Contenu du sommaire : La longue durée en débat - Histoire des sciences
Revue | Annales. Histoire, Sciences Sociales |
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Numéro | vol. 70. no 2, avril 2015 |
Titre du numéro | La longue durée en débat - Histoire des sciences |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
La longue durée en débat
- La longue durée en débat - p. 285-287
- Le retour de la longue durée : une perspective anglo-américaine - David Armitage, Jo Guldi, Jérôme Baudry p. 289-318 Depuis les années 1970, la plupart des historiens anglophones ont travaillé sur des périodes temporelles s'étendant de cinq à cinquante ans. L'étroitesse de ce champ de vision, ce repli face aux périodes plus longues généralement étudiées jusqu'alors, ont contribué à détacher d'eux un lectorat plus large ainsi qu'à les priver de l'influence qu'ils avaient pu avoir sur le débat public. Cet article étudie les causes et les conséquences de ce repli et propose une solution à la crise de confiance et à la désaffection qu'il a créées. On y soutient qu'un retour à ce que Fernand Braudel a appelé en 1958 dans les Annales la longue durée est à la fois nécessaire et à portée de main : nécessaire si l'on veut que l'histoire retrouve sa place en tant que science sociale critique, à portée de main si l'on pense à la masse de données historiques désormais disponibles et aux nouveaux outils numériques qui permettent de les analyser.The Return of the Longue Durée: An Anglo-American Perspective Since the 1970s, most historians in the anglophone world have worked on timescales of between five and fifty years. This narrow focus represented a retreat from the longer periods generally covered before the late twentieth century and served to cut them off from wider reading publics and to deprive them of the influence on public policy and global governance they had once had. This article surveys the causes and the consequences of this retreat and proposes a solution for the crisis of confidence and of relevance it has created. A return to what Fernand Braudel had classically termed the longue durée in the Annales in 1958 is now both imperative and feasible: imperative, in order to restore history's place as a critical social science; feasible, due to the increased availability of large amounts of historical data and the digital tools necessary to analyze them.
- Faut-il réinitialiser l'histoire ? - Lynn Hunt, Antoine Heudre p. 319-325 Les arguments de David Armitage et Jo Guldi sur la crise de l'histoire se fondent sur des affirmations qui ne sont que peu, voire aucunement, étayées par des faits ; ils ont également mal interprété leurs propres données. Puisque le doute plane sur la nature de cette crise, il s'ensuit que leur récit des causes peut également être remis en question. D. Armitage et J. Guldi confondent micro-histoire et histoire culturelle et, de ce fait, dénaturent le travail des historiens culturels. L'une des alternatives à cette interprétation erronée est d'examiner les moments précédents de perception d'une « crise » chez les historiens. Ceux-ci se sont en effet inquiétés de problèmes similaires depuis près d'un siècle. Pour comprendre la spécificité de la crise actuelle, il serait utile d'examiner les effets de la démocratisation continue de l'enseignement supérieur plutôt que de blâmer certains historiens pour avoir détourné la discipline de ses enjeux.Does History Need a Reset? The arguments of David Armitage and Jo Guldi about the crisis of history depend on assertions that have little or no factual basis; they misread their own data. Since the nature of the crisis is in doubt, it follows that the authors' narrative of its causes must also come into question. They confuse microhistory with cultural history and mischaracterize the work of cultural historians. An alternative to their misreading and mischaracterization is to look at previous moments of perceived “crisis.” Historians have been worrying about similar issues for nearly a century. To understand the distinctiveness of the present crisis, it would be useful to consider the effects of the relentless democratization of higher education rather than to blame certain historians for pushing history off course.
