Contenu du sommaire : Spectres d'Arendt
Revue | Raisons Politiques |
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Numéro | no 70, mai 2018 |
Titre du numéro | Spectres d'Arendt |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Specters of Arendt - Maurits De Jongh, Marianne Fougère p. 5-13 ResumeLa menace de la domination totalitaire, la résurgence des nationalismes et de la xénophobie, les revendications religieuses dans des sociétés sécularisées, l'importance d'institutions politiques et légales robustes : tels sont les principales questions qui traversent – ou les spectres qui hantent – la pensée politique, ancrée dans le 20e siècle, d'Hannah Arendt. Cette introduction offre un aperçu de la manière dont les contributeurs à ce dossier montrent la pertinence des réflexions arendtiennes pour s'affronter à des enjeux devenus saillants au 21e siècle, de la dette souveraine de l'Union Européenne et la crise des réfugiés à la présidence de Trump et au Brexit. Les auteurs ont recours aux travaux d'Arendt tout à la fois pour aborder des sujets de préoccupation pressants et combler des lacunes dans l'interprétation universitaire de l'oeuvre d'Arendt. Ce dossier s'adresse tout autant aux politistes, aux philosophes et aux historiens qu'aux lecteurs intrigués par le rôle d'Arendt en tant qu'universitaire et intellectuelle publique.The threat of totalitarian domination; the rise of bureaucratic expertise; the resurgence of nationalisms and xenophobia; the claims of religion in secular societies; and the importance of robust legal and political institutions: these are among the main issues that mark – or specters that haunt – the 20th century political thought of Hannah Arendt. This introduction provides an overview of how the contributors to this dossier show the pertinence of Arendt's work to confront these issues as they have become acute in the 21st century, from the EU's sovereign debt and refugee crises to the Trump presidency and Brexit. The authors both use Arendt's work to address pressing thematic concerns and fill up lacunae in the scholarly interpretation of Arendt's oeuvre. The dossier will be interest of to political scientists, philosophers and historians, as well as readers interested in Arendt's role as both an academic and a public intellectual.
- Specters of Arendt - Maurits De Jongh, Marianne Fougère p. 5-13
Dossier
- Time, Action and Narrative in Nietzsche and Arendt - Seyla Benhabib p. 15-28 ResumeLes réflexions qu'Arendt consacre au vouloir dans le second volume du tryptique inachevé La vie de l'esprit, publié à titre posthume, n'ont pas reçu toute l'attention qu'elles méritent. Particulièrement digne d'intérêt est la manière dont Arendt s'affronte à la philosophie nietzschéenne de la volonté. Pour Arendt, Nietzsche introduit une nouvelle perspective sur la volonté en affirmant que son énigme émerge des dilemmes posés à un moi choisissant mais incapable de surmonter l'incapacité de la volonté de « vouloir en arrière », ce que Nietzsche identifie au travers du « mythe de l'éternel retour ».J'étudie ensuite pourquoi et comment, selon Arendt, la lecture que livre Heidegger de Nietzsche est fondamentale pour comprendre les propres opinions politiques d'Heidegger après 1935. Arendt s'engage dans une analyse détaillée du glissement opéré par le philosophe entre ses deux volumes dédiés à Nietzsche et conclut qu'aucun des deux penseurs nous permet de penser depuis le point de vue de l'acteur moral et politique. Quand ils considèrent le vouloir tous deux raisonnent en effet de manière spéculative et non depuis la perspective du moi agissant et décidant. Arendt, au contraire, souhaite rendre justice à « la dignité du politique » en déployant « un modèle narratif de l'action » qui envisage le vouloir depuis la perspective de l'agent moral et du citoyen politique.Arendt's reflections on the “will” in volume II of her posthumously published lectures on the The Life of the Mind have not received the attention they deserve. Particularly important is Arendt's engagement with Nietzsche's philosophy of the will. For Arendt Nietzsche introduces a new perspective on willing by claiming that its puzzles arise from the dilemmas of the choosing self but unable to overcome the will's inability “to will backwards,” Nietzsche has recourse to the “myth of eternal return”I then consider why or how, in Arendt's perspective, Heidegger's reading of Nietzsche is so consequential for understanding Heidegger's own politics after 1935. Arendt engages in a detailed examination of the shift in Heidegger's philosophy between his two volumes on Nietzsche and concludes that neither thinker allows us to think from the perspective of the moral and political actor. When they consider the will they reason speculatively and not from the perspective of the acting and choosing self. Arendt, by contrast, wants to do justice to the “dignity of the political” by developing a “narrative model of action” that considers willing from the perspective of the moral agent and political citizen.
