Contenu du sommaire : Prison : l'idéologie de l'enfermement

Revue Mouvements Mir@bel
Numéro no 88, novembre 2016
Titre du numéro Prison : l'idéologie de l'enfermement
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier : Prison : l'idéologie de l'enfermement

    • Éditorial - Yasmine Bouagga, Gilles Chantraine, Patrick Simon, Armelle Andro, Patricia Osganian, Coline Cardi p. 7-10 accès libre
    • La décision judiciaire : jugements pénaux ou jugements sociaux ? - Virginie Gautron, Jean-Noël Retière p. 11-18 accès libre avec résumé
      La chronique judiciaire est pleine de preuves que la justice suit un cours différent selon la classe ou l'origine des justiciables. Depuis l'interpellation par la police jusqu'au quantum de la peine, la chaîne pénale reproduit et amplifie les inégalités socio-ethniques. Il est cependant toujours difficile d'identifier les mécanismes des traitements biaisés dans l'appareil judiciaire. Virginie Gautron et Jean-Noël Retière ont conduit une observation minutieuse des filières pénales et montrent comment se met en place la sélection sociale des peines conduisant à la sur-incarcération des classes populaires et d'origine immigrée.
    • La condition carcérale et les minorités : Entretien avec Didier Fassin - Patrick Simon p. 19-26 accès libre avec résumé
      Après La Force de l'ordre qui apportait un regard de l'intérieur sur les activités de la police française en suivant une équipe de la BAC en banlieue parisienne, Didier Fassin a publié en 2015 L'Ombre du monde qui aborde le monde de la prison à partir d'une investigation ethnographique au long cours dans une maison d'arrêt. Il revient pour Mouvements sur quelques enseignements tirés de ses analyses, en particulier sur la place spécifique des minorités ethno-raciales dans l'univers carcéral, thématique abondamment étudiée aux États-Unis et encore peu abordée par les sciences sociales en France. Il montre que ce « secret public bien gardé », comme il le nomme, tient à ce paradoxe que tout le monde connaît sans pourtant vouloir prendre le risque de savoir et se donner la peine de comprendre.
    • Les malades mentaux dans les prisons françaises : le rôle de l'expertise psychiatrique - Caroline Protais p. 27-33 accès libre avec résumé
      Comment se fait-il qu'il y ait tant de malades mentaux en prison ? L'interrogation n'est pas nouvelle et pourtant le phénomène est loin de se réduire : est-ce faute de dépistage ? Ou est-ce que l'expertise psychiatrique elle-même ne tendrait pas à orienter vers la prison certaines catégories de malades mentaux ? Le déclin des déclarations d'irresponsabilité pénale coïncide en effet avec un mouvement de responsabilisation des malades, et avec l'apparition de dispositifs hybrides entre l'hôpital psychiatrique et la prison.
    • La marchandisation de la gestion carcérale : prison et néolibéralisme - Gregory Salle p. 34-41 accès libre avec résumé
      Dans un article paru dans Mouvements en 2002, Frédéric Lordon présentait la prison et la télévision comme un couple régulateur central du capitalisme contemporain : « Deux institutions cardinales qui ont la tâche de contenir toute la charge de violence que secrètent inévitablement les tendances inégalitaires et les injonctions idéologiques du néolibéralisme1 ». Comme pour lui donner raison, la même année, des dispositions juridiques étendent le domaine d'une marchandisation carcérale dont le groupe Bouygues, propriétaire de TF1, sera l'un des principaux bénéficiaires. Sous cet angle comme sous d'autres, ce processus constitue un objet d'étude en soi, mais aussi un observatoire du néolibéralisme. Dans cette perspective, Grégory Salle soulève quelques enjeux à partir des cas français et allemand.
    • Que nous apprennent les prisons africaines ? - Marie Morelle, Frédéric Le Marcis p. 42-49 accès libre avec résumé
      Rarement pensées dans un contexte où les réflexions sur le phénomène carcéral sont centrées sur l'Europe et les États-Unis, les prisons africaines offrent pourtant un terrain d'analyse très riche. Hérités de la période coloniale, les modèles carcéraux africains n'en sont pas moins très hétérogènes dans leur ampleur et leurs modes d'organisation. Les formes de gouvernance carcérale, faites d'équilibres précaires entre gouvernance officielle et gouvernance informelle, invitent à questionner le poids du contexte politique, et ce d'autant que l'enfermement politique tient une place importante dans de nombreux pays. Enfin, comme terrain privilégié d'intervention des organisations internationales, les prisons africaines interrogent la circulation des modèles punitifs.
