Contenu du sommaire : Théories du langage et politiques des linguistes
Revue | Langages |
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Numéro | no 182, juin 2011 |
Titre du numéro | Théories du langage et politiques des linguistes |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Théories du langage et politique des linguistes : présentation - Jean-Louis Chiss p. 3-10
- Antoine Meillet et le futur des empires après la Première guerre mondiale - Sébastien Moret p. 11-24 En revenant en 1928, dans l'avant-propos à la seconde édition des Langues dans l'Europe nouvelle, sur les dix années qui venaient de s'écouler depuis la première édition de 1918, Antoine Meillet ne pouvait que constater l'avènement d'un monde nouveau. Entre 1918 et 1928, il est vrai, la physionomie du continent européen avait radicalement changé : des frontières avaient disparu, des empires s'étaient effondrés, des pays nouveaux s'étaient levés. Le nouveau visage de l'Europe avait été officialisé lors des conférences de paix de 1919- 1920, mais avant cela il y avait eu de très nombreuses discussions pour savoir à quoi ressemblerait l'Europe à la fin du conflit. Dans cet exposé, nous nous proposons d'analyser la participation d'Antoine Meillet à ces discussions relatives à l'Europe nouvelle, en nous consacrant essentiellement à ses idées concernant le futur des empires multinationaux qui recouvraient une partie de l'Europe depuis plusieurs siècles déjà.Antoine Meillet and the future of the empires after World War One In 1928, in his book on Les langues dans l'Europe nouvelle, Antoine Meillet could only write that a new world had come. Between 1918 and 1928, indeed, the physionomy of the European continent had changed radically: following World War One, borders had been moved, empires had stunk and new States had raised. This new face of Europe was officialized by the peace conferences in 1919-1920. But before that many discussions had been held in Europe in order to know what the new Europe would be like after the war. In this article, I propose to analyze Antoine Meillet's participation in these discussions, focussing mainly on his ideas concerning the future of the multinational empires that had been covering Europe for several centuries. We will see that Meillet, while treating some geopolitical problems, remains a linguist.
- Michel Bréal et Arsène Darmesteter : deux savants juifs face au langage, aux langues et au pouvoir - Valérie Spaëth p. 25-39 L'article se propose, à travers une analyse de leurs œuvres, de montrer le lien spécifique, en France au XIXe siècle, entre politique, linguistique française et la position de deux savants juifs, Michel Bréal (1832-1915) et Arsène Darmesteter (1846-1888). La seconde partie du XIXe siècle constitue, en effet, une période particulièrement propice à l'observation des liens entre pouvoir et savoir, au moment même où, se rejoue, presque un siècle après leur émancipation, la question politique de la position des juifs en France, où le sionisme et l'antisémitisme commencent à être formalisés sur la scène internationale, et où la linguistique apparaît comme une science autonome. M. Bréal et A. Darmesteter ont tous les deux largement contribué à l'enrichissement de la linguistique de l'époque, mais dans un rapport au pouvoir et au judaïsme assez différents. En effet, si A. Darmesteter contribue directement à ce que l'on appelle alors la science du judaïsme, M. Bréal apparaît plus nettement assimilé. Tous les deux en révélant, dans leur parcours respectif, une relation particulière au judaïsme et à la linguistique permettent aussi de mieux saisir quelques traits sociopolitiques de cette époque.Two Jewish Scholars Faced with Language, Its Diversity, and Power The goal of the present article is to show the specific link that can be established, in XIXth century France, between politics, French linguistics and the scientific stance made by two Jewish scholars, Michel Bréal (1832-1915) and Arsène Darmesteter (1846-1888). The second half of the XIXth century is indeed a particularly favourable moment for observing the relationships between power and knowledge, right at the time when the political question of the status of the French Jews is at stake, close to a century after their emancipation; when Zionism as well as anti-semitism are beginning to be heard on the international stage, and, finally, when linguistics comes to light as an autonomous field. Both Bréal and Darmesteter have then made a vast contribution to the advancement of linguistics, but within a different relation to power and Judaism. For, if Darmesteter fully participates in what is then known as “The Science of Judaism”, Bréal appears to be a more clearly “assimilated” French Jew. But both allow us to better understand some important social and political features of this period, by revealing, in their own distinct ways, a singular relation to Judaism and linguistics.
