Contenu du sommaire : Le passé mobilisé
Revue | Politix |
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Numéro | vol. 28, no 110, 2015 |
Titre du numéro | Le passé mobilisé |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Éditorial - p. 3-6
Dossier : Le passé mobilisé
- Le choix des larmes. La commémoration comme mode de protestation - Stéphane Latté p. 7-34 Si l'histoire a récemment exhumé les formes de « contestation par le deuil », la sociologie de l'action collective demeure en revanche silencieuse sur des pratiques commémoratives estimées impropres à l'expression d'opinions politiques. Cet article vise donc à rétablir les hommages aux victimes parmi les modalités routinières de la protestation. En nous appuyant sur une base de 170 marches silencieuses, nous montrons de quelle manière les acteurs associatifs et syndicaux s'emploient à tordre le rituel funéraire pour y loger des fragments de revendication. Puis, nous rapportons ces démonstrations d'affliction aux propriétés des groupes qui s'en saisissent et aux interactions qui les lient aux forces de l'ordre, aux publics enrôlés et aux soutiens militants. Cet article propose ainsi une sociologie des répertoires émotionnels endossés dans l'action collective et plus spécifiquement une analyse des ressorts de la manifestation politique du deuil.Although some historical works have recently unearthed different ways to “protest through mourning,” commemorative practices have remained outside the field of the sociology of collective action, as they have been considered inappropriate for the expression of political views. The aim of this article is to reinstate the tribute to victims as a regular mode of protest. Through an examination of 170 silent marches, I show how activists of associations or trade unions try to shape the funeral ceremony in a way that includes elements of political demands. Then I relate these expressions of grievance to the properties of the social groups who launched them, to their relationship to the authorities, to the actors they mobilize, and to their militant supporters. This article thereby contributes to a sociology of emotional repertoires embedded in collective action, and more precisely to an analysis of the mechanisms of protest mourning.
- Fouiller… Militer : Penser la cause des « disparus » du franquisme à l'aune des carrières d'archéologues et d'anthropologues - Sélim Smaoui p. 35-62 La problématisation de la cause des « victimes du franquisme », apparue depuis le début des années 2000 en Espagne, hybride d'une part des logiques de transmissions mémorielles et d'autre part l'usage de référents promus par le champ international des pratiques dites « post-conflictuelles » (mobilisations de « victimes », politiques de « réconciliation », lutte pour la « vérité, la justice et la réparation », contre l' « impunité », etc.). Afin de documenter les modalités de cette hybridation, cet article propose de placer la focale sur les carrières individuelles d'une certaine catégorie d'acteurs de cette cause : non pas celle des héritiers des « disparus », mais des professionnels, archéologues et anthropologues physiques, engagés dans la recherche des corps gisant dans des fosses communes et dont les compétences pratiques participent précisément de la construction de la cause portée.Cet article combine une analyse processuelle de l'engagement ainsi qu'une approche soucieuse des formes d'expérimentations sensibles générées par le traitement concret d'un problème public. Il met en évidence que, loin d'être des problématiques soudainement greffées ou des ressources d'actions purement instrumentales, la « thématique mémorielle » comme les préceptes moraux du post-conflit (« vérité », « réparation », « lutte contre l'impunité », « disparu », etc.) sont des problématiques éprouvées affectivement et intellectuellement par les experts, tout en étant ajustées à des préoccupations et des inclinations forgées lors des expériences biographiques. En retraçant diachroniquement les multiples expériences de socialisations (familiales, militantes, professionnelles) des acteurs, il s'agira de démontrer que les experts ont éprouvé, sur le long cours, des expériences (sensibles, cognitives, pratiques) et intériorisé des cadres d'interprétations (militants, scientifiques, moraux) qui président à la mise en forme ultérieure de la cause.The “victims of Francoism” have, since the start of the twenty-first century, been at the heart of a cause located at the crossroads between memory and its transmission on the one hand, and referents drawn from international “postconflict” practices on the other (including “victims” advocacy mobilizations, “reconciliation” policies, or the struggle for “truth” and against “impunity”).In order to document such a hybridization process, this article departs from the individual trajectories of a particular category of actors involved in such a cause. Rather than focusing on relatives of the “disappeared,” it looks at professionals—archaeologists and physical anthropologists—who are involved in the search for and identification of the bodies buried in mass graves. Their skills contribute directly to shaping the cause that they further.This article is interested as much in the process of their involvement as it is in their thorough approach of sensitive experiments that stem from the practical handling of a public issue. It shows that, far from being purely coincidental or consisting mainly of instrumental resources for action, “memory” has in fact emerged as an issue along with postconflict-related moral precepts (“truth,” “reparation,” “struggle against impunity,” or “disappeared”). Moreover, experts also experience these at an affective and intellectual level, as well as in line with personal concerns and inclinations forged in their own biographies. Through diachronically addressing the various contexts of their socialization (family, activism, career), I show that these actors have gone through a whole set of sensitive, cognitive, or moral experiences over a long period that have led them to internalize frameworks of interpretations (be they militant, scientific, or moral) that, in turn, prove key to their input in shaping the cause of victims.