    • Une mondialisation du « bien punir » ? La prison dans les programmes de développement - Yasmine Bouagga p. 50-58 accès libre avec résumé
      Les réformes de la justice et du secteur de la sécurité sont devenues des orientations centrales des programmes d'aide au développement, dans la perspective du renforcement de l'État de droit et de la bonne gouvernance. Dans ce cadre, des organisations onusiennes, des agences nationales de coopération, des ONG internationales interviennent dans divers pays pour promouvoir les principes de la justice équitable, de la sécurité efficace et du bon châtiment. S'appuyant sur un discours commun référé aux droits de l'homme, ces acteurs diffusent pourtant des pratiques et des instruments hétérogènes. L'article de Yasmine Bouagga pose les jalons d'une enquête sur les formes de circulation du « bien punir », dans des États connaissant des situations de transition politique, propices à des interventions internationales visant la « démocratisation » et le renforcement des institutions. Paradoxalement, la prison apparaît, dans ces contextes, comme à la fois un problème et une solution.
    • Le nouveau Jim Crow : Comment l'incarcération de masse transforme les personnes de couleur en citoyens de seconde zone de façon permanente - Michelle Alexander, Patrick Simon p. 59-64 accès libre avec résumé
      Michelle Alexander enseigne le droit à l'Université d'Etat de l'Ohio, après une carrière d'avocate spécialisée dans les civil rights, aussi bien dans les milieux activistes de défense des libertés fondamentales (elle a dirigé le Racial Justice Project de l'ACLU –American Civil Liberties Union– en Californie du Nord) que dans un cabinet d'avocats où elle était spécialisée dans les actions de groupe contre des cas de discriminations raciales et de genre. Elle a publié en 2010 The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness qui est devenu un best-seller et a relancé le débat aux Etats-Unis sur la sur-incarcération des hommes noirs. Si le fait est connu depuis longtemps, et étudié, l'argument central de l'ouvrage d'Alexander est qu'il ne s'agit pas d'un effet pervers de la politique pénale, mais au contraire d'une forme insidieuse de reconstitution, sous d'autres formes, de la ségrégation raciale abolie par les lois des droits civils dans les années 1960 (civil rights act). Pour de nombreux Afro-Américains et plus largement pour l'ensemble de la société étatsunienne, ce livre a provoqué une véritable onde de choc à travers tout le pays, qui a permis de fonder et de donner corps à un plaidoyer contre un système pénal injuste et impitoyable vis-à-vis des hommes noirs. L'article publié ici est initialement paru en 2010, au moment de la sortie du livre The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness dans la revue The American Prospect.
    • Vieillir en prison : À propos du film documentaire de Johanna Bedeau Vieillir à l'ombre (2014) - Patricia Osganian p. 65-74 accès libre avec résumé
      Parce que la France est le pays d'Europe où les longues peines sont les plus fréquentes, le vieillissement des détenu.es en prison devient une réalité dérangeante et peu commentée. Non seulement la présence de condamné.e.s à des peines qui dépassent leur espérance de vie change radicalement le sens même de cette peine, l'assimilant à une véritable peine de mort lente, mais la prise en charge des détenu.e.s âgé.e.s génère des problèmes et des situations inédites pour des établissements qui ne sont pas conçus pour une telle population. Patricia Osganian revient sur cette question perturbante à partir d'une lecture du film de Johanna Bedeau Vieillir à l'ombre sorti en 2014 et d'une émission à Public Sénat où la réalisatrice est intervenue.
    • De l'utilitarisme religieux de la république laïque en monde pénitentiaire - Claire de Galembert p. 75-84 accès libre avec résumé
      Si la religion est reconnue en prison, la place de l'islam y a été longtemps négligée, et ce en dépit du nombre croissant de détenus pouvant être considérés comme musulmans. Cette situation de déficit s'améliore progressivement depuis plusieurs années, le processus de rattrapage s'accélérant avec les inquiétudes liées à ce qui est présenté comme une contribution majeure de la prison à la radicalisation de jeunes musulmans. Aussi le rôle des aumôniers musulmans et leur reconnaissance tardive ne sont pas sans ambiguïté, nous rappelle Claire de Galembert, à partir d'une enquête collective publiée en 2016.
    • L'autre peine de mort : La perpétuité incompressible et la lutte contre le terrorisme - Jean Bérard p. 85-93 accès libre avec résumé
      François Molins, procureur de la République de Paris, a annoncé le 2 septembre 2016 un durcissement considérable de la politique pénale envers les justiciables et détenu.e.s dit.e.s « radicalisé.e.s » ; il s'agit, explique t-il, de développer une stratégie visant à « protéger la société en laissant plus longtemps en prison » des individus qui rentrent de Syrie. L'évolution plus générale dans laquelle s'inscrivent ces options pénales montre à quel point la perpétuité réelle constitue toujours un fantasme, voire un objectif pour ceux qui n'ont toujours pas digéré l'abolition de la peine de mort. Jean Bérard reprend ici les termes du débat.
