Contenu du sommaire : Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècle) - La parenté dans la France moderne - Histoire moderne et sciences sociales

Revue Annales. Histoire, Sciences Sociales Mir@bel
Numéro vol. 70, no 4, décembre 2015
Titre du numéro Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècle) - La parenté dans la France moderne - Histoire moderne et sciences sociales
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècle)

    • Les délégations de la Seigneurie (XVIe-XVIIIe siècle) : Communication politique ou pratique de négociation entre Venise et la Terre ferme ? - Alessandra Sambo p. 819-848 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À l'époque moderne, l'État vénitien – composé d'une ville (la Dominante), des domaines de Terre ferme et de possessions maritimes – se présente comme une réalité complexe dans laquelle coexistent des cultures, mais surtout des systèmes juridiques profondément différents. Cet article analyse un type particulier de suppliques, fréquemment utilisé par les sujets et destiné à suspendre le procès et à obtenir son transfert (delegazione) à une autre cour locale ou vénitienne. Les principes et les modalités qui inspirent le recours à ces suppliques sont abordés à partir des catégories interprétatives de l'État juridictionnel pré-moderne, grâce auxquelles peut être proposée une lecture du système juridique vénitien en cohérence avec celui des autres États européens. Au sujet, qui a des motifs de croire que le jugement d'un procès sera contaminé par l'inégalité de position et de ressources des parties, est concédé le droit de supplier à la Seigneurie la grâce de déléguer la cause à une autre cour. La procédure pour la concession de cette grâce, qui est un acte politique, repose sur l'examen contradictoire des parties et débouche sur un jugement. Bien que dans le cours du procès soient maintenues des garanties analogues à celles de la procédure civile et criminelle ordinaire, cette nature mixte de la délégation fait que le jugement ne peut pas seulement se conformer à de rigides normes juridiques, mais est un acte discrétionnaire de la part de juges patriciens qui appliquent une lecture politique du contexte de l'affaire. De ce fait, la supplique, pour être persuasive, doit proposer une version « politique » des faits, en lieu et place de la vérité légale. Cette procédure induit aussi une négociation car les parties jouissent d'une forte autonomie dans la gestion du conflit et, parfois, l'objectif n'est pas tant une décision judiciaire que la création de conditions plus favorables à la pratique d'un contradictoire extrajudiciaire non violent. Ce caractère négocié de la procédure a facilité sa large diffusion ; en retour, cette sortie volontaire des réseaux locaux a créé les conditions d'une contamination culturelle des systèmes juridiques, dans laquelle on peut voir l'embryon d'un lexique commun entre les divers sous-systèmes qui composent l'État vénitien.
      In the early modern period, the Venetian state—consisting of the city (known as La Dominante), the western regions of the Terraferma, and the coastal territories in the Mediterranean—was a complex entity, in which different cultures and juridical systems coexisted. This article analyzes a frequently used type of petition, designed to adjourn a trial and delegate the proceedings to another court in Venice itself or outside of the city. Reading the procedures and guiding principles of this delegation or delegazione according to the interpretative categories of the premodern “jurisdictional state” opens up new interpretations of the Venetian legal system, which subsequently appears more consistent with the law of other European countries. A subject who feared that the outcome of a trial would be compromised by differences in position or resources between the parties had the right to petition the Signoria to have it delegated to another court. The procedure for granting this favor or grace—which should be considered as a political act—was based on a cross-examination of both parties resulting in a judgment. Although this trial was subject to the same guarantees as ordinary civil or criminal procedures, the “mixed” nature of the delegazione meant that its resolution did not simply depend on the application of strict legal standards. Instead, the judgment was a discretionary act on the part of the patrician judges, based on a political reading of the case and its context. Rather than seeking to present the legal truth, the petitions thus expressed political accounts of the facts in order to be persuasive. Moreover, the procedure also fostered negotiations between the parties, who enjoyed a great deal of autonomy in managing the conflict. In fact, sometimes the goal of a petition for delegazione was not to obtain a court decision but rather to create better conditions for an extrajudicial, nonviolent resolution of the dispute. This negotiatory aspect contributed to the procedure's popularity. In return, by bringing local disputes to the city of Venice, the petitioners laid the foundations for a cross-cultural legal “contamination,” the seed of a common vocabulary shared by the different legal subsystems that made up the Venetian State.
