Contenu du sommaire : Le gouvernement par les indicateurs

Revue Sociologie du travail Mir@bel
Numéro vol.58, no 4, octobre - décembre 2016
Titre du numéro Le gouvernement par les indicateurs
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Le gouvernement par les indicateurs

    • Introduction : la tension savoirs-pouvoirs à l'épreuve du gouvernement par les indicateurs de performance - Philippe Bezes, Ève Chiapello, Pierre Desmarez p. 347 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Aussi bien dans les États qu'au niveau international, il est devenu courant de s'appuyer sur des indicateurs pour fixer des objectifs quantifiés et évaluer l'évolution de l'action publique et des fonctionnements administratifs. La recherche en sciences sociales qui traite du développement des indicateurs de performance est abondante et relève de traditions intellectuelles variées. Beaucoup assimilent ce mouvement à une composante du tournant néo-libéral et à une manifestation du New Public Management. Ce dossier explore les tensions entre l'utilisation d'indicateurs et l'exercice du pouvoir, en soulignant l'ambivalence de cette relation, le chiffre étant tantôt craint, tantôt désiré. Trois dimensions interdépendantes sont distinguées pour analyser le gouvernement par les indicateurs : les enjeux de savoir, les logiques de pouvoir et les formes de publicisation qui leur sont associées. Les quatre textes rassemblés portent principalement sur le suivi des résultats de politiques publiques, nationales ou internationales, abordés par des auteurs relevant de plusieurs disciplines. Ils rappellent que l'élaboration d'indicateurs participe de la construction des problèmes publics pris en charge. Ils confirment l'intérêt des analyses qui prennent au sérieux d'une part la fabrication des nombres et les conventions de calcul retenues et, d'autre part, les dispositifs de gouvernement dans lesquels ils s'inscrivent. Enfin, ils montrent que le gouvernement par les indicateurs débouche sur des formes nouvelles de bureaucratisation.
      At national as well as at international level, it has become frequent to use indicators to set quantified goals and to monitor the evolution of public policies and bureaucracies. Social science research dealing with the development of performance measures is extensive and related to various intellectual traditions. Many consider this movement as a component of the neo-liberal turn and as an expression of the New Public Management. This symposium explores the tensions between the use of indicators and the exercise of power, underlining the ambivalence of this relationship, figures being both feared and desired. Three interdependent dimensions are differentiated to analyse the government by numbers: the challenges of knowledge, the logic of power and the types of publicisation that are linked to them. The four collected papers mainly deal with questions related to the monitoring of the results of public policies, discussed by authors belonging to various disciplines. They remind us that the definition of indicators plays a role in the manufacturing of political problems. They confirm how important it is to analyse in depth the way numbers are created and computed as well as the management and government devices in which they are embedded. Finally, they show that the government by indicators often triggers new forms of bureaucratisation.
    • Cultural Dimensions of Power/Knowledge : The Challenges of Measuring Violence against Women - Sally Engle Merry p. 370 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La gouvernance internationale, comme tous les autres modes contemporains de gouvernement, s'appuie de plus en plus sur des mesures quantitatives. Des questions comme la corruption, l'état de droit, les performances scolaires, le respect des droits de l'homme, donnent lieu à des traductions en nombres et indicateurs. Dans la mesure où la quantification est devenue centrale dans ces formes de gouvernement, il est essentiel d'examiner les cadres théoriques culturels et sociaux au sein desquels les systèmes de mesure sont développés. Une comparaison de quatre approches culturellement distinctes de la mesure de la violence envers les femmes au niveau international met en évidence des différences significatives quant à ce qui est mis en visibilité et ce qui est occulté par chacune. Les organisations qui promeuvent ces différentes approches varient en outre significativement en termes de pouvoir et de ressources. Les mesures conçues au sein des organisations les mieux dotées tendent à dominer la définition d'un phénomène tel que la violence faite aux femmes et la façon dont il est compris. Finalement, ces processus façonnent la manière dont la question devient objet de politiques. Dans la mesure où la réglementation et le gouvernement dépendent de ce que les données quantitatives rendent visible, ces glissements ont des conséquences sur les pratiques de la gouvernance internationale.