- L'e-story ou le nouveau mythe hollywoodien - Claudia Moatti p. 327-332 The History Manifesto de David Armitage et Jo Guldi suscite un vaste débat aux États-Unis. Nous le critiquons sous trois aspects : leur postulat d'une « crise morale » de l'histoire – qui ne repose sur aucune analyse des attentes de notre époque en termes de savoir et de quête de sens ; leur idéologie technologique, qui sous-tend la proposition de revenir à la longue durée et aux grandes synthèses grâce à la quantité de sources mises à la disposition des chercheurs par la numérisation ; leur conception de l'utilité de l'histoire qui traduit une confusion problématique entre la vulgarisation, l'enseignement et la recherche et une soumission aux directives institutionnelles. Marqué par un retour à un positivisme scientiste, ce manifeste qui fait fi de la transmission lente des savoirs accumulés, témoigne en fait d'une régression philosophique et d'une disparition de la pensée critique. On propose par dérision d'appeler e-storique et e-story la réduction a priori de toute historicité et de toute critique dans la techno-chronologie et le marketing.E-Story and the New Hollywoodian Myth David Armitage and Jo Guldi's History Manifesto has sparked an important debate in the US. This article criticizes three specific aspects of their work. First, it takes issue with their description of a “moral crisis” of history, which they postulate without any discussion of serious epistemological and political issues. Second, it calls into question their enthusiasm for technological solutions, an ideological stance highlighted by their call for a return to long-term history and large-scale syntheses relying on the crunching of vast quantities of digitized data. Finally, it interrogates their conception of the utility of history, a notion that reveals serious confusion between research, teaching, and popularization and supports their unquestioning acceptance of the direction taken by institutions of higher learning. Although the scientism and positivism expressed in their manifesto illuminate their lack of attention to, and perhaps simply awareness of, the slow construction and transmission of accumulated knowledge, they do reflect the prevailing intellectual nonchalance and philosophical regression. The authors' vision would see the replacement of “history” by “e-story,” the dissolution of historicity and scholarly critiques and their substitution by techno-chronology and marketing.
- Un nouveau combat pour l'histoire au XXIe siècle ? - Francesca Trivellato, Antoine Heudre p. 333-343 Cet article noue un dialogue avec certaines des questions soulevées par David Armitage et Jo Guldi dans « Le retour de la longue durée : une perspective anglo-américaine » et évalue la résonance de leur article chez les lecteurs des Annales. En particulier, il conteste le classement, sous la catégorie de micro-histoire, d'une variété d'études historiques menées sur de courtes périodes de temps. Il interroge également l'argument selon lequel ces études seraient la preuve d'une « crise morale » qui aurait dominé l'historiographie anglophone de la révolution culturelle de 1968 à la crise financière mondiale de 2008. En outre, l'article compare les significations moins conventionnelles que Fernand Braudel a attribuées à l'origine à la longue durée avec les interprétations de D. Armitage et J. Guldi. Enfin, il se demande comment, dans la pratique, les historiens sont censés suivre l'invitation des deux auteurs à aller au-delà de la formation et des connaissances spécialisées pour produire des lectures nouvelles et originales de l'histoire humaine depuis ses origines.A New Battle For History in the Twenty-First Century? This article engages with some of the questions raised by David Armitage and Jo Guldi's “The Return of the Longue Durée: An Anglo-American Perspective” and their resonance among readers of the Annales. In particular, it challenges their classification of a variety of different historical studies of short periods of time under the rubric of “microhistory.” It also questions their argument that such studies are evidence of a “moral crisis,” which allegedly dominated anglophone historiography from the cultural revolution of 1968 to the global financial crisis of 2008. Furthermore, the article contrasts the less conventional meanings that Fernand Braudel originally attributed to the longue durée with the ways that Armitage and Guldi interpret this expression. Finally, it asks how, in practice, historians are supposed to follow Armitage and Guldi's invitation to move beyond specialized training and knowledge to produce sweeping new and original interpretations of millennia of human history.
- Une histoire sans sciences sociales ? - Claire Lemercier p. 345-357 Cet article discute l'association affirmée par David Armitage et Jo Guldi entre usage de sources numérisées, quantification et retour à la longue durée, sur la base d'une tradition d'histoire quantitative ouverte aux sciences sociales et renouvelée par la micro-histoire. Il rappelle que la numérisation de nombreuses sources n'exonère pas de toute prudence dans l'analyse, notamment du fait des biais qu'elle crée. Il insiste surtout sur le fait qu'elle ne règle en rien une question centrale pour la quantification : celle de l'anachronisme contrôlé, c'est-à-dire de la difficile création de catégories adéquates lorsque l'on veut compter sur la longue durée. L'auteure discute aussi des implications d'un choix exclusif de la longue durée pour la réflexion historienne sur les causalités. La longue durée n'est-elle qu'une échelle de pure description ? Si ce n'est pas le cas, peut-elle éviter une version simpliste, de la dépendance au sentier ? Pour éviter ces écueils, il faut prendre en compte les débats des sciences sociales sur l'articulation des temporalités et des causalités.A History Free of the Social Sciences? According to David Armitage and Jo Guldi, digitized sources and quantification almost naturally lead to the sort of longue durée history that they try to promote. This paper questions this assertion on the basis of the long tradition of quantitative history, open to exchanges with the social sciences and revived, not annihilated, by microhistory. The digitization of numerous historical sources does not call for less caution in our analyses—quite the contrary, as it creates new biases. More importantly, it does not solve the crucial question of controlled anachronism, i.e. the need for carefully constructed categories in any quantification based on the longue durée. The article also addresses the implications of choosing the longue durée as the exclusive basis for reflections on historical processes and causality. Is longue durée purely a scale for description? If not, can it avoid a simplistic vision, a mono-causal path dependency? To avoid such pitfalls, the author advocates taking into account the wider debates within all the social sciences on timescales and causality.
