Contenu du sommaire : Économie de l'Afrique contemporaine

Revue Annales. Histoire, Sciences Sociales Mir@bel
Numéro vol. 71, no 4, décembre 2016
Titre du numéro Économie de l'Afrique contemporaine
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Éditorial - p. 841-844 accès libre
  • Dossier : Économie de l'Afrique contemporaine

    • Chaînes statistiques et économie politique du chiffre - Agnès Labrousse p. 845-878 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Poor Numbers de Morten Jerven met en lumière l'extrême fragilité des statistiques africaines, elle-même liée à la précarité des conditions de production des agrégats. Lacunaire et problématique, le chiffre est pourtant omniprésent comme outil de preuve et de gouvernement. Des fictions quantifiées prennent alors forme au sein d'une chaîne statistique complexe allant des producteurs aux économistes usagers du chiffre, et médiée par des organisations internationales. Focalisé sur le critère de l'exactitude des statistiques, Poor Numbers porte haut et fort le message du « garbage in, garbage out » mais laisse en suspens d'importantes questions liées à la pertinence des statistiques. L'histoire, la sociologie et l'économie politique du chiffre que M. Jerven esquisse mériteraient d'être approfondies : il s'agirait de préciser le lien entre l'évolution des formes de l'État et de la statistique, de déployer une ethnographie historique des organisations productrices et usagères du chiffre, d'appréhender le rôle grandissant des firmes multinationales dans l'économie politique des statistiques, d'exercer un regard moins irénique sur l'action des organisations internationales et, enfin, de dénaturaliser les catégories économiques dominantes en intégrant la pluralité des approches économiques des statistiques. Cet essai critique se conclut par un appel à une économie politique comparative du chiffre pour décloisonner le cas africain et éviter que s'installe l'idée d'une Afrique qui ne serait pas entrée, ou serait entrée « par erreur », dans l'histoire statistique.
      Morten Jerven's Poor Numbers sheds light on the acute fragility of African statistics, itself linked to the precarious conditions in which aggregates are produced. As patchy and problematic as they are, these numbers are nevertheless ubiquitous as instruments of both proof and government. Quantified fictions take shape in complex statistical chains that stretch from their producers to the economists who use them, and are mediated by international organizations. Focusing on the question of the accuracy of statistics, Poor Numbers powerfully conveys its message of “garbage in, garbage out,” but leaves important issues related to the relevance of statistics unresolved. The history, the sociology, and the political economy of numbers sketched by Jerven merit closer consideration with a view to the following: identifying the connections between different kinds of states and the development of statistics; establishing a historical ethnography of the organizations that produce and use statistics; understanding the growing role of multinational companies in the political economy of statistics; paying closer critical attention to the involvement of international organizations; and, last but not least, denaturalizing the dominant economic categories by integrating the plurality of economic approaches to statistics. The article concludes with a call for a comparative political economy of numbers that would no longer consider the African case in isolation and would work against the idea that Africa plays no role, or only plays a role “by mistake,” in the history of statistics.
    • Histoire économique de l'Afrique : renaissance ou trompe-l'œil ? - Denis Cogneau p. 879-896 avec résumé avec résumé en anglais
      En même temps qu'elle bénéficie d'un regain d'intérêt certain, l'histoire économique de l'Afrique suscite aujourd'hui des controverses méthodologiques intenses, dont deux livres publiés récemment par Morten Jerven se font l'écho, Poor Numbers et Africa: Why Economists Get It Wrong. Pour une bonne part, ces controverses renvoient plus largement aux différences entre le métier d'économiste et celui d'historien, au moins dans leurs pratiques dominantes. Dans leur quête des « fondamentaux » institutionnels du développement économique, beaucoup de travaux se satisfont encore d'une base de données sommaire et imparfaite, une approche que M. Jerven a raison de critiquer. Les analyses souffrent souvent d'une connaissance insuffisante des contextes sociaux et compressent le temps historique entre un « avant » et un « maintenant ». Elles s'appuient également sur des hypothèses statistiques contestables. Même si les archives existantes ont des limites à la fois qualitatives (sources coloniales principalement) et quantitatives, il n'en reste pas moins qu'une modeste renaissance n'est pas hors de portée, afin de donner leur place à des analyses comparatives mieux maîtrisées.
