Contenu du sommaire : Sociologie politique des sciences
Revue | Politix |
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Numéro | vol. 28, no 111, 2015 |
Titre du numéro | Sociologie politique des sciences |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - p. 3-6
Dossier : Sociologie politique des sciences
- Ronds-points théoriques et passages à niveau analytiques : La sociologie politique peut-elle rencontrer la sociologie des sciences ? - Yann Bérard, Antoine Roger p. 9-26 Dans ses premiers développements, la sociologie des sciences a intégré un questionnement sur l'insertion des productions savantes dans des rapports de pouvoir, des mécanismes de légitimation politique et des dynamiques d'institutionnalisation. Elle a en d'autres termes entretenu des liens étroits avec la sociologie politique. L'affirmation des Science and Technology Studies a ensuite conduit à s'éloigner de cette démarche, au bénéfice d'une réflexion très large sur les relations entre savoirs et pouvoirs – davantage ancrée dans la théorie politique. Les articles réunis dans le dossier thématique ici présenté invitent à reprendre le dialogue et à retrouver le chemin d'une sociologie politique des sciences. Pour avancer dans cette direction, il paraît nécessaire de remiser des constructions théoriques qui produisent un effet d'évitement et de se concentrer sur quelques croisements analytiques. Des recherches peuvent porter sur l'autonomie de l'activité scientifique face au pouvoir politique – autrement dit sur le conditionnement politique des sciences et des techniques et sur la capacité des savants à orienter la conduite des politiques publiques. Il convient par ailleurs d'étudier le statut de l'expertise scientifique et ses évolutions, notamment sous l'effet de mécanismes supposés associer les profanes à la prise de décision politique.Theoretical Roundabouts and Analytical Level Crossings: Is an Encounter between Political Sociology and the Sociology of Science Possible? In its early stages, the sociology of science was concerned with the place of scholarly knowledge in power relationships, mechanisms of political legitimation, and dynamics of institutionalization. In other words, it maintained close contacts with political sociology. Then, the development of science and technology studies loosened these contacts and gave priority to broader thoughts about the interplay between knowledge and power—in tune with political theory. The papers gathered in the thematic issue that we present here provide the means to reopen a dialogue and to rediscover the path of a political sociology of science. In order to move in this direction, it seems that some theoretical frameworks should be swept aside inasmuch as they preclude any encounter between the sociology of science and political sociology. One should rather focus on analytical crossings. Emphasis should be laid on the autonomy of scientific activity in the face of political authorities—in other words, on the political orientation of science and technology and on scholars' ability to direct policies. One should also encourage research about the status of scientific expertise and its evolutions, especially as a result of mechanisms designed to involve lay people in political decision making.
- Grandeurs de l'écologie : D'un écotron à l'autre - Céline Granjou p. 27-45 Cet article contribue à explorer les revendications contemporaines de statut et d'importance de l'écologie à partir du cas des grandes infrastructures expérimentales de recherche que sont les écotrons. On s'appuie sur une enquête empirique réalisée autour des deux écotrons français construits à la fin des années 2000 et sur leur comparaison avec l'écotron construit à Londres au début des années 1990. On montre que l'agenda des recherches en écotrons combine l'inscription de l'écologie dans un registre classique de grandeur par la « dureté » sur le modèle de la physique, avec l'affirmation d'un registre de grandeur par la « pertinence » sur le modèle des sciences du climat. Dans les écotrons, l'utilisation des scénarios climatiques et l'attention portée au rôle fonctionnel des micro-organismes concourent en particulier à négocier la grandeur de l'écologie en termes d'anticipation du changement global et d'optimisation des fonctions et services des écosystèmes. On pointe finalement comment, d'un écotron à l'autre, l'économie des grandeurs scientifiques se trouve renégociée à distance des questions de conservation des espèces et de la biodiversité, au profit d'un horizon de sécurisation des écosystèmes et des services qu'ils rendent aux sociétés.How “Big” Is Ecology? From One Ecotron to the Other