- Longue durée et profondeurs chronologiques - Christian Lamouroux p. 359-365 Cette brève contribution vise à replacer l'article de David Armitage et Jo Guldi dans un contexte historiographique élargi à l'histoire de la Chine, puisque Fernand Braudel prit garde dès l'origine de lier sa perspective de la longue durée à l'étude renouvelée des aires culturelles. En abordant les champs de l'histoire sociale et économique et, au-delà, des sciences sociales, les spécialistes de la Chine, en Europe comme aux États-Unis, déconstruisirent la trop longue durée de l'histoire chinoise en mettant en lumière son dynamisme, étouffé par ce qui n'était jusque-là qu'une « civilisation ». Ce mouvement a favorisé une heureuse spécialisation qui peut aujourd'hui s'appuyer sur des big data, construites en particulier dans l'entourage immédiat des deux auteurs.The Longue Durée and In-Depth Chronologies This short contribution aims to place David Armitage and Jo Guldi's article within a broader historiographical context, including that of Chinese history. From the outset, Fernand Braudel was careful to link his vision of the longue durée with the new “area studies” exploring international cultures. By studying social and economic history and more generally by using approaches drawn from the social sciences, European and American specialists of China have deconstructed the overly longue durée of Chinese history and shed light on its dynamism, previously hidden under the notion of a so-called “civilization.” This process facilitated a successful specialization, which can today be supported by the “big data” being compiled in circles close to the two authors.
- Pour une « histoire ambitieuse » : Une réponse à nos critiques - David Armitage, Jo Guldi, Antoine Heudre p. 367-378 Cet article répond aux multiples critiques formulées contre la thèse de David Armitage et Jo Guldi selon laquelle la longue durée est de retour après une période de retrait et qu'elle fait bien de revenir, afin de faire revivre la discipline historique comme une science humaine critique. Ils soutiennent que la longue durée a des significations différentes selon les traditions historiques ; que son importance pour le public non universitaire ne sera pas la même que pour le lectorat universitaire ; que la longue durée doit être combinée avec d'autres échelles de temps historiques (y compris ceux couverts par le domaine de la microhistoire) ; que cette combinaison d'échelles peut nous aider à mieux comprendre le présent à la lumière du passé et à nous orienter dans le futur ; en somme, que le retour de la longue durée peut être un moyen, parmi d'autres, de faire face à la « crise des humanités » vécue par les chercheurs dans le monde entier.Pour une “histoire ambitieuse”: A Reply to Our Critics This article responds to a variety of criticisms regarding our thesis that the longue durée is returning after a period of retreat, and that it should return, as a means to revive the discipline of history as a critical human science. We argue that the longue durée has different meanings in distinct historical traditions; that its importance for non-academic audiences will not be the same as for an academic readership; that the longue durée has to be combined with other historical timescales (including those covered by the field of microhistory); that this combination of scales can help us all better understand the present in light of the past and then orient ourselves towards the future; and, in sum, that the revenant longue durée can be one means, among others, to address the widespread “crisis of the humanities” discerned by scholars around the world.