- Les linguistes du XIXe siècle, l'« identité nationale » et la question de la langue - Jean-Louis Chiss p. 41-53 La question du rapport à la langue (aux langues) dans la problématique de la construction nationale et des représentations qu'elle engendre constitue au XIXe siècle et au début du XXe siècle un espace de réflexion voire de théorisation chez nombre de linguistes en France et en Allemagne particulièrement. À travers les interventions de Renan, Meillet et Bréal sur la relation entre « langue française et identité nationale », on examine certains aspects du destin politique de la grammaire historique et comparée : le trajet de Renan, de ses conceptions racialistes jusqu'au thème de la nation comme « un plébiscite de tous les jours » (1882), la répudiation par Bréal du rôle joué par les langues dans l'assignation identitaire à la « nationalité » (1891), le corrélationnisme posé par Meillet (1915) entre fait linguistique et fait historique constituent des exemples d'une relation complexe entre théories linguistiques et positions idéologiques.Linguists in the Nineteenth Century: Relating “National Identity” and Language In the nineteenth century and at the beginning of the twentieth century, a great number of linguists, in France and in Germany especially, have shown an interest in, or have even theorised, how language (or languages) were related to the problematisation of the building of the nation and the beliefs that went with it. With the work of Renan, Meillet and Breal on the relationship between “the French language and national identity”, some aspects of the political fate of historical and comparative grammar were studied. Renan's evolution, from his racialist conceptions to the theme of nation as “an everyday plebiscite” (1882), Breal's rejection of the role played by languages in the features enabling to connect identity and “nationality” (1891) and the correlationim which Meillet (1915) postulated between linguistic and historic facts were instances of the complexity of the relationship between linguistic theories and ideological positions.
- Théories et politiques de Noam Chomsky - John E. Joseph p. 55-67 La linguistique a ses origines dans la recherche de l'interprétation correcte des textes. Elle manifeste le besoin d'une autorité capable de limiter la liberté des lecteurs et des auditeurs à inventer des significations dans les textes qu'ils rencontrent. Autrement dit, la linguistique procède historiquement de la politique de l'interprétation car toute tentative de contrôler l'action ou la pensée d'autrui est politique, y compris la contrôle de ses interprétations. En rejetant toute interprétation qui n'est pas générée par le texte lui-même, la sémantique interprétative de Chomsky se place dans la tradition ancienne des tentatives de contrôle de l'interprétation. Selon ce modèle, l'auditeur ne fait qu'enregistrer passivement ce que le locuteur a créé. Voici le lien entre le modèle chomskyen du langage et ses critiques de la politique, où il a insisté sur l'existence d'une conspiration entre les gouvernements et les médias pour « fabriquer le consentement » : les gens ordinaires acceptant automatiquement tout ce qu'on leur dit, sans interprétation critique.Theories and Politics of Noam Chomsky Linguistics has its origins in the search for the correct interpretation of texts. It manifests the need for an authority to limit the freedom of readers and hearers to invent meanings in the texts which they encounter. In other words, linguistics proceeds historically from the politics of interpretation, since every attempt to control the action or thought of another is political, including controlling their interpretations. By rejecting any interpretation that is not generated by the text itself, Chomsky's interpretative semantics falls squarely in the ancient tradition of attempts at controlling interpretation. According to this model, the hearer merely registers in a passive way what the speaker has created. This is what links Chomsky's model of language with his political criticism, which maintains the existence of a conspiracy between governments and media to ‘manufacture consent': ordinary people automatically accept what they are told, without critical interpretation.