In order to explore ecology's current claims to status and relevance, this article proposes to describe the economy of scientific bigness at stake in the case of the experimental research infrastructures called ecotrons. I conducted a sociological inquiry into the case of two ecotrons recently built in France. This research included interviews and the reconstitution of experimental patterns and scenarios in the ecotrons. I compared them with the ecotron built in London at the beginning of the 1990s in order to shed light on the evolution of the types of bigness and the types of disciplinary models and hierarchies at stake. I argue that French ecotrons are about making ecology big by combining a reference to “hard science,” following the model of physics, with a reference to the relevance of science, following the model of climate science. The use of climatic scenarios and the focus on microorganisms in the ecotrons contribute to turning ecology into anticipatory and engineering science that helps secure the functioning of ecosystems in a context of global changes. Finally, I stress how, from the ecotron in London to the French ecotrons, ecology's relevance was renegotiated in terms of a securitization of nature as vital infrastructure to human societies—away from issues of nature and biodiversity conservation. - La cause des catastrophes : Concurrences scientifiques et actions politiques dans un monde transnational - Lydie Cabane, Sandrine Revet p. 47-67 Les catastrophes dites « naturelles » (séismes, ouragans, tsunamis, éruptions volcaniques, inondations...) ont longtemps été et sont encore aujourd'hui, pour la plupart, analysées par les sciences de la terre et sciences de l'ingénieur. Au cours du XXe siècle, elles sont également devenues un objet de recherche pour les sciences sociales, déplaçant par la même occasion l'objet d'investigation et d'intervention sur les catastrophes, en les rendant moins « naturelles » et plus « sociales ». Cette concurrence des savoirs, entre sciences de la terre et sciences sociales, a accompagné la mise à l'agenda politique international des catastrophes depuis les années 1970. Au travers d'une comparaison dans le temps et à l'échelle transnationale, l'article s'intéresse à la façon dont ces déplacements et frictions scientifiques ont participé de transformations politiques globales de la Guerre froide à la période actuelle, entre enjeux de sécurité, d'environnement et de développement. L'article montre comment la distribution sociale des disciplines est indissociable de reconfigurations politiques qui promeuvent, adoptent ou rejettent certaines approches au détriment d'autres. Plus généralement, l'enjeu est de mettre en perspective l'inscription politique des savoirs dans des configurations globales au regard de leurs concurrences.Scientific Competition and Political Action in a Transnational World
This paper analyzes how competing networks of disaster studies emerged in different national settings, disciplinary contexts, and historical periods. It combines two different but interconnected qualitative and historical pieces of research on the transnationalization of disasters at various scales and places. It shows how seismology and American-centered disaster studies first shaped international understandings of disasters during the Cold War era, with hazard-oriented research projects focused on natural disasters. In the late 1970s, development studies and geography contested the former approaches. This criticism flourished in Latin America in the 1980s, where social scientists promoted notions of root causes and vulnerability. From the 1990s onwards, the social sciences increasingly shaped international disaster policies, rendering disasters less “natural” and more “social.” This, in turn, contributed to the development of disaster studies in other parts of the world, such as South Africa. This connected history of disaster studies reveals how disasters were interpreted differently by various disciplines. Furthermore, the comparison between regions enables changes to these configurations according to global political and scientific contexts. Taking into account different scales and places sheds light on the competition between sciences entangled in a conflict over the power to define disasters at different moments (the Cold War, developmentalism, and climate change). - Le savant, le cobaye et l'antivivisectionniste : Circulation, réception et universalisation des innovations expérimentales dans les sciences du vivant (France et Grande-Bretagne, 1860-1890) - Fabien Carrié p. 69-92 Le XIXe siècle constitue une période de développement considérable d'un rationalisme expérimental dans les sciences du vivant, rationalisme fondé entre autres sur des pratiques et méthodes d'investigation à vif d'animaux cobayes, les vivisections. Savoirs, concepts et modes d'interaction avec l'animal constitutifs de ces sciences – et notamment de la première d'entre elles, la physiologie expérimentale – n'obtiennent pas pour autant la reconnaissance immédiate qu'une lecture téléologique du phénomène laisserait supposer. Les modalités de leur diffusion et acceptation varient en effet considérablement d'un espace national à l'autre, les contrastes et décalages étant particulièrement marqués entre, d'un côté, la France, qui constitue avec l'Allemagne l'un des centres depuis lesquels se développent ces magistères et, de l'autre, l'Angleterre, où l'importation des schèmes de la physiologie expérimentale favorise dans la seconde moitié du siècle le développement de l'antivivisectionnisme, mobilisation collective et idéologie hostile à l'implantation de ces nouvelles sciences. Cet article propose à partir d'une approche synthésiste articulant l'analyse de différents niveaux d'intégration de rendre compte de l'universalisation différenciée entre la France et l'Angleterre des principes de vision de ces sciences.The Scientist, the Guinea Pig, and the Antivivisectionist