Histoire des sciences
- Fabriquer l'histoire des sciences modernes : Réflexions sur une discipline à l'ère de la mondialisation - Antonella Romano p. 381-408 De quoi l'histoire des sciences est-elle l'histoire ? En quoi les travaux qui s'en réclament définissent-ils un domaine homogène ? Quels en sont les défis actuels ? La récente traduction en français des travaux de Simon Schaffer et la publication dans ce même volume des Annales de son article issu de la conférence Marc Bloch 2014 sont les deux prétextes d'une réflexion historiographique sur les bouleversements profonds qui ont affecté le domaine dans les trente dernières années, principalement en France, depuis sa recomposition à partir de l'apport des sociologues et anthropologues des sciences. Il s'agit en outre de mesurer les effets de l'abandon d'un des paradigmes fondateurs de l'histoire des sciences, celui de la révolution scientifique comme avènement de la modernité en science, nourri d'une vision européocentrique de la production des savoirs. Si aujourd'hui la plupart des travaux qui concernent la période moderne partagent un même souci de démarcation vis-à-vis d'une telle approche, ils sont aussi confrontés à d'autres défis : celui des processus de la mondialisation par la science, celui de la multiplicité des sites et des configurations sociales qui participent à la mondialisation. Ces défis interrogent les méthodes et les styles en histoire des sciences, comme plus généralement dans les sciences sociales.Writing the History of Early Modern Science: Reflections on a Discipline in the Era of Globalization What kind of history is the history of science? To what extent does the academic research labeled as such delineate a homogeneous field? What are the current challenges that it faces? The recent translation of Simon Schaffer's works into French, along with the publication of his 2014 Marc Bloch Lecture in the Annales, provides the framework for this article's historiographical reflection on the profound changes that have taken place within the field over the last thirty years, particularly within a French context. The analysis is twofold. First, it aims to trace how new approaches to the sociology and anthropology of science have reconfigured the boundaries of the field. Second, it considers the effect of the abandonment of one of its major historiographical paradigms by most of the scholars currently working on early modern science: the scientific revolution as the rise of scientific modernity, underpinned by a Eurocentric vision of the production of knowledge. Although most research on the early modern period now strives to distance itself from this narrative, it must also face new challenges and questions—in particular the role of science in the processes of globalization and the multiplicity of sites and social configurations that participate in it. These challenges point towards new methods and styles in the history of science, and, more broadly, the social sciences.
- Les cérémonies de la mesure : Repenser l'histoire mondiale des sciences - Simon Schaffer p. 409-435 Longtemps, les pratiques de la mesure ont été prises comme des techniques autorisées qui traversent particulièrement bien et facilement les frontières culturelles, des techniques prises aussi comme un signe et une cause de la prédominance apparente des modes occidentales des sciences. L'attention aux rituels de la mesure et à l'émergence des formes de savoir qui accompagnaient la mesure, les sciences de métrologie notamment, aide à remettre en cause ces présupposés. On peut utiliser des récits du commerce silencieux, souvent situés en Afrique occidentale, et des histoires des origines rituelles de la mesure, développées par l'anthropologie et par l'histoire conjecturelle, pour sonder comment les pratiques de la mesure voyageaient et se transformaient. En particulier, les recherches de Marc Bloch, historien éminent des cérémonies et du pouvoir, peuvent aider à éclairer les rapports entre la géographie historique de la métrologie et l'étendue des sciences. Sa brillante analyse du rituel royal des anneaux magiques et de sa fortune donne un exemple et un précédent importants des épisodes cérémoniels et culturellement considérables dans l'histoire longue de la science de la mesure.Ceremonies of Measurement: Rethinking World Histories of Science The practices of measurement have long been taken as authoritative techniques that travel unusually well and easily across cultural boundaries, and as a sign and cause of the seeming dominance of Western modes of science. Attention to the rituals of measurement, and to the emergence of the forms of knowledge that accompanied measurement, notably the sciences of metrology, helps challenge these assumptions. Stories of the silent trade, often located in western Africa, and of the ritual origins of measurement, developed within anthropology and conjectural history, can be used to explore how measurement practices traveled and changed. In particular, the work of Marc Bloch as the preeminent historian of ceremony and power can help illuminate the relation between the historical geography of metrology and the scope of the sciences. His brilliant analysis of the royal ritual of cramp rings and its fate provides an important example and precedent for comparably ceremonial and culturally significant episodes in the long history of the science of measurement.
- Fabriquer l'histoire des sciences modernes : Réflexions sur une discipline à l'ère de la mondialisation - Antonella Romano p. 381-408
Historiographie et sciences sociales
- Comptes rendus - p. 439-552