- Entre Moscou et Prague : les premières réceptions des formalistes russes par les intellectuels communistes français (1967-1971) - Frédérique Matonti p. 69-81 L'article analyse la réception des formalistes russes par les revues communistes (La Nouvelle Critique, Les Lettres Françaises) et d'avant-garde (Tel Quel, Change), elles-mêmes liées au PCF. Lorsque paraît, en 1966, Théorie de la littérature, les formalistes sont présentés comme les précurseurs de la linguistique structurale. Or, pour un intellectuel communiste, traiter du structuralisme ne va de pas soi puisque ce dernier est vu par son parti comme en contradiction avec la dialectique marxiste. De plus, parler du formalisme, c'est aussi s'aventurer sur le terrain de la répression soviétique des avant-gardes dès les années 30. Trois ans plus tard, Change publie de nombreux textes formalistes. Leur interprétation s'accorde mieux avec les réquisits du PCF, parce qu'elle se base sur l'analyse de Chomsky, plus historiciste. Enfin, ces réceptions des formalistes ne sont compréhensibles qu'au regard de la concurrence entre deux clans de l'avant-garde (Tel Quel contre Change) et deux fractions des intellectuels communistes (La Nouvelle Critique contre les Aragoniens). Or, en s'intéressant au rôle d'Aragon dans cette réception l'article fait également apparaître le rôle très important des intellectuels soviétiques favorables au Dégel dans le transfert vers l'Occident des formalistes et, plus généralement, de la linguistique.The first receptions of russian formalists by french communist intellectuals (1967-1971) This paper tends to analyze the reception of Russian formalists by French communist journals (La Nouvelle Critique, Les Lettres Françaises) and vanguard ones (Tel Quel, Change) linked to the French communist party. When the Théorie de la Littérature was published in 1966, these formalists were introduced as precursors of structural linguistics. But dealing with structuralism is not an easy practice for a communist intellectual: structuralism is seen by his party as opposed to dialectical materialism. Then, any speech about formalism tends to relate the soviet repression of the vanguards since the 30's. Three years after the first issue, the Journal Change has published a batch of formalist texts. Their interpretation was more appropriate for the FCP, because it was based on Chomsky's analysis, a way more historical. But, at last, these receptions are understandable by the concurrence between two vanguard clans (Tel Quel versus Change) and two intellectual communist fractions (La Nouvelle Critique versus Aragon and his friends). By the way, in studying the role of Aragon in this reception, the paper demonstrates the very important part played by soviet intellectuals committed in “Degel” in the translation of russian formalists and linguistics.
- Vološinov, la philosophie du langage et le marxisme - Patrick Sériot p. 83-96 Le livre de V. Vološinov Marxisme et philosophie du langage (1929), faussement attribué à M. Bakhtine, a suscité des réactions contradictoires. Un des multiples paradoxes entourant ce livre est que c'est en Occident qu'il a eu le plus de succès, vint-cinq ans avant sa republication en Russie, où il avait été totalement oublié depuis le début des années 1930. C'est l'interprétation de l'adjectif « marxiste » qui fait ici problème : massivement lu comme un livre « marxiste » dans le monde occidental, il est considéré comme un livre « anti-marxiste » dans la Russie post-soviétique. C'est tout le rapport du langage, de l'idéologie et du groupe social qui est repensé dans cet article, à la lumière d'une interrogation sur les méthodes de traduction de l'apport de l'Europe orientale à la réflexion sur le langage.Vološinov, Philosophy of Language and Marxism V. Vološinov's book Marxism and the philosophy of language (1929), wrongly attributed to M. Bakhtin, gave rise to contradictory reactions. One of the many paradoxes that surounded the book is that it is in the West that it has been the most successful, twenty-five years before its new publication in Russia, where it had been totally forgotten since the beginning of the 1930s. What is at stake is the understanding of the word “Marxist”: generally read as a “Marxist” book by Western intellectuals, it is on the contrary considered as an “anti-marxist book” in post-Soviet Russia. This paper tries to cast a new light on the relationship between language, ideology and social groups, by examining the methods of translation of the reflexions on language in Eastern Europe.
