Contenu du sommaire : Autour du crime

Revue Cahiers d'anthropologie sociale Mir@bel
Numéro n°13, 2016
Titre du numéro Autour du crime
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Autour du crime. Yazid Ben Hounet, Deborah Puccio-Den [Dirs.]

    • Introduction. Intentionnalité, vérité et preuve
      - Yazid Ben Hounet, Deborah Puccio-Den p. 9-20 accès libre
    • Articles
      • L'intentionnalité dans le crime de mafia - Deborah Puccio-Den p. 21-39 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
        Depuis que la « participation à l'association mafieuse » a été reconnue comme un délit (1982, loi Rognoni-La Torre), l'intentionnalité du crime de mafia a fait l'objet de nombreuses controverses. La modalité d'action criminelle spécifique à l'organisation Cosa nostra – où l'ordre et l'exécution d'un meurtre sont dissociés – a longtemps constitué une entrave à la sanction des mandataires des crimes. Jusqu'à la fabrication d'un outillage juridique et judiciaire permettant aux juges de remonter à la matrice morale et à la décision d'un acte criminel, atteignant ainsi les frontières entre le monde légal et illégal. Chaque procès de mafia (est ici analysé le « Processo Aiello + 14 », intenté en 2006 à un médecin de renom et au Président de la région sicilienne) alimente des débats – qui, du prétoire, peuvent gagner la société tout entière – sur la « conscience du crime mafieux ». Cependant, l'étude anthropologique de la mafia nous met face à des individus dont les agissements se situent à la limite du langage (omerta), et donc de la sphère du conscient, montrant ainsi l'ampleur des dilemmes éthiques auxquels sont confrontés les magistrats antimafia.
        Since «participation in a Mafia-type organization» has been recognized as a criminal offence under the 1982 Rognoni-La-Torre Act, controversy has arisen over the question of intentionality in Mafia crimes. In the Cosa Nostra, the order to commit a crime is clearly separated from its execution; this separation hampered the prosecution and conviction of Sicilian Mafiosi until new legal means enabled prosecutors to trace a crime back to the decision leading to it. In the “Aiello trial” (2005-2008) analyzed herein, the President of the Region of Sicily was prosecuted for Mafia-related offences in 2006. This trial fueled controversy about the «consciousness” of abetting a Mafia-type crime and the charges to be brought, a controversy that spilled over into courtrooms and the public arena. This anthropological analysis, which inquires into the “consciousness” of acts perpetrated by persons committed to a «regime of action» of intimidation, subordination and omertà, sheds light on the ethical dilemmas faced by anti-Mafia judges.
      • Le "dire vrai" de l'aveu lors d'une confession criminelle - Zouhair Ghazzal p. 40-59 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
        La notion de « dire vrai sur soi-même » est une technique du rapport à soi qui a évolué dans le monde occidental à partir d'une mise en examen de la subjectivité dans son rapport avec la vérité. Une généalogie pourrait tracer le parcours historique du « dire vrai » à partir des mondes grec et romain jusqu'à la chrétienté médiévale et à la modernité des Lumières. Nous nous bornerons dans cet article à la relation entre le « dire vrai » et le monde pénal dans les tribunaux syriens contemporains. Le « dire vrai » dans le contexte pénal moderne demande en effet que le sujet avoue complètement, ce qui en soi-même ne se limite pas à un énoncé véridique, mais le dépasse en une performance publique. Il y a donc un aveu qui vient directement du sujet, et une vérité qui est construite à partir d'une interprétation du juge qui énonce le verdict final. La langue arabe permet de voir une telle dualité ambivalente entre, d'un côté, l'iʿtirāf, la confession ou l'aveu, et de l'autre, le iqrār qui implique une « admission » telle qu'elle est interprétée par un juge.
        The notion of “saying the truth about one's self” is a technique that relates a person to one's self which is peculiar to the Western world, and which consists in an examination of subjectivity in relation to truth. An historical approach could trace the genealogy of such concept to its Greco – Roman roots, its Christian underpinnings in the Middle Ages, up to the modernity of the Enlightenment. What is of interest to us, however, is the relationship that is at work in contemporary Syrian tribunals between “telling the truth” and penal law. In effect, “to tell the truth” in a modern court of law demands no less than a full acknowledgment (confession) from the suspect regarding his or her criminal act, otherwise, evidence as constructed solely from the facts may not be enough to deliver a verdict. The Arabic language carries that subtle distinction, which is at the heart of the ambivalence of the institution of witnessing, between iʿtirāf, the full avowal and confession, and iqrār, which stands as the truth that has been acknowledged by witnesses and interpreted as such by the judge.
