une judicial politics à la française ? - Claire de Galembert p. 647-668 Cet article retrace la controverse constitutionnelle à laquelle a donné lieu l'entreprise politique visant à interdire, par la loi, le port du voile intégral dans l'espace public en France. À rebours d'une lecture macrosociologique qui verrait dans la validation constitutionnelle de la loi (7 octobre 2010), le résultat quasi mécanique d'un modèle national marqué par la laïcité et une tradition légicentrique, on s'attache à montrer le travail politique qu'a nécessité le contournement de la laïcité et de l'obstacle constitutionnel pour faire parler le droit constitutionnel contre la burqa. Au-delà du suivi de cette controverse politico-juridique singulière qui entérine le déclin d'une laïcité libérale, l'article pointe l'intérêt d'une approche processuelle des décisions constitutionnelles, laquelle consiste à les analyser en perspective des séquences qui les précédent.Force the law to speak against the burqa
This article traces the controversy generated by the political enterprise to legislate against full veils in the public space in France. The decisionmade in 2010 by the Conseil Constitutionnel validating the law and putting an end to the constitutional controversy could be interpreted as the byproduct of both a legicentric tradition and the French assertive secularism. Yet, stating this tells nothing about how this decision was made possible. Delving into the lawmaking process, the article shows how seriously the constitutional law has been taken into account and follows the way political stakeholders and legal experts have disputed and adjusted with one another. It highlights the virtue of process-tracing analysis to understand, how constitutional law frames the political game and determines the path of the law, and conversely how political and legal stakeholders manage to enlist the law to their political enterprise, forcing it to speak against full veils. - Écriture juridique et régulation du religieux minoritaire en France et au Canada - Éléonore Lépinard p. 669-688 Pour contribuer à expliquer les décisions juridiques accommodant ou prohibant le port de signes religieux minoritaires tels que le voile islamique, cet article propose de s'intéresser au rôle joué par les traditions d'écriture juridique dans deux contextes nationaux contrastés : la France et le Canada. Il analyse la technique juridique en ce qu'elle permet de légitimer en droit des présupposés axiologiques plus ou moins favorables aux pratiques religieuses minoritaires. En comparant les styles d'écriture du juge canadien et du juge français, on met ainsi en lumière comment le premier, grâce à des techniques juridiques spécifiques, inclut le point de vue minoritaire dans ses décisions, alors que le second tend à favoriser le point de vue majoritaire et à délégitimer les demandes faites au nom de la moralité religieuse minoritaire, en particulier musulmane.Styles of judicial deliberation and the regulation of minority religious practices in France and Canada. This article proposes an internal perspective on judicial traditions to explain judicial decisions in favor of accommodating or prohibiting minority religious practices such as wearing religious dress in two liberal states with opposing judicial traditions : France and Canada. By comparing the two styles of legal writing and judicial traditions, I show how the Canadian judge, thanks to legal techniques such as contextual analysis, tends to include the minority point of view in its decisions, leading to greater accommodation, while the French judge tends to privilege the majority point of view, leading to the exclusion of the religious minority perspective from its decisions and to subsequent prohibitions of religious dress.