    • Filmer en prison : Entretien avec Stéphane Mercurio - Patrick Simon p. 94-100 accès libre avec résumé
      Stéphane Mercurio est réalisatrice de documentaires et en a tourné plusieurs sur le monde de la prison. Dans À côté (2012), elle s'est intéressée aux familles qui viennent visiter des hommes détenus à la prison de Rennes. Le film est tourné dans une maison d'accueil à proximité de la prison où les familles attendent et partagent ces moments d'attente. Dans A l'ombre de la République (2014), dont il sera question dans cet entretien, elle a pu suivre les inspections du contrôleur des prisons dans quatre établissements représentant assez bien la diversité des lieux d'enfermement, bien que les conditions ordinaires de surpeuplement n'y soient pas observées : la maison d'arrêt pour femmes de Versailles (qui reçoit 54 détenues pour 76 places et où 60 % des femmes sont en attente d'un jugement, où un centre d'appel téléphonique fait travailler la plupart des détenues pour des salaires horaires variant entre 1,67 ? et 2,18 ? et sans les garanties habituelles du droit du travail) ; l'hôpital psychiatrique d'Evreux (où 273 patients sont hospitalisés, dont un tiers contre leur gré) ; le centre pénitentiaire de Bourg-en-Bresse (qui est une nouvelle prison ouverte en 2010, où tout est neuf et pourtant où l'inhumanité des lieux est frappante. La plupart des détenus sont des prévenus en attente d'un jugement et les autres purgent des courtes peines) et enfin la centrale de Saint-Martin-de-Ré (qui enferme les condamnés aux longues peines, pour certains à perpétuité). Le regard de Stéphane Mercurio reste toujours à la bonne distance, profitant des interactions avec les contrôleurs et contrôleuses pour faire entendre la voix et l'expérience des détenu.e.s. Nous revenons dans cet entretien sur les conditions de ce tournage à bien des égards exceptionnel et sur le regard que la réalisatrice porte sur l'univers carcéral.
    • Sortir du continuum carcéral - Lucie Bony p. 101-108 accès libre avec résumé
      La surincarcération de jeunes de certains quartiers populaires et la surreprésentation de ces quartiers au sein de la prison, produit une expérience particulière pour les détenu.e.s, celle d'une apparente continuité entre leur lieu de résidence et l'espace de leur mise à l'écart. Comment font-ils sens de ces trajectoires de vie ? Comment tentent-ils d'en sortir ? Ces questionnements renvoient à une interrogation cruciale sur l'articulation des politiques pénales et des discriminations résidentielles.
    • Le « droit d'expression collective » des prisonnier.e.s, entre auto-organisation et projets réformateurs - Joël Charbit p. 109-116 accès libre avec résumé
      Sujets passifs de leur incarcération, les prisonnier.e.s ont dû se battre pour obtenir des droits en prison. Les mobilisations accompagnées et suscitées par le GIP au début des années 1970 ont permis des avancées, mais la consultation et participation des personnes détenues à l'organisation de leur détention restent encore limitées. Joël Charbit revient ici sur l'histoire récente des expérimentations pour permettre aux détenu.e.s de s'associer ou de se syndiquer et de prendre la parole sur leurs conditions de détention. Une question mise en perspective dans le mouvement de réforme de la prison.
    • Les centres éducatifs fermés pour les adolescents sont-ils une alternative à la prison ? - Arthur Vuattoux p. 117-123 accès libre avec résumé
      Depuis près de quinze ans, les centres éducatifs fermés (CEF) de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) prennent en charge des mineur.e.s confronté.e.s à la justice pénale. Ces centres héritent des tendances contemporaines à l'individualisation des sanctions pénales et à la responsabilisation des individus, en exerçant une emprise sur les jeunes placés (emprise éducative, sanitaire) finalement plus forte qu'en détention. Dans cet article tiré de ces travaux sur la prise en charge judiciaire des adolescent.e.s, Arthur Vuattoux montre que ces centres, loin de se substituer à la prison, étendent au contraire la logique carcérale à des prises en charge a priori non carcérales.
    • L'abolitionnisme au présent : Entretien avec Nicolas Carrier et Justin Piché - Gilles Chantraine p. 124-134 accès libre avec résumé
      Michel Foucault avait déjà bien saisi comment la prison pouvait se nourrir d'une critique monotone, qui vise moins à déstabiliser la prison qu'à la réformer, la perfectionner, la reproduire ; par paresse ou complicité, le rôle organique que la prison joue dans la reproduction des rapports de domination est souvent occulté. En rupture avec cette critique circulaire, les perspectives dites « abolitionnistes », plurielles et hétérogènes, frappent l'institution d'un sceau d'illégitimité radicale. Peu développés dans le champ académique français, les débats abolitionnistes foisonnent pourtant ailleurs. Tour d'horizon de l'actualité de l'abolitionnisme avec deux chercheurs canadiens.