- Militer pour la mémoire : Rapport au passé et luttes minoritaires dans deux anciens ports négriers - Renaud Hourcade p. 63-83 Cet article s'intéresse aux conditions d'émergence et de structuration de mobilisations mémorielles à Nantes et Bordeaux, deux anciens ports négriers. À partir d'une étude de terrain portant sur deux associations locales, il identifie l'expérience du racisme comme un aspect central de cet engagement. Ce constat amène à interroger les modalités de transfert et de traduction qui font que les acteurs passent d'un problème de discriminations à des revendications d'ordre mémoriel, s'inscrivant dans le registre de la politique symbolique. Le rôle joué par les « entrepreneurs de mémoire », positionnés à l'interface entre production de normes mémorielles internes au groupe, production identitaire et luttes de statut tournées vers la reconnaissance, apparaît décisif à cet égard. Les profils, représentations et pratiques de deux d'entre eux sont présentés en détail.Drawing on an ethnographic study, this article deals with the emergence and structuration of local memory mobilizations in Nantes and Bordeaux, two former slave-trade ports. The shared experience of racial discrimination appears as a strong incentive for involvement in such mobilizations. This observation leads to a central question : Why and how is the race question translated into a struggle concerned with public memory ? The role of “memory entrepreneurs” appears central in this matter. Two of them are presented in detail, and their specific social profile and function are analyzed. Their position at the interface between memory norms, identity production, and recognition claims at the political level makes them key actors in this process.
- La « société civile » entre protestation et prestations. Organisations de victimes, compétition partisane et néo-corporatisme en Bosnie-Herzégovine - Cécile Jouhanneau p. 85-110 Prenant pour objet une organisation de victimes de guerre omniprésente dans la Bosnie-Herzégovine des années 2000, cet article s'émancipe du débat relatif à la contribution de la « société civile » à la démocratisation et lui préfère une étude empirique des liens entre État, partis politiques et organisations collectives. En pointant le rôle que joue l'Union serbe de détenus de camps dans les entreprises partisanes de conquête et d'exercice du pouvoir, puis en dévoilant la place occupée par cette organisation dans le système pyramidal de représentation des intérêts et de répartition des ressources publiques en Republika Srpska, cet article met au jour les logiques partisanes et néo-corporatistes de certaines mobilisations de victimes de guerre. Si ce mode de gouvernement reflète les continuités relatives du néo-corporatisme yougoslave dans la Bosnie-Herzégovine post-socialiste, il est également affecté par les modalités de l'intervention internationale de construction de la paix.In order to elucidate the activities of one of the most vocal Bosnian war victims' organizations, this article eschews the dominant debate over the contribution of “civil society” to democratization, and instead examines the complex links between the state, political parties, and collective organizations. It first points to the role that the protests of the Serb Union for Camp Detainees play in intra-Serb party politics, and it then signals the place of this organization in the provision of public resources. This article thus unravels the partisan and neocorporatist logics of Bosnian war victims' mobilizations, the crucial part they play in the consolidation of ethnocracy in postsocialist Bosnia, and the contribution of international peacebuilding intervention to such a form of government.