      International governance, like all contemporary modes of governance, increasingly operates by means of quantitative measurements. Issues such as corruption, the rule of law, academic achievement, compliance with human rights norms, and accountability are generally translated into numbers and indicators. As quantification becomes ever more central to governance, it is critical to examine the cultural and social theoretical frameworks within which measurement systems are developed. A comparison of four cultural approaches to measuring violence against women globally shows that there are significant differences in what is made visible and what is disappeared in each one. Moreover, the organizations that promote these different approaches vary significantly in power and resources. Those generated by better resourced organizations come to dominate the definition of a phenomenon, such as violence against women, and the way it is understood. Ultimately, this shapes the way it is governed. Since regulation and governance depend on what quantitative data makes visible, these slippages have important implications for the practice of global governance.
    • Les instruments et l'institution : le cas de l'école - François Dubet p. 381 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Longtemps, l'organisation scolaire française a été dominée et pilotée par la force symbolique de l'institution et par le poids de normes générales, par l'inspection garantissant la conformité des pratiques professionnelles et l'unité du système. Depuis une vingtaine d'années, les statistiques, les évaluations et les comparaisons nationales et internationales ont été associées à un profond changement. La légitimité des politiques scolaires s'est déplacée vers l'expertise et les projets ; le pilotage par les objectifs tend à se substituer à la bureaucratie de conformité. Mais l'emprise de ce nouveau modèle n'est pas aussi forte qu'il paraît, car elle se heurte à une conception du métier d'enseignant et de son autonomie indissociable du modèle institutionnel républicain. Dès lors, deux modèles bureaucratiques se combinent et s'affrontent parfois. Le nouveau modèle de gestion porté par les instruments ne se substitue pas à la « vieille » bureaucratie institutionnelle.
      For a long time, the organization of French schools has been dominated and controlled by the symbolic strength of the institution and by the weight of general norms, with control by the inspectorate ensuring compliance with professional standards and the unity of the system. In the last twenty years, statistics, evaluations and national and international comparisons have brought about a profound change. The legitimacy of school policies has shifted and relies now on the use of expert assessment and planning; management by targets is coming to replace compliance bureaucracy. However, the influence of this new model is not as strong as it seems, because runs up against an image of the teaching profession and its autonomy that is inseparable from the republican institutional tradition. As a result, two bureaucratic models mix and sometimes clash. The new management model supported by instruments has not taken the place of the “old” institutional bureaucracy.
    • Quantifying, Economising, and Marketising : Democratising the Social Sphere ? - Liisa Kurunmäki, Andrea Mennicken, Peter Miller p. 390 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les dernières décennies ont vu se produire une nouvelle « avalanche de nombres » dans la vie publique, comparable à celle intervenue dans la première moitié du xixe siècle. La différence est qu'aujourd'hui, de nombreux chiffres centraux dans les politiques menées portent sur la performance et dépendent d'une combinaison réussie de quantification, de mise en économie (« économicisation ») et de mise en marché. La gestion calculée de la vie est parvenue à un point critique, et il est essentiel de réfléchir sérieusement à la façon dont elle affecte qui nous sommes, ce que nous sommes devenus et ce que nous voulons être. Il y a seulement quelques décennies, ce mouvement semblait limité, tout au moins dans ses ambitions. Il semble désormais qu'aucun domaine d'activité ne puisse y échapper. Nous soutenons la thèse selon laquelle il est important de différencier les opérations de quantification, d'économicisation et de mise en marché afin de contrecarrer les réactions souvent phobiques face au développement incessant des nombres dans le système politique. Nous appelons à une plus grande attention envers les chiffres comptables, lesquels vont au-delà des modèles abstraits des économistes car ils permettent une certaine forme d'action sur les actions des autres. Il importe également de scruter les conditions de possibilité de la performativité des quantifications, afin d'identifier les conditions sous lesquelles les nombres produisent des effets, ainsi que la nature et l'extension, variables, de ces effets. Pour finir, considérant la question épineuse du processus de démocratisation, nous soulignons que c'est seulement très récemment que les pratiques de quantification ont été annexées par ce que l'on dénomme le néolibéralisme.