  • Itinéraire

    • Des quartiers relégués au contrôle des prisons : l'action libre d'un haut fonctionnaire : Entretien avec Jean-Marie Delarue - Gilles Chantraine, Renaud Epstein p. 135-149 accès libre avec résumé
      Jean-Marie Delarue a été contrôleur général des lieux de privation de liberté de 2008 à 2014. Premier titulaire du poste, il a permis à cette autorité administrative indépendante chargée de veiller au respect des droits fondamentaux dans les lieux d'enfermement de trouver sa place dans le paysage administratif français. Son action a marqué le débat autour de la prison grâce à son indépendance et sa capacité à rendre visibles des problèmes et audibles des personnes qui étaient tenus à l'écart du débat public. Mouvements a souhaité interroger ce haut fonctionnaire atypique qui, par le courage de ses prises de position, a construit un parcours au service de l'Etat et des citoyen.ne.s trop rare dans les cercles de la décision publique. En revenant sur son itinéraire, de la faculté de Vincennes à l'ENA, de la Délégation interministérielle à la Ville au Contrôle général des lieux de privation de liberté en passant par la Direction des libertés publiques du ministère de l'Intérieur, Jean-Marie Delarue nous livre une réflexion critique sur l'exclusion et l'enfermement, mais aussi sur les transformations de l'État et la formation intellectuelle de ceux et celles qui le dirige.
  • Hors dossier

    • La lutte contre la radicalisation ou deux formes de la pensée magique - Francesco Ragazzi p. 151-158 accès libre avec résumé
      Les attentats qui ont touché les villes occidentales au cours des douze dernières années (Madrid, Londres, Oslo, Boston, Toulouse, Bruxelles, Copenhague et maintenant Paris) nous effraient d'autant plus que leurs auteur.e.s ne viennent pas de l'étranger mais sont issu.e.s de nos propres sociétés. À cette peur s'en ajoute une autre pour un nombre croissant de parents, qui craignent que leur fils ou leur fille ne disparaisse un jour pour réapparaître en Syrie où 5000 à 6000 combattants européens ont, d'après les estimations, rejoint les rangs d'un groupe armé. Enfin, la peur d'être rejeté se diffuse au sein des minorités musulmanes confrontées à la suspicion du groupe majoritaire et, de façon croissante, à la stigmatisation et aux discriminations de la part d'institutions telles que les médias, l'école ou la police qui sont censées garantir leur information, leur éducation et leur sécurité. Répondant à ces peurs, les gouvernements européens ont renforcé et durci l'arsenal de la lutte contre le terrorisme : extension de la surveillance, pénalisation d'un nombre croissant d'activités (dont les déplacements vers la Syrie) intégrées dans une définition élargie du terrorisme, renforcement des contrôles aux frontières, instauration de mesures d'exception dans le droit pénal, etc.1. La politique antiterroriste ne se réduit cependant pas à ce volet répressif. S'y ajoute un volet préventif, souvent qualifié de « lutte contre la radicalisation », que Francesco Ragazzi interroge ici : quels sont les fondements de cette forme soft d'antiterrorisme qui se déploie depuis une dizaine d'années un peu partout en Europe ? Les mesures mises en œuvre ont-elles produit les effets recherchés ? Leurs effets pervers ne devraient-ils pas conduire à envisager d'autres approches ?
    • Politiques de la délégitimation : de la remise en cause de la double nationalité au projet d'extension de la déchéance de nationalité - Sarah Mazouz p. 159-167 avec résumé
      En se saisissant du débat actuel sur la déchéance de nationalité pour les binationaux, Sarah Mazouz met au jour le contenu idéologique qu'il recèle : une conception inégalitaire et naturalisante de la nationalité française. En effet cette dernière, qui était jusque-là un droit, deviendrait un octroi de faveur pour certain.e.s tandis qu'elle est naturelle pour d'autres. L'État signifie ainsi qu'il peut (re)prendre ce qui a été acquis de droit, ou attribué à la naissance. Au-delà, en les disqualifiant comme Français.e.s, la suspicion qui plane sur le groupe des binationaux.nales exprime, tout en les renforçant, l'assignation raciale et la stigmatisation auxquelles ces Français.e.s sont soumis.e.s. Car si le groupe des binationaux.nales ne se limite pas aux personnes assignées à une identité d'Arabes ou de Noir.e.s, c'est principalement elles qui sont visées par les différentes polémiques qui leur intiment de donner plus de gages ou de preuves de leur adhésion à la France.