Contenu du sommaire : Dimensions critiques : mesures du poème long américain

Malgré les nombreuses études dont « Song of Myself » a fait l'objet, les notions de taille et de longueur ne sont que très rarement invoquées comme des traits fondamentaux. Le mélange des modes épique et lyrique est ici proposé comme le moyen d'équilibrer macro- et micro-éléments dans le but d'offrir aux lecteurs le moyen de s'approprier le poème au fil d'une rhétorique de l'inclusion. La contradiction devient de ce fait le moyen de résoudre tensions politiques et esthétiques et d'échapper au risque de clôture par le biais d'une écriture multiple, ironique et dont la cohérence paradoxale n'est pas immédiatement apparente sous un état trompeusement informe.

Merwin s'inspire des romances médiévales, parmi plusieurs influences dont celle de la Bible, afin de restituer la vision endogène des Hawaiiens de souche et inscrire ainsi dans une tradition épique nouvelle « l'impératif d'autonomie et d'autarcie » qui, selon lui, serait le propre du poème long. Désireux de subvertir l'impérialisme colonisateur, Merwin s'inspire de la tradition de la poésie épique ancienne pour écrire l'histoire de la colonisation des îles du Pacifique sud et celle de la culture indigène de Kauai au xixe siècle, à un tournant de son histoire qu'Édouard Glissant appelle la « digenèse ».

Cet article propose de situer le California Poem d'Eleni Sikelianos (2004) dans le champ des traditions du long poème américain. Il montre que l'œuvre croise deux tendances différentes: d'une part l'héritage moderniste dont se réclame Sikelianos, d'autre part le désir de revenir à ce qu'elle appelle « l'ancien schéma narratif », en particulier celui de l'épopée. Nous montrons également le tournant écologique qui s'opère dans le poème par rapport aux traditions épiques américaines.

Rosmarie Waldrop a écrit Curves to the Apple (2006) pour sortir de l'impasse que constituent la poésie confessionnelle, le poème épique et le Bildungsroman quant à l'expression féministe. S'inscrivant en faux contre la deuxième vague de poésie confessionnelle féministe, Waldrop opte pour le poème en prose, à l'instar de H.D., de Gertrude Stein et de Virginia Woolf en d'autres temps, pour mieux éluder un sujet lyrique confinant les femmes au statut d'objet ou de muse. Le poème en prose ancre la construction du genre (gender) dans l'espace social plutôt que dans l'individu, dans la mesure où il permet la représentation d'un moi s'inscrivant dans un environnement profondément genré. La trilogie de Waldrop adapte ainsi le cadre intime et érotique de la sphère domestique, par l'entremise duquel ces auteurs modernistes proposent des lectures alternatives du genre et de la sexualité, pour donner lieu à un dialogue entre des voix masculines et féminines. Fondée sur la traduction réciproque, sa poétique invite chaque voix à tenir compte de l'autre et à prendre conscience du monde qu'elle projette, créant ainsi de nouveaux sens qui viennent transgresser les binarités hétérosexuelles.

Avec My Life de Lyn Hejinian et Drafts de Rachel Blau DuPlessis, le poème long émerge d'une tentative de redéfinition de notre relation au monde sous le signe de l'étonnement et de la mémoire. Fragmentaire, incomplète, instable, la mémoire produit des poèmes-livres dont les structures complexes tentent d'apprivoiser son fonctionnement, les systèmes mnémotechniques et le comportement stochastique de l'association libre et de l'oubli. Cet article développe l'idée selon laquelle le poème, comme archive, autobiographie et/ou complexe épistémologique exploratoire, fonctionne à l'identique de la mémoire, proposant un état des lieux non-dogmatique et provisoire pour survivre au présent.

Le poème-livre en prose de Lyn Hejinian intitulé My Life (1980) recourt à nombre de caractéristiques propres au poème long, notamment l'usage de la répétition, en lien avec la mémoire. Hejinian le fait dans un but novateur, de façon à différencier mémoire collective et mémoire individuelle, ainsi que souvenir et passé. De ce fait, elle opère une recomposition spécifiquement américaine de l'individualité, à l'envers du mythe national d'un individualisme farouche, en se tournant vers l'histoire d'une expérience commune, telle que sa mise en mots la fait accéder à la mémoire. À une époque où de nombreuses cultures d'origines européennes remettent en cause la question du progrès, son modèle promeut une spacialisation de la notion de temps qui nous libère de la tyranie de la linéarité du temps et du progrès.