      In recent decades, there has been an avalanche of numbers in public life, one that matches that which occurred in the first half of the nineteenth century. The difference today is that many of the numbers that are now so central to political rule pertain to performance, and depend on a felicitous interlocking of quantifying, economising, and marketising. The calculated management of life is at a critical juncture, and it is essential that we consider carefully how this is affecting who we are, what we have become, and who we wish to be. Only a few decades ago, this bandwagon seemed limited or at least focused in its reach, yet it now appears as if no domain of human endeavour can escape. We argue that it is important to differentiate quantifying, economising, and marketising, so as to counter the often phobic response to the unrelenting march of numbers in modern political rule. We call for greater attention to the role of accounting numbers, for accounting numbers go beyond the abstract models of economics and allow a form of action on the actions of others that economics does not. We argue also for greater attention to the conditionality of the performativity of quantification, so that we can identify the conditions under which numbers produce effects, and the varying nature and extent of those effects. Finally, we consider the thorny issue of “democratising” the social sphere, and note that it is only recently that quantification has been largely annexed by the phenomenon dubbed neoliberalism.
    • Ranking Academic Research Performance : A Recipe for Success ? - Ruth Dixon, Christopher Hood p. 403 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      En s'appuyant sur l'exemple du système anglais d'allocation de fonds publics à la recherche qui, depuis trois décennies, est basé sur des palmarès établis à partir de critères d'impact et de qualité de la recherche, on explore ici trois conditions d'efficacité de ces classements en termes d'amélioration réelle de la performance des institutions de recherche. Tout d'abord, les mesures sous-jacentes doivent permettre de distinguer de façon significative la performance des institutions évaluées. En second lieu, la base de l'évaluation doit être suffisamment stable pour qu'il soit possible de suivre l'évolution des performances au fil du temps. Enfin, le système doit pouvoir éviter les effets pervers des comportements stratégiques d'adaptation des institutions évaluées. À travers l'exemple hypothétique d'une série d'évaluations formelles d'universités, cet article démontre la difficulté de remplir ces trois conditions en même temps. Il souligne aussi le dilemme entre la recherche de fiabilité et celle de validité auquel les évaluateurs sont confrontés. Ce cas éclaire les problèmes que posent toutes les tentatives d'évaluer de façon comparative la performance des institutions.
      Using the example of a governance system that allocates public funding for research on the basis of rankings of research quality and impact (as has been developed in the UK over the past three decades), this paper explores three conditions needed for such rankings to be effective as a basis for genuine performance improvement over time. First, the underlying metrics must be capable of meaningfully distinguishing the performance of the institutions being ranked. Second, the basis of assessment must be stable enough for changes in performance over time to be identified. Third, the ranking system should avoid perverse consequences arising from strategic responses by the institutions being assessed. By means of a hypothetical example of a series of research assessment exercises, this article demonstrates the difficulty of fulfilling all three conditions at the same time, and highlights the dilemma between reliability and validity that assessors face. This analysis is relevant to governance by indicators more broadly, because any comparative assessment of institutional performance faces similar issues.