- « À partir de quoi pouvait-on reconstruire ? » Les turbulences de l'écriture de l'histoire dans la Russie post-soviétique - Nicolas Werth, Gilles Favarel-Garrigues, Brigitte Gaïti, Boris Gobille p. 111-135
- Le choix des larmes. La commémoration comme mode de protestation - Stéphane Latté p. 7-34
Varia
- Le rire et le sacré : La révolte graphique du caricaturiste Louis Marie Bosredon en 1848 - Olivier Ihl p. 137-170 Après la chute de la Monarchie de Juillet, les images lithographiées se lancent à l'assaut du politique. Dès le printemps 1848, Louis Marie Bosredon, ouvrier socialiste, participe à cette révolte. Il multiplie les caricatures, notamment avec une série de dessins édités par Lordereau, rue Saint-Jacques ou par Bès et Dubreuil, rue Gît-le-Cœur. Comme pour mettre à bas l'éminence visuelle du roi. En s'efforçant de retrouver le temps et la narration de ces images fixes, cet article s'efforce de comprendre en quoi ces tirages participent de l'événement politique. Car la République n'a pas seulement ouvert, en 1848, un espace de libertés, celui des rires de lèse-majesté. Elle a tenté de donner son éclat à la souveraineté d'un peuple-roi. Longtemps inconnu, ce dessinateur n'a pas juste ri des grands qui chutaient. Il s'est appliqué à mettre en scène une autre formule de grandeur. Pour le mesurer, il faut interroger l'art comique de ce graveur. Non pas se contenter d'interpréter chaque dessin, en posant d'hypothétiques « significations », mais renouer avec leur structure sociale, notamment au travers les projets et dispositions qui, concrètement, ont pu les inspirer. Comment ses estampes, aujourd'hui presque sans vie, sont-elles entrées en insurrection ? Quel rôle le rire a-t-il joué dans cette recomposition du sacré en politique ? Un axe de recherche qui invite à expliquer de quoi se nourrit la révolte graphique de Louis Marie Bosredon, en somme, en quoi la caricature a pu donner libre cours à sa critique du gouvernement représentatif.This paper argues that satirical lithographs in nineteenth-century Paris allowed a representation of the people's sovereignty to take root in the social and political order. After the collapse of the July Monarchy in 1848, lithographs began to make irreverent depictions of the political realm. Desacralizing royal figures was their primary purpose. In the early days of this satirical turn, a socialist worker named Louis Marie Bosredon joined the revolt and drew a dozen caricatures that mocked the king. In 1848, the French Republic not only gave people the freedom to laugh but also consecrated popular sovereignty. Hundreds of drawings and caricatures represented “the common people.” Bosredon was one of these caricaturists who laughed at the king and celebrated the person in the street. Analysis of his production relies not so much on making interpretations as it does on connecting them to their social and political context. How did these drawings become political ? How did laughing change what was considered sacred about the exercise of power ? The case of Louis Marie Bosredon allows us to understand how criticisms of the representative government were articulated at the time. This logic is not only a matter of the past : a parallel will be made with the birth of comic strips. Still images have their own temporality and narrative styles. They are a key component of what constitutes a political event.
- Entre dépendance et rêve d'autonomie. Les usages populaires de l'État au Venezuela contemporain - Federico Tarragoni p. 171-193 Après les désillusions de la gouvernance néo-libérale, de nombreux États latino-américains s'ouvrent progressivement à une « société civile populaire » via la généralisation de dispositifs participatifs hybrides, agençant responsabilisation des bénéficiaires des politiques publiques dans les barrios et activation d'une « démocratie de surveillance ». En se fondant sur des enquêtes ethnographiques réalisées entre 2007 et 2011 sur les Conseils communaux vénézuéliens, cet article montre que les nouveaux rapports populaires à l'État peuvent être lus en croisant deux variables sociologiques, l'explicitation d'un état de dépendance et la production de nouveaux référents pour l'autonomie. Quatre types d'« usages populaires de l'État » apparaissent ainsi clairement (la dépendance refoulée, le victimisme, le conflit et la dépendance assumée), témoignant de la complexité des formes de politisation populaire enclenchées par le nouvel « État participatif ».After two decades of neoliberal governance, Latin American states have turned to the model of a “popular civil society” through participatory devices, which seems to have generated new forms of citizenship in popular barrios and a “surveillance democracy.” Based on two ethnographic research projects (2007–2011) on Venezuelan Consejos comunales, this paper aims to show that these new popular relationships with the state are the result of two sociological variables : dependence and autonomy. Within a new typology of popular relationships with the state—refused dependence, victimizing, conflict, and accepted dependence—it shows the complexity of popular politicization produced by a “participatory state.”
- Le rire et le sacré : La révolte graphique du caricaturiste Louis Marie Bosredon en 1848 - Olivier Ihl p. 137-170
Lecture critique
Notes de lecture
- Notes de lecture - p. 213-226