    • Adaptabilité versus inaliénabilité : Les dérogations des fidéicommis dans la Venise du XVIIIe siècle - Jean-François Chauvard p. 849-880 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À la différence d'autres États italiens, Venise n'a jamais cherché à réformer les fidéicommis, ces fondations testamentaires qui empêchaient l'aliénation des biens et définissaient in perpetuum la ligne de succession. Avec des hésitations, l'État patricien a cependant légiféré sur les fidéicommis à mesure qu'ils entraient en contradiction avec d'autres institutions (dot, fisc) et d'autres systèmes de normes (crédit). Au nom de leur intérêt, il a aussi défini les conditions de levée de l'inaliénabilité des biens, dépassant la contradiction entre la conservation à l'identique et des accommodements avec le principe de prohibition. Comment s'opérait le passage entre l'indisponible et le disponible ? Tel est l'objet de cet article qui met en évidence la différence de traitement des biens immeubles et des capitaux sujets à fidéicommis. À partir du xvie siècle, la levée de l'inaliénabilité des biens immeubles était une prérogative du Grand Conseil, l'organe souverain, à l'issue d'une lourde procédure qui impliquait plusieurs magistratures. L'octroi des dérogations par la grâce fut cependant parcimonieux à cause des conditions très restrictives d'acceptabilité des requêtes. L'image des biens immeubles qui ne sortaient qu'exceptionnellement des fidéicommis contraste avec celle des capitaux assujettis – rentes publiques ou prêts aux particuliers – qui étaient appelés à circuler à la faveur de remboursements et qu'il fallait réemployer au bénéfice du fidéicommis. Les juges du Procurator avaient le contrôle sur la procédure de levée de dépôt destinée à ce que le représentant du fidéicommis n'ait jamais les capitaux entre les mains. Garants de l'intégrité des fidéicommis, les juges étaient placés dans une position ambivalente à l'égard des ayants droit dont ils devaient surveiller les actes et dont ils étaient aussi les auxiliaires. Pour les requérants, ce dispositif s'avérait d'une grande plasticité puisqu'il permettait de remodeler le contenu du fidéicommis sans changer le périmètre de sa valeur. Il imposait un cadre contraignant, mais protecteur, dans lequel ils avaient une réelle marge de manœuvre pour gérer les capitaux en administrateurs actifs. Il renvoie l'image d'un État patricien co-gestionnaire, et non d'un État réformateur.
      Unlike other Italian states, Venice never reformed the entail (fideicommissum), an inheritance mechanism that prohibited the alienation of property and defined the line of succession in perpetuum. However, the patrician republic did occasionally introduce new legislation relating to entails, especially when these came into conflict with other institutions such as dowries, taxation, or with other systems of norms such as private credit. It also defined the conditions for lifting the inalienability clause when there was a contradiction between the imperative of conservation of property and the need to accommodate the principle of prohibition. This article addresses this question by highlighting the different ways the entail applied to real estate assets and movable goods. From the sixteenth century, the authority to lift the inalienability clause on real estate assets was a prerogative of the Great Council, the republic's sovereign body, through a complex procedure involving several magistrates. These conditions were so restrictive that very few dispensations from entails were granted. If real estate only rarely changed hands outside of an entail, the situation was quite different for movable capital (i.e., bonds or private credit), which was supposed to circulate easily and to be reinvested so as to broaden the entail. The magistrates known as Giudici del Procurator had control over the procedure meant to authorize the use of entailed capital so that the heir of an entail could not dispose of it freely. Guarantors of the integrity of an entail, these judges found themselves in an ambivalent position in relation to the heirs: they served their interests while also monitoring their legal obligations. Heirs benefited from the flexibility of this legal device, which allowed them to reshape the content of an entail without changing the scope of its value. It imposed a constraining but protective framework, within which they could manage capital as if they were active administrators. This device suggests that the patrician republic was not a reformist state but an expression of the interests of its elites.
  • La parenté dans la France moderne

    • La France profonde : Relations de parenté et alliances matrimoniales (XVIe-XVIIIe siècle) - Gérard Delille p. 881-930 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À travers une approche comparative qui va de l'exposé des vicissitudes d'un individu (Denis Diderot) à l'étude des comportements de groupes sociaux très différents, à la fois urbains et ruraux, l'article montre pourquoi et comment, au-delà de certaines particularités dans les usages et les stratégies, une logique commune des échanges matrimoniaux se fait jour, qui constitue un trait distinctif de « l'identité » française et plus largement européenne occidentale. L'article remet en cause la distinction, avancée par Fernand Braudel, entre sociétés « étroites » faites de relations simples, concrètes, peu variables, et sociétés « larges et complexes ». La famille, la parenté, le mariage et l'alliance sont susceptibles d'une approche anthropologique ouvrant de nouvelles perspectives à la recherche historique. L'étude propose une première explication des fondements idéologiques d'origine religieuse qui ont soutenu cette logique et des éléments culturels et socio-économiques qui en ont déterminé la crise au cours des XVIIIe-XIXe siècles, en insistant particulièrement sur le problème de la mobilité de la population. Cette crise ouvre la voie au système contemporain. Les acquis de cet article conduisent à proposer quelques réflexions sur le problème du contexte en histoire.