- La judiciarisation à l'épreuve de la démocratie directe : L'interdiction de construire des minarets en Suisse - Hervé Rayner, Bernard Voutat p. 689-709 Impulsée par des élus de l'UDC pour contourner des décisions politiques et judiciaires prises au niveau local, puis national, l'initiative populaire acceptée en 2009 visant l'interdiction de construire des minarets a réactivé la stigmatisation des musulmans établis en Suisse, ainsi qu'un ensemble de controverses opposant systématiquement, dans une configuration institutionnelle particulière, la démocratie directe aux droits fondamentaux, la « volonté populaire » au « pouvoir des juges », nationaux et internationaux. Polysémique, le concept de judiciarisation est appréhendé ici dans une perspective processuelle et relationnelle, non pas comme transfert vers l'arène judiciaire de questions politiques touchant la régulation publique du religieux, mais sous l'angle de la juridicisation de la controverse suscitée par l'initiative populaire que produit l'anticipation des décisions de justice dans les échanges politiques.Judicialization vs direct democracy
Launched by UDC representatives with the aim of circumventing political and judicial decisions made at both local and national levels, the 2009 federal popular initiative calling for a ban on the construction of minarets rekindled the stigmatisation of Muslims living in Switzerland. Within the prevalent institutional configuration it moreover revived controversies surrounding issues such as direct democracy versus fundamental rights, or “the will of the people” versus “the power of the judges” whether national or international. “Judicialization” is a polysemous concept. It will not be understood here as the transfer to the courts of matters of political significance – in this instance the public regulation of religion – but as a process of juridification (or juridicalization) in which court rulings were constantly anticipated in the political debate provoked by the popular initiative. - La judiciarisation contrastée de la question alévie : De la Turquie à l'Europe - Élise Massicard p. 711-733 La judiciarisation de la question alévie dans trois espaces – en Turquie, en Allemagne où sont installés de nombreux migrants alévis, et à la CEDH – montre l'absence de globalisation judiciaire, définie comme standardisation des doctrines, jurisprudences, et réseaux d'acteurs à l'échelle internationale. Dans chaque contexte, les recours judiciaires se font par des acteurs et pour des raisons différentes, et aboutissent à des décisions différenciées. En revanche, on observe des circulations et des jeux complexes de renvois entre les niveaux mobilisés. La gestion des relations entre État et religion s'en voit reconfigurée : les cadres normatifs et la jurisprudence associés au champ transnational des droits de l'Homme mais aussi à des droits acquis dans d'autres contextes nationaux offrent des opportunités pour les revendications de minorités religieuses, tout en contraignant leur articulation dans le champ judiciaire.The judicialization of the Alevi issue
The judicialization of the Alevi issue in three judicial spaces – Turkey, Germany where numerous Alevis have settled, and the ECHR – shows that there is no judicial globalization, defined as a standardization of doctrines, case law, and networks of actors on an international scale. In each context, courts are mobilized by various actors and for different reasons, and lead to various decisions. However, there are circulations and a complex play of cross references between those levels. This, in turn, impacts the way state-religion relationships are negotiated : the normative framework and case law linked to the transnational field of human rights but also to rights obtained in other national contexts provide opportunities for demands by religious minorities, while also shaping the way they can be claimed for in the judicial field. - Les cours constitutionnelles, agents de la domestication étatique du religieux : Les enseignements d'Israël et de la Malaisie - Ran Hirschl p. 735-757 Cet article examine l'évolution du rôle du droit constitutionnel et des juridictions suprêmes dans la régulation du religieux en Israël et en Malaisie – deux cadres constitutionnels complexes de « démocraties ethniques » – occupant une position intermédiaire peu explorée entre régime de stricte séparation entre État et religions et « théocratie constitutionnelle » à part entière. Une combinaison de facteurs instrumentaux et systémiques, en particulier la tendance « étatiste » inhérente au champ constitutionnel, est à la source d'une jurisprudence dont les décisions les plus marquantes confortent une variante nationalisée de la religion, validée par l'État ; les cours constitutionnelles dépossèdent la religion de sa dimension radicale et la placent sous contrôle constitutionnel. Dans ces pays et d'autres du même type, le champ constitutionnel représente par conséquent une arène attractive pour les groupes sociaux qui s'opposent à l'expansion d'un droit fondé sur une normativité religieuse dépassant les frontières du métarécit national de référence.Constitutional courts as religion-harnessing agents
In this paper I examine the evolving role of constitutional law and courts as religion-harnessing agents in Israel and Malaysia – two complex constitutional settings, “ethnic democracies” by some classifications – that occupy the largely uncharted middle-ground between a strict separation of religion and state, and a full-fledged “constitutional theocracy”. As I show, a combination of instrumentalist and systemic factors, most notably the embedded “statist” inclination of the constitutional domain, generate landmark jurisprudence that supports a nationalized, state-endorsed variant of religion and at the same time disarms religion of its radical edge and brings it under constitutional check. As a result, the constitutional domain in these and other similarly situated countries has become an attractive arena for those who oppose the expansion of religion-based morality beyond the boundaries of the canonical national meta-narrative.
- Gouverner le religieux avec les juges. Introduction - Claire de Galembert, Matthias Koenig p. 631-645
Chronique bibliographique
- Lectures Wébériennes - p. 759-768
- Lectures critiques - p. 769-796
- Comptes rendus - p. 797-842