      Though it is currently benefiting from a renewal of interest, the economic history of Africa raises intense methodological controversies that are echoed in two books recently published by Morten Jerven, Poor Numbers and Africa: Why Economists Get It Wrong. A large proportion of these controversies relate more generally to the differences between economists and historians, at least in their dominant practices. In its quest for the institutional “fundamentals” of economic development, much research in this field is content to work with a summary and imperfect base of data, an approach that Jerven is right to criticize. Analyses often suffer from an insufficient knowledge of social contexts, and compress historical time between a “before” and a “now.” They also rely on debatable statistical assumptions. Nevertheless, though existing archives display limitations that are both qualitative (the sources are predominantly colonial) and quantitative, a modest renaissance remains a possibility and would offer more space for better controlled comparative analyses.
    • Étudier l'Afrique des grands nombres - Boris Samuel p. 897-922 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les travaux de Morten Jerven offrent une mise en perspective historique des techniques employées par les administrations nationales et les organisations internationales pour mettre en nombre et analyser la croissance des économies africaines. Selon lui, les réalités économiques et sociales nationales échappent largement aux travaux des statisticiens et des économistes depuis le début de l'ajustement structurel. L'informalisation des économies, la faiblesse des institutions statistiques et le manque de rigueur méthodologique des experts internationaux auraient conduit à la production de fictions statistiques. Les analyses de M. Jerven remettent en question les récits produits par l'histoire économique quantitative, comme l'existence d'une supposée faillite économique africaine depuis 1960. Elles interpellent aussi la sociologie de la quantification en mettant en lumière des cas nationaux où les calculs de la croissance seraient aléatoires. Mais son approche souffre de plusieurs faiblesses. Alors que ses premiers travaux reposaient sur des études de cas nationaux détaillées, l'auteur s'est récemment concentré sur la critique des discours produits à l'échelle du continent, les comparaisons internationales et les études économétriques, sur la croissance en particulier. Son travail s'est éloigné d'une ethnographie fine des chiffres et a fait de la dénonciation des récits continentaux son fil rouge. Ce glissement l'empêche de penser finement la place des chiffres dans les sociétés, la pluralité des positions et des modes d'action qu'ils engagent, ou encore les trajectoires historiques singulières dans lesquelles les calculs de la croissance africaine s'insèrent.
      Morten Jerven's work offers a historical perspective on the techniques used by national administrations and international organizations in Africa to calculate and analyze economic growth. In his view, the work of statisticians and economists has largely failed to account for national economic and social realities since the beginning of the structural adjustment period. The informalization of economies, the weakness of statistical institutions, and the lack of methodological rigor among international experts have led to the production of statistical fictions. Jerven's analysis calls into question the usual narratives produced by quantitative economic history, such as that of an African economic failure since 1960. It also opens a dialogue with the sociology of quantification, highlighting cases where growth calculations appear arbitrary. However, his methodology suffers from a number of weaknesses. While his earliest works were based on detailed national case studies, Jerven's recent analyses have focused on the critique of continent-wide discourses, in particular international comparisons and econometric studies of growth. His work has thus moved away from a careful ethnography of statistics toward a focus on the denunciation of global practices. This shift prevents the author from making precise reflections on the various roles of numbers in African societies, the multiple positions and modes of action that quantification engages, or the many historical trajectories which calculations of African growth are supposed to represent.