The nineteenth century was a period that featured a great development of experimental rationalism in the biological sciences. This rationalism was based on research methods that involved living animals—that is, vivisections. The knowledge, concepts, and practices that these sciences comprise nevertheless did not obtain the instantaneous recognition that a teleological reading of the phenomenon would tend to assume. Modes of diffusion and acceptance varied considerably from one country to another, with contrasts and discrepancies being particularly apparent between France—which, along with Germany, was at the time one of the centers from which these fields of knowledge were developed—and England, where the importation of experimental physiology helped the development of antivivisectionism, a social movement and an ideology that was hostile towards these new sciences, in the second half of the century. Using a synthetic approach that articulates the analysis of different levels of integration, this article proposes to explain the different processes found in France and England for universalizing the principles of these sciences. - Capter et (co)produire des savoirs sous contraintes : le tournant expert de Surfrider Foundation Europe - Julien Weisbein p. 93-117 Parce qu'il se focalise essentiellement sur le processus d'association entre scientifiques et non-scientifiques, le modèle de la coproduction de la science tend à homogénéiser dans un même espace social et cognitif des acteurs multiples et différents. Sans pour autant réinstaurer la nécessité d'une rupture avec le sens commun mais tout en gardant l'exigence de conserver l'hétérogénéité des acteurs à travers leur processus d'association, cet article est consacré à la façon dont l'association Surfrider Foundation Europe a investi le registre scientifique dans son répertoire militant. Il s'agit d'insister sur les asymétries de pouvoir ouvertes par le fait de se revendiquer de la science et ce, par la prise en compte des logiques du jeu politique (notamment la déstabilisation des réseaux de politiques publiques constitués sur la question littorale) et en considérant également les dimensions morales des activités de production et de mobilisation de connaissances spécialisées (saisies ici au sens du modèle des économies de la grandeur).Capturing and (Co)Producing Scientific Knowledge under Constraints: The “Expert Turn” of Surfrider Foundation Europe. Because it is mainly focused on the association process between scientists and nonscientists, the coproduction model tends to homogenize numerous and different actors into a common social and cognitive space. In this paper, my aim is not to establish a strict boundary between science and common sense but to maintain the heterogeneity of actors when they are placed together within scientific networks. Through the case of Surfrider Foundation Europe, a French surfers' organization, and by taking into account the logics of the political space as well as the moral dimensions of scientific activities, it will be argued that including science in an organization's repertoire of actions leads not only to asymmetrical sets of power between activists and legitimate scientists but also to internal constraints and struggles between activists.
- L'incursion des scientifiques dans l'organisation des marchés agricoles : La promotion des circuits courts - Jean-Baptiste Paranthoën p. 119-140 La place de la grande distribution et des organisations professionnelles agricoles est généralement étudiée pour rendre compte de la construction sociale des marchés agricoles. Avec la promotion des circuits courts on découvre cependant que le contrôle sur l'État, un des plus puissants organisateurs des marchés, n'est pas uniquement guidé par ces acteurs, mais par des scientifiques. Dans un contexte marqué par une augmentation du financement de la recherche par les collectivités territoriales, des chercheurs parviennent à faire des circuits courts un sujet porteur des sciences agricoles. L'intellectualisation de l'action publique facilite leur incursion dans un groupe de travail qui est chargé par le ministère de l'Agriculture de définir les circuits courts. Elle favorise également l'émergence et la redéfinition d'une demande d'expertise dont les savants se font les bénéficiaires. Les scientifiques ne sont donc pas de simples passeurs entre des acteurs dotés d'intérêts économiques et un État chargé de réguler les relations marchandes, ils participent à la redéfinition des intermédiations entre les agriculteurs et les consommateurs.Scientists' Entry into the Organization of the Agricultural Market: The Promotion of Short Circuits. Usually, the role of mass distribution and professional agricultural organizations is analyzed to emphasize the social construction of agricultural markets. However, with the promotion of short circuits, it emerges that control over the state, one of most powerful makers of markets, is also carried out by scientists. Thanks to increasing funds coming from local communities, researchers have succeeded in making short circuits a promising subject within the agricultural sciences. The intellectualization of public policies has facilitated their entry into a working group organized by the agricultural minister to define short circuits. Moreover, it encourages the emergence and the redefinition of a request for expertise, of which scholars are the recipients. Scientists are no longer only the link between economic actors and the state responsible for the regulation of market exchanges. Rather, they contribute to redefining intermediations between farmers and consumers.