- Les métaphores politico-juridiques dans l'histoire de la linguistique prescriptive du français au XVIIe s. - Douglas A. Kibbee p. 97-109 Les liens étroits entre la politique et la linguistique se révèlent dans l'emploi des métaphores dans les deux domaines. Les métaphores du pouvoir politique et légal sont dominantes pendant la période où le français classique se dessine. Les théoriciens de l'état, les fondateurs des sciences politiques modernes, disputent la meilleure forme de l'état idéal, principalement entre une monarchie absolue et une monarchie contrainte par des institutions de l'état, telles la magistrature, les états généraux et le censeur. Les notions de souveraineté, de tyrannie et de liberté établies dans ce domaine s'appliquent, par la suite, dans les débats grammaticaux entre ceux qui veulent imposer des limites à la créativité et à la variation, et ceux qui voient dans ces contraintes la tyrannie de l'absolutisme linguistique. Qui a le droit de prescrire et de proscrire en matière de langues ? D'un côté se rangent Malherbe, Vaugelas, Chapelain et, de l'autre, Mlle de Gournay, Camus, La Mothe Le Vayer et Dupleix. Sous Louis XIII et Louis XIV c'est l'absolutisme qui va l'emporter, en grammaire comme en politique.Political and legal metaphors in the rise of prescriptive grammar in seventeenth-century France The close connections between politics and linguistic thought are evident in the use of metaphors in both domains. The metaphors of political and legal power are dominant during the period when Classical French was being constructed. The theoreticians of the state, the founders of modern political science, argued about the best form for the ideal state, principally between an absolute monarchy founded on the principle of divine right, and a limited monarchy constrained by institutions of the state, such as the courts, the Estates General, and the Censor. The notions of sovereignty, tyranny and liberty established in the field of politics were subsequently applied in grammatical debates, between those wishing to curtail creativity and variation in language, and those who saw in such constraints the tyranny of linguistic absolutism. Who has the right to prescribe and to proscribe usage? Malherbe, Vaugelas and Chapelain are generally more aligned towards restrictions, while Mlle de Gournay, Camus, La Mothe Le Vayer and Dupleix argue for greater liberty. Under Louis XIII and Louis XIV absolutism will win out, in grammar as in politics.
- Vaugelas politique ? - Hélène Merlin-Kajman p. 111-122 Au XVIIe siècle, la célèbre distinction opérée par Vaugelas entre bon et mauvais usage a été la plupart du temps interprétée en termes sociologiques. Or, les débats sur l'usage mobilisent des schèmes argumentatifs qui proviennent de théorisations juridico-politiques portant sur la souveraineté, sur le rapport entre droit romain et droit « français », loi et coutume. Ainsi, lorsque Vaugelas définit l'usage comme « le souverain des langues », la définition, politique, exclut de cette souveraineté linguistique non seulement la « plebs », mais aussi les particuliers et le roi. Pour les puristes, les mots n'ont de fondement que dans un usage volontairement contracté, ce qui exige la création d'un lieu d'observation du simple fait de parler et d'un espace intérieur de réflexion sur sa propre parole. Le bon usage s'identifie au public, sorte d'embryon de peuple démocratique.Vaugelas as politic? In the seventeenth century, the famous distinction made by Vaugelas between good and bad usage has generally been interpreted in sociological terms. Therefore the debates about usage mobilize argumentative schemes which stem from juridico-political theorizations about sovereignty, relationship between roman law and french law, law and custom. When Vaugelas defines usage as “the soverain of the tongues”, this definition, which a political one, excludes form this linguistic sovereignty not only the “plebs”, but also the individuals and the king. A site of sovereignty characteristic of individuals joined in public by their language opens up, distinct from royal sovereignty. To this consciousness, Vaugelas attaches the term “public”, juridical personification of a people whose members are linked by their capacity of thinking over about their speech.