  • Histoire du Maroc

    • À propos d'une Histoire du Maroc : l'espace et le temps - Daniel Nordman p. 923-950 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'Histoire du Maroc dirigée par Mohamed Kably est un ouvrage monumental auquel ont collaboré plus de cinquante auteurs, tous marocains, à une exception près. L'histoire s'est bien, de facto, marocanisée – un terme dont le volume n'a pas abusé –, et cette synthèse pourra faire date. Il paraît toutefois utile de suggérer d'autres agencements thématiques ou transversaux et de retrouver quelques lignes directrices de cette histoire : parmi d'autres, le tableau géographique introductif, la périodisation, les origines et l'Antiquité, le Maroc dit pluriel et ses relations avec le monde extérieur. Quant à la tonalité de l'ensemble, il convient aussi d'évaluer la place de cette histoire aujourd'hui. D'autres travaux récents ont mis en évidence des oscillations entre deux échelles, l'une qui tend vers des généralités, souvent simplifiées – comme le Moyen Âge, l'époque contemporaine –, l'autre vers la spécificité et l'exceptionnalité, qui ont pu sembler excessives. Sous des formes discrètes, un peu en filigrane, ces débats affleurent dans cette œuvre utile, souvent convaincante, pédagogique et accessible à divers publics, parce qu'elle n'est ni intransigeante ni polémique. Difficilement réductible à des courants historiques particuliers, elle est de facture universitaire, dans un esprit raisonnablement académique. Elle s'appuie sur des connaissances actuelles, sans frontières préconçues, et elle reste, en définitive, savante, expérimentale et pragmatique. Il est peu probable que l'histoire du Maroc nécessite désormais d'être réécrite de fond en comble.
      The Histoire du Maroc edited by Mohamed Kably is a monumental collaborative work involving more than fifty authors, all, with only one exception, Moroccan. It is thus a de facto Moroccanized history (though not excessively so) and the synthesis that it presents marks an important milestone. This article will nevertheless suggest some alternative thematic or transversal structures while also highlighting some of the volume's guiding threads: the initial geographical framework, the periodization, its vision of historical origins and antiquity, and the multi-facetted nature of Morocco and its relationship with the exterior world. In terms of the overall tone of this collection, it is necessary to evaluate its place in the broader historiographical context today. Other recent studies have chosen many scales, oscillating in a seemingly exaggerated way between oversimplified generalities (the Middle Ages, the modern day) and a focus on the specific and the exceptional. The Histoire du Maroc handles these debates with cautious discretion as they run through its chapters in a light filigree; it is a useful tool, pedagogic and accessible to a large and diverse public because it is neither intransigent nor polemical. It cannot easily be reduced to particular currents in history, but is a scholarly work, an example of academic study. It is based on actual knowledge, without preconceived boundaries, and will remain a reference, scholarly, experimental, and pragmatic. It seems most unlikely, after the publication of this volume, that the history of Morocco will need to be entirely rewritten.
  • Sociologie, création, action

    • Des arts à la théorie de l'action : Le travail sociologique de Pierre-Michel Menger - Jean-Louis Fabiani p. 951-978 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article tente de montrer l'originalité du travail sociologique de Pierre-Michel Menger à travers l'étude de sa trajectoire théorique. Le point de départ peut être trouvé dans le croisement fécond entre l'analyse des professions et la justification des politiques publiques ; la musique contemporaine est tributaire du financement public alors que la demande publique n'est pas encore advenue. Les acteurs doivent prendre des décisions dans un monde incertain : ce thème constitue le fil conducteur de l'entreprise de P.-M. Menger, particulièrement dans son ouvrage majeur, Le travail créateur. Comment la sociologie doit-elle traiter l'incertitude qui règle les ajustements interindividuels ? Telle est la tâche assignée à une science sociale innovante. P.-M. Menger n'importe pas le raisonnement économique en sociologie, mais il confronte les approches de manière critique en les maintenant en tension, une position qui le distingue des partisans de la théorie du choix rationnel. Son programme de recherche est ambitieux, mais deux questions demeurent : qu'en est-il de l'histoire dans le modelé en construction ? Comment avoir une vision plus claire du concept de talent, lequel est encore souvent une boîte noire ?
      This article is an attempt to show the originality of Pierre-Michel Menger's sociological work through the study of his theoretical trajectory. A useful starting point can be found at the fruitful intersection between the analysis of professions and the justification of cultural public policies. For instance, contemporary serious music depends on public subsidies even though there is as yet no public demand for it. The actors involved must make decisions about the future in an uncertain world, a theme that serves as the guiding thread of Menger's major book, The Economics of Creativity. How should sociology consider the uncertainty that rules inter-individual adjustments? That is the task that an innovative social science must undertake. Menger does not import economic reasoning into his sociology, but confronts its approaches while maintaining a critical tension between them, an approach that sets him apart from the partisans of rational choice theory. Menger's research program is ambitious, but two questions remain: What is the status of history within the model under construction? And how can we obtain a clearer vision of the concept of talent, which often remains a black box?
  • Comptes rendus