- The Time of Appearance: A Recovery of the (Non)Theological- Temporal in Arendt's Political Thought - Setareh Shohadaei p. 29-45 ResumeCet article recherche Dieu dans la pensée politique d'Hannah Arendt. Si pour cette dernière, la souveraineté relève d'une problématique théologique du singulier, je postule que les limites souveraines de sa théorie de la natalité doivent être recherchées du côté du théologique. En traçant les différentes structures temporelles comprises par la logique de la natalité, je soutiens qu'il existe dans la pensée arentienne d'une part, une conception messianique benjaminienne du temps comme rupture et, d'autre part, une compréhension chrétienne augustinienne d'un temps linéaire et continu. Chaque structure nous conduit, dans ses propres termes, à une logique de la souveraineté. Contre la littérature qui tend à lire Arendt dans l'un ou l'autre cadre temporel, je conçois qu'un mouvement simultané et oscillant de l'un à l'autre est nécessaire et rendu possible grâce à l'idée nietzschéenne d'« éternel retour »: c'est un temps cyclique qui, en rendant apparente la répétition de ruptures et de continuités, affirme, pluralise et dépasse les temporalités théologiques hérités par la politique comme natalité.This article looks for God in Hannah Arendt's political thought. If for Arendt, sovereignty is a theological problematic of the singular, then I posit that the sovereign limits of her theory of natality must be sought in the theological. By tracing the various temporal structures that the logic of natality necessitates, I argue that present in Arendt's thought are both a Messianic Benjaminian conception of time as rupture, and a Christian Augustinian understanding of linear and continuous time. Each structure on its own terms leads us to a logic of sovereignty. Against the literature that tends to read Arendt within one or the other temporal framework, I devise that a simultaneous and oscillating movement between the two temporalities is necessary and possible through the Nietzschean idea of “the eternal return”: a cyclical time which in rendering apparent the repetition of rupture and continuity, affirms, pluralizes, and overcomes the theological temporalities inherited by politics as natality.
- Hannah Arendt et Eric Voegelin : un débat philosophique et politique autour de la sécularisation - Jean-Claude Poizat p. 47-58 ResumeHannah Arendt et Eric Voegelin sont deux penseurs américains du 20e siècle dont les trajectoires biographique et intellectuelle sont très proches. Tous deux nés et formés en Allemagne avant-guerre, ils ont trouvé refuge aux Etats-Unis où ils ont pu réfléchir, en tant qu'intellectuels et universitaires reconnus, sur le destin de l'Europe et le danger totalitaire. Le débat qui les a opposés en 1953 portait non seulement sur la question du totalitarisme, mais aussi sur la sécularisation et l'histoire politique moderne de l'Europe. Tandis qu'Arendt refusait de voir dans le phénomène totalitaire une « religion politique », Voegelin considérait au contraire ce phénomène politique comme le produit d'une hérésie religieuse « immanentiste sectaire » née au Haut-Moyen-âge, avec le moine mystique Joachim de Flore (12e siècle). Le retour sur ce débat déjà ancien peut nous permettre d'éclairer la question contemporaine du « retour du religieux » et des « nouveaux mouvements religieux », tels que les a analysés le philosophe Olivier Roy dans son livre La sainte ignorance.Hannah Arendt and Eric Voegelin: A Philosophical and Political Debate on Secularisation
Hannah Arendt and Eric Voegelin are both thinkers who shared, in the first place, the distinction of having been Germanic philosophers belonging to the same generation, exiled from their country (Germany for Arendt, Austria for Voegelin) during the Nazi period and having emigrated to the United States, where their thought left a lasting impression. The dialogue that this article establishes between them is based on the debate that opposed them in 1953. In a brief exchange on the nature and origins of Totalitarianism, Arendt and Voegelin fundamentally disagree about what is the relation between the totalitarian phenomenon and religion. In fact, Arendt seems to reject entirely the concept of “political religion” invented by Voegelin whom considers the totalitarianism through the prism of a spiritual perversion. Reopening the debate, already 65 years old, might shed light on the “return of the religious” in our contemporary world. - The Power of Nullification : Arendtian Perspectives on World-Building Practices - Marianne Fougère p. 59-73 ResumeIl semblerait que tout a été dit et écrit sur la manière qu'avait Hannah Arendt de saisir le pouvoir et l'action politique. Pourquoi, dès lors, ouvrir ce dossier encore une fois ? Cet article fait l'hypothèse que la conception arendtienne du pouvoir est plus ambiguë qu'il n'y