  • Articles varia

    • Pratiques d'emploi et figures du patron en agriculture biologique. Contribution à une sociologie du travail indépendant - Madlyne Samak p. 412 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article étudie les pratiques d'emploi à l'œuvre sur les exploitations agricoles en production biologique ; il s'appuie sur une enquête ethnographique menée auprès d'un groupe localisé d'agriculteurs. Partant d'une approche centrée sur la structure de la main-d'œuvre et le statut des travailleurs dans un secteur agricole — le maraîchage — où ces questions sont particulièrement sensibles, on s'attachera à montrer et à expliquer la diversité des manières d'être employeur en agriculture biologique. Tout en révélant la force avec laquelle les positions et les trajectoires sociales structurent les pratiques d'emploi, l'analyse montre comment des socialisations professionnelles et des contraintes économiques contribuent à modeler les représentations et les pratiques de ces travailleurs indépendants, à modérer l'usage de statuts précaires, ou au contraire à favoriser le recours au travail non déclaré. Alors que le discours collectif du mouvement « bio », désormais relayé par les pouvoirs publics, valorise volontiers l'argument du « vivier d'emplois » que constitue ce secteur, l'enquête révèle ce qui se joue réellement, en termes de conditions d'emploi, sur les exploitations en agriculture biologique. Elle montre aussi comment les agriculteurs s'y prennent pour neutraliser les tensions éthiques que génèrent (parfois) leurs pratiques.
      Based on field research conducted among local farmers, this paper studies the employment practices of farmers who work in organic vegetable production. Focusing on workforce organisation and worker status within a farming sector in which precarious work is common, it shows and explains the multiple ways of being an employer in organic farming. My analysis reveals the extent to which social positions and trajectories structure employment practices, and examines how professional socialisations and economic constraints shape representations and practices, either to moderate the use of precarious work status, or conversely to prompt the recourse to undeclared work. While collective (and now institutional) rhetoric on organic farming stresses the role of the sector in creating jobs, the article reveals what really occurs, in terms of employment conditions, on these farms. It also tackles the way farmers attempt to neutralise the ethical tensions (sometimes) generated by their own practices.
    • Évaluer le temps de travail hors les murs. Incertitudes et tensions chez les visiteurs médicaux de l'industrie pharmaceutique - Jérôme Greffion p. 435 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article s'intéresse à une situation fréquente, celle des nombreux salariés amenés à travailler hors des locaux de leur entreprise, le plus souvent des commerciaux allant à la rencontre de leurs clients. En croisant ethnographie, statistiques et travail sur archives, il interroge les effets sociaux d'un temps de travail non directement mesurable et donc approximé, à partir de l'exemple des visiteurs médicaux de l'industrie pharmaceutique. Ces effets résultent de deux types distincts d'incertitude. Premièrement, la mesure du temps de travail des visiteurs par un décompte de tâches ne parvient pas à faire correspondre temps de travail réel et temps de travail légal. Cet écart ouvre la possibilité de contestations collectives de cette mesure et de l'expression de rapports de force entre patronat et syndicats pour la transformer dans leur intérêt. La méthode d'estimation du temps de travail retenue structure en retour le temps de travail, qui se révèle être à la fois très inégalitaire au sein du groupe professionnel et en moyenne supérieur au temps légal. Deuxièmement, l'activité des visiteurs médicaux laisse peu de traces et est porteuse à la fois d'une incertitude sur les tâches déclarées et de marges de manœuvre dans ce processus de mesure. Ce pouvoir de contrôle des visiteurs sur leur temps de travail est l'objet d'une régulation diversifiée, par l'employeur et par les pairs, se manifestant par des procès et des tensions dans le collectif de travail.
      This article focuses on a common situation, that of employees working away from their business premises, usually salespeople meeting clients. Combining ethnography, statistics and archival research, it questions the social effects of working hours that are not directly measurable — and therefore approximate — through the example of pharmaceutical sales representatives. These effects arise from two distinct types of uncertainty. First, measuring the working hours of sales representatives by counting tasks creates a mismatch between actual working time and statutory working time. This gap opens up the possibility of collective protests against this measurement and of power struggles between employers and trade unions to alter it in their best interests. In return, the method of estimating hours structures working time, which proves to be both highly unequal across the profession and on average higher than statutory working hours. Second, the work that pharmaceutical representatives do leaves few traces, generating both uncertainty about the tasks reported and leeway in this measurement process. The power of reps to control their working hours is subject to a range of forms of regulation by employers and by peers, which manifest themselves by trials and tensions in the working collective.
  • Comptes rendus