      • Technologies of truth finding : provision of evidence in local dealings with crime and deviance in rural Morocco - Bertram Ghazzal p. 60-77 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
        Cet article porte sur les technologies de découverte de la vérité et sur l'établissement de la preuve s'agissant de déviances habituelles au niveau villageois (Maroc rural). Il existe une multitude d'institutions et d'individus qui semblent liés, à des degrés divers, au système juridique formel et à l'État. Dans cet article, une institution en particulier – celle du juge de proximité, le hakim – occupe un rôle central. Créée dans les années 1970 pour agir comme interface entre le système juridique formel et les normativités locales, elle a été abolie en 2012. Le hakim avait le droit de prononcer des jugements sur des infractions non graves, où normativité locale et droit formel convergent. Mon hypothèse est que, dans cette configuration juridique plurielle, le hakim fonctionnait avec des technologies d'obtention de preuves et d'établissement de la vérité qui semblent intrinsèquement contradictoires, mais reflètent néanmoins les différentes logiques normatives : à savoir les pratiques coutumières, les procédures islamiques et celles reconnues par le système judiciaire formel. Dans ce processus, la preuve et la vérité émergent par conséquent comme catégories normatives « moyennes » afin de servir la justice au niveau local tout en respectant les exigences du système juridique formel.
        This article addresses technologies of truth finding and the establishment of evidence in dealing with everyday deviance at the village level in rural Morocco. There is a multitude of institutions and individuals that appear to be tied to the formal legal system and the state to varying degrees. In this article, one particular institution – that of the people's judge, the hakim – takes center stage. This institution was established in the 1970s to act as an interface between the formal legal system and the diversity of local normativities and was abolished in 2012. The hakim was entitled to pass judgment on behavior that was considered a non-serious infraction of that order in which local normativity and formal law converge. In this plural legal configuration, I argue, the hakim operated with specifically developed technologies of taking evidence and establishing truth that appear inherently contradictory but nevertheless reflect aspects of various normative logics, namely locally well-established customary practices, Islamic procedures, and those acknowledged by the formal judiciary. In the process, evidence and truth hence emerge as “averaged” normative categories to serve justice at the grassroots level while still complying with the requirements of the formal legal system.
      • Crime, intentionnalité et conciliation en Algérie et au Soudan - Yazid Ben Hounet p. 78-93 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
        Cet article porte sur des crimes ayant eu lieu en Algérie et au Soudan, crimes qui ont fait l'objet de tentatives de règlement par conciliation (sulh en arabe) et paiement du prix du sang (diya). La question de l'intentionnalité s'est révélée centrale et en même temps peu explorée par les anthropo­logues travaillant sur les procédures de conciliation et sur le prix du sang. Dans la théorie et dans les jurisprudences islamiques, une action définie comme non intentionnelle (ghir ‘amdiyi) implique réconciliation et paiement du prix du sang. Elle suppose plus facilement l'octroi du pardon. Mes recherches ont montré que le prix du sang était plus facilement accepté dans les cas d'homicides accidentels. Cependant, des homicides considérés a priori comme intentionnels (‘amdiyi) pouvaient conduire à des réconciliations. Cette contradiction m'a amené à m'intéresser davantage à cette notion d'intentionnalité : comment et pourquoi des actions peuvent-elles être définies et interprétées comme intentionnelles ou non intentionnelles ?
        This paper focuses on criminal cases encountered in Algeria and Sudan, which were settled through conciliation (sulh in Arabic) and blood money (diya) practices. During my research, the issue of intentionality was a central one. However, anthropologists working on conciliation and blood money have seldom discussed this. In theory, and in Islamic normativities, an action defined as unintentional (ghir ‘amdiyi) leads to reconciliation and blood money compensation. It presupposes more easily the granting of forgiveness. Indeed, my research shows that blood money was easily accepted in cases of accidental homicide. However, homicide considered a priori as intentional (‘amdiyi) leads to reconciliation where as homicide considered a priori as accidental or unintentional does not. This contradictory reality led me to explore the notion of intentionality: how and why are actions defined and interpreted as intentional or unintentional?
      • La détection divine : le crime et la métaphysique du désordre - Jean Comaroff, John L. Comaroff p. 94-116 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
        On sait que Walter Benjamin insista sur le fait que la police exerçait une violence « fantomatique », omniprésente dès lors que l'État n'était pas en mesure de gouverner par des moyens légaux. De nos jours, certaines anciennes colonies africaines sont hantées par un spectre différent : le déclin de l'efficacité d'exécution, l'ambiguïté de l'autorité et la peur que l'État, dans un futur proche, devienne incapable de reconnaître ses institutions et ses citoyens. Cet article analyse la relation problématique entre droit, détection et souveraineté dans les politiques africaines, et notamment dans le cas de l'Afrique du Sud postcoloniale. Il traite plus précisément des « métaphysiques du désordre », une dimension tangible dans la culture populaire sud-africaine. Il s'intéresse également aux fantasmes légaux que cette métaphysique engendre.