- Ronds-points théoriques et passages à niveau analytiques : La sociologie politique peut-elle rencontrer la sociologie des sciences ? - Yann Bérard, Antoine Roger p. 9-26
Lecture critique
Varia
- Stigmatisation et rédemption : Le port du voile comme « épreuve » - Julien Beaugé p. 153-174 Pour supporter les difficultés qu'elles rencontrent au quotidien en raison de leur voile, les musulmanes que nous avons interrogées mobilisent une représentation originale du problème du voile en France : le thème religieux de la patience face à l'épreuve. Bien loin d'un appel à la mobilisation collective au nom de l'islam, il relève plutôt de « ce que Weber appelait la “théodicée de la souffrance” [soit] la manière dont la religion donne un sens à la souffrance, la transformant de cause de révolution [ou, plus modestement, de protestation] en véhicule de rédemption » (Peter Berger). Après avoir montré comment la stigmatisation des musulmanes voilées est transfigurée en « épreuve » par le discours religieux, nous identifions les usages qu'elles font de ce thème et les raisons pour lesquelles elles peuvent s'y retrouver.Stigmatization and Redemption. Wearing the Veil as a Resilience Test
To withstand the challenges they face every day due to the veil they wear, the Muslim women whom I interviewed make use of an original view of the veil question in France: the religious theme of resilience in the face of difficulties. Far from being a call for collective mobilization in the name of Islam, it rather translates what Weber called “the ‘theodicy of suffering'—that is, the way in which religion gives meaning to suffering, thereby changing it from a source of revolution to a vehicle of redemption” (Peter Berger).After demonstrating how the stigmatization of veiled Muslims is transfigured into a resilience test by religious discourse, I identify how women use this theme and the reasons why they are aligned with it. - Mettre en mouvement les agriculteurs victimes des pesticides : Émergence et évolution d'une coalition improbable - Jean-Noël Jouzel, Giovanni Prete p. 175-196 À partir du cas d'une association d'agriculteurs victimes des pesticides en France, nous proposons de rendre compte du rôle que jouent les coalitions politiques dans l'émergence et la pérennisation des mobilisations de victimes. Nous mettons en évidence le rôle tenu par une organisation proche de l'écologie politique dans la conversion de cas épars d'agriculteurs malades en une cause collective et dans la création d'une coalition autour de cette cause. Cette coalition a rapidement subi une série d'épreuves liées à la distance politique séparant ses membres. Nous identifions les facteurs qui lui permettent d'y résister et montrons que c'est au cours de ces épreuves que l'identité des victimes est négociée. Plus largement, cet article illustre l'intérêt d'analyser le travail de coalition dans la durée pour comprendre l'évolution des mobilisations victimaires.The Birth and Life of an Unexpected Alliance between Occupational Victims of Pesticide and Environmental Organizations. Building on an analysis of a social movement that brings together French farmers who denounce the impact of pesticide on their health, we consider the role of political coalitions in the emergence and development of “victims'” movements. In our case, we demonstrate that the creation of the farmers' movement was greatly facilitated by environmental organizations, which helped the farmers to group together and gave them access to resources and frames through which to mobilize. We analyze how the political distance between farmers and environmental activists has put their coalition under stress over time and identify factors that helped the coalition to hold up. More broadly, this article illustrates the importance of analyzing this coalition work over time to understand the evolution of victims' mobilizations.
- Stigmatisation et rédemption : Le port du voile comme « épreuve » - Julien Beaugé p. 153-174
Notes de lecture
- Notes de lecture - p. 197-211