      This article traces the emergence of the common system of matrimonial exchange that, despite certain particularities in customs and practices, forms an essential part of French, and more broadly Western European, “identity.” It adopts a comparative approach extending from the experiences of one individual, Denis Diderot, to the behavioral study of very different social groups, both urban and rural. In so doing, it questions the distinction made by Fernand Braudel between “narrow groups” consisting of simple, concrete relationships with few variations and “large and complex societies.” Anthropological approaches to family, kinship, marriage, and alliance open up new perspectives for historical research. The article thus provides an initial explanation of the ideological foundations, grounded in religion, which underpinned this matrimonial system and the cultural and socioeconomic factors that threw it into crisis in the eighteenth and nineteenth centuries, emphasizing in particular the mobility of populations. It was this crisis that paved the way for the development of the modern system. Finally, the article's findings give rise to certain reflections on the question of context in history.
  • Histoire moderne et sciences sociales

    • Who is below ? : E. P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture - Simona Cerutti p. 931-956 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'history from below a marqué plusieurs générations d'historiens, en suscitant des débats sur la recherche des sources ainsi que sur l'élaboration des méthodes nécessaires pour mettre en œuvre cette formule de recherche historique. La publication en français de l'ouvrage d'E. P. Thompson, Customs in Common (Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre, xviie-xixe siècle), est l'occasion de revenir sur cette approche. Il s'agit moins de se demander comment réaliser une histoire d'en bas que de s'interroger sur qui est ce « bas » dont on voudrait restituer l'histoire. L'article commence par passer en revue les traductions dont les textes d'E. P. Thompson ont fait l'objet en différentes langues, en montrant à quel point celles-ci ont contribué à produire une identification entre le below et les classes populaires que l'historien britannique avait lui-même tenté d'éviter. Ensuite sont analysées les réponses formulées par différents courants historiographiques récents – microstoria, spatial turn, études inspirées par Jürgen Habermas. Enfin, l'article propose une interprétation originale de ce programme de recherche, qui en fait moins l'histoire d'une couche sociale qu'un travail de sauvetage (rescue) de « ce qui aurait pu se passer ».
      The notion of “history from below” has influenced several generations of historians, inciting debates about the selection of sources as well as the methods necessary to put this program of historical research into practice. The publication of the French translation of E. P. Thompson's Customs in Common (Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre, xviie-xixe siècle) provides an occasion to revisit this approach. The central question is not so much how to write history “from below” as who precisely makes up the “below” of which the history must be reestablished. To this end, the article begins by reviewing the ways that Thompson's work has been translated into different languages, showing the extent to which these translations have contributed to the identification of “below” with the lower social classes, something that the British historian himself sought to avoid. It then goes on to analyze the ways that several recent historiographical currents—microhistory, the spatial turn, studies inspired by Jürgen Habermas—have responded to Thompson's concept. Finally, the article proposes a new interpretation of this research program: it is less the history of a social stratum than a sort of rescue operation, a way of seeking out “that which might have been.”
    • Le pouvoir du crédit au XVIIIe siècle : Histoire intellectuelle et sciences sociales - Antoine Lilti p. 957-978 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le terme « crédit » recouvrait une très large gamme de phénomènes. Il désignait non seulement une créance financière, comme de nos jours, mais aussi et même surtout la réputation d'une personne, la confiance qu'elle inspirait et, par conséquent, sa capacité d'action, notamment politique. Dans un livre audacieux, Credit, Fashion, Sex: Economies of Regard in Old Regime France, Clare Haru Crowston a essayé de comprendre la diversité des significations et des pratiques qui faisaient du crédit le « secret de polichinelle » de la société d'Ancien Régime. Nous essayons de prendre la mesure des enjeux soulevés par le livre et des questions méthodologique qu'il pose : comment peut-on écrire une histoire intellectuelle des pratiques sociales ?
      In the seventeenth and eighteenth centuries, the word “credit” covered a wide range of phenomena. It did not simply denote a financial debt, as it does now, but also—even primarily—signified one's reputation, the confidence one inspired, and therefore one's political agency. In her bold book, Credit, Fashion, Sex: Economies of Regard in Old Regime France, Clare Haru Crowston seeks to understand the diversity of meanings and practices that made credit the “open secret” of pre-Revolutionary French society. This article is an attempt to evaluate the issues raised by the book and the methodological questions it poses: how to write an intellectual history of social practices?
  • Comptes rendus