        Walter Benjamin famously insisted that modern police wielded a “ghostly,” all-pervasive violence, called upon at points where the state was unable to govern by legal means. Yet many African post-colonies are haunted by a different specter: the waning efficacy of enforcement, the ambiguity of authority, and the fear that the state in the immediate future will be incapable of knowing itself or recognizing its subjects. This paper examines the problematic relation of law, detection, and sovereignty in contemporary African polities, especially in post-apartheid South Africa. It focuses on the « metaphysics of disorder » that is palpable in popular culture here, and on the kinds of forensic fantasies it conjures in its wake.
      • La vérité en question. Idéal de justice et techniques judiciaires en Inde - Daniela Berti, Gilles Tarabout p. 117-134 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
        Dans cette contribution, nous nous proposons d'explorer comment la notion de vérité est invoquée et mise en œuvre dans les procès criminels en Inde. Les termes dans lesquels, non sans idéalisme, la recherche de la vérité est affirmée être au fondement de la justice seront d'abord présentés, avant de voir comment les juges du procès sont confrontés à la nécessité de parvenir à une vérité judiciaire, voire simplement procédurale, reposant sur les techniques du système dit « accusatoire ». Face à des témoins de l'accusation qui se rétractent très fréquemment, provoquant l'acquittement de l'accusé faute de preuves, le juge fait souvent apparaître en filigrane un contre-récit distinct de ce qui fonde le verdict afin de suggérer une vérité alternative à la vérité légale. Les revirements des témoins sont pour leur part liés à la réalisation de compromis hors tribunal, ce qui aboutit de fait à imposer une « vérité sociologique ». Le poids du contexte social, économique et politique peut enfin s'avérer tel que le déroulement des procès et la forme que peut donc y assumer la vérité sont parfois directement attribués à l'impact de la corruption.
        In this paper we explore how the notion of “truth” is invoked and managed in criminal cases in India. We address this issue by first evoking the (rather idealistic) principle it officially represents for justice, then by analyzing some of the techniques intended to elicit a judicial truth in the context of the adversary system followed in India. Despite the propensity with which prosecution witnesses contradict their previous statements made to the police, which leads to the acquittal of the accused for want of proofs, trial judges are able to suggest an alternative narrative as a background to the legal one which emerges at the bar. In order to understand this situation, it is necessary to take into account the social, economic and political settings leading to out-of-court compromises and to a form of ‘sociological truth'. Indeed, the weight of these factors is such that the way a trial unfolds – and the kind of ‘truth' it may reach – is sometimes suspected to bear the brunt of corruption.
      • Un récit effacé. Reconstruction et restitution narratives dans l'expertise médico-légale en Inde - Fabien Provost p. 135-151 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
        Dans cet article, je propose de m'appuyer sur l'étude d'un cas médico-légal clinique, observé en 2014 dans le service de médecine légale d'un hôpital urbain d'Inde du Nord, pour mettre en évidence la dimension interprétative de la production de la preuve. Cette dimension se manifeste tant lors des examens cliniques et au cours de la verbalisation orale du contexte du cas, que dans la rédaction de la conclusion du rapport médico-légal. Une femme et son mari s'accusent mutuellement d'agression au couteau et le médecin est chargé d'établir si leurs blessures sont auto-infligées ou non. Les interactions du médecin légiste avec les patients et avec le policier révèlent que, plutôt que de considérer les deux examens de façon isolée, et plutôt que d'appliquer simplement la grille de caractérisation des blessures auto-infligées, le médecin cherche à reconstituer le récit des événements : lequel des deux a agressé l'autre ? Enfin, sa conclusion médico-légale reflète son interprétation et révèle son « intention de signifier ».
        In this article, I focus on the case study, observed in the department of forensic medicine of a urban hospital situated in North India in 2014, of the clinical medico-legal evaluation of the wounds of a woman and of her husband who were accusing each other of assault with a knife. I highlight the interpretative dimension of the process of production of medico-legal evidence and its various manifestations in different contexts (oral/written performance; informal/formal situations). Far from simply considering the examination of the woman and that of her husband as two separate moments, the doctor actually looks forward to reconstructing the history of the case and determining who had assaulted the other? In a more codified and, hence, in a more subtle manner, this interpretative dimension also appears in the conclusion of the written medico-legal report itself, where the expert shows an “intent to signify,” a will to draw the attention of his readers to his own version of the events.