paraît. Aussi, gagnerions-nous à nous pencher à nouveau sur le pouvoir arendtien. En effet, sa double détermination nous permet de porter un regard neuf sur quelques-uns des plus grands concepts et phénomènes de la pensée politique. Au travers du cas troublant de la jury nullification, cet article se veut être en ce sens une invitation à libérer notre imagination de l'emprise d'une certaine image de la dissidence. Plus précisément, il tente de montrer combien l'ambiguïté du pouvoir de nullification est une chance puisqu'elle nous offre une manière de percevoir la désobéissance non pas comme un moment d'interruption ou comme un moment de stabilisation mais bien plutôt comme un moment de repolitisation. Un tel changement de perspective est doublement intéressant : d'une part, il dévoile la pertinence de la pensée d'Arendt pour « penser ce que nous faisons » et, d'autre part il devrait nous permettre de saisir – avec et par-delà Arendt – le rôle politique de la désobéissance.It seems that everything has already been said about Hannah Arendt's understanding of political action and power. Why, then, seek to address the case once again? My contention is that Arendt's conception is more ambiguous than appears at first sight. Thus, it would be to our advantage to study once more Arendtian power. Its double determination allows us, indeed, to look anew at some of the greatest concepts and phenomena in political thought. By dealing with the unsettling case of jury nullification, this article is intended to be an invitation to free our imagination, held captive for so long by a certain picture of dissent. More precisely, it argues that the ambiguity of the power of jury nullification offers us a way to perceive disobedience neither as a moment of interruption nor as a moment of stabilization, but rather as a moment of re-politicization. Such a liberation is particularly interesting not only because it discloses the relevance of Arendt's political thought to think “what we are doing” but also because it allows us to perceive – with and beyond Arendt – the political role of disobedience.
- The Depoliticization of the Political : An Arendtian Account of Expertise in Politics - Guido Niccolò Barbi p. 75-96 ResumeCes dernières années, nombreuses ont été les voix à s'élever contre l'entrave que constitue la délégation croissante des décisions politiques à des experts vis-à-vis de la politique démocratique : le choix démocratique libre et illimité fait face à des restrictions économiques contraignantes. Cet article s'affronte à un tel sujet d'inquiétude au travers de la discussion de la conception arendtienne de la relation entre vérité et opinions au sein de la sphère politique. Ainsi, il démontre que, contrairement aux récits habituels, ce n'est pas tant le biais idéologique ou économique de l'expertise mais bien plutôt la logique interne de celle-ci qui conduit à la dépolitisation croissante des décisions politiques. En percevant le monde par le prisme des seuls aspects imposés par l'expertise, nous formons de moins en moins nos opinions et contribuons, en ce sens, à mettre en danger la politique démocratique. Ou, dit autrement, la délégation généralisée du pouvoir aux experts risque d'établir des « aspects » privilégiés au travers desquels appréhender le monde, freinant de fait la formation libre d'opinions puisque celle-ci n'est possible qu'à la seule condition de percevoir le monde sous une pluralité d'aspects.In recent years, the complaint that delegation of political decisions to experts is curtailing democratic politics has been increasingly voiced: “unbound” democratic choice is confronted by (allegedly) “binding” economic constraints. This paper elaborates such concerns by discussing Arendt's account of the relationship between truth and opinions within the political sphere. Thereby it argues that, contrary to common narratives, it is not some ideological or economical bias of expertise, but rather its very inner logic that leads to an increased depoliticization of political decisions. By seeing the world only through the aspects imposed by expertise, we form our own opinions less and less and democratic politics are at risk. In other words, the widespread delegation of rule to expertise risks establishing privileged “aspects' through which to view the world, thus hampering the formation of free political opinions, which takes place only when we look at the world through different “aspects”.
- Solidarity without Sentimentality - Assaf Sharon p. 97-116 ResumeBien que Hannah Arendt n'a pas déployé une théorie de la solidarité, de nombreux commentaires disséminés tout au long de ses écrits éclairent de manière singulière le concept de solidarité. Arendt, en effet, nous met en garde contre l'injection, dans la solidarité politique, de ces notions sentimentales que sont l'amour et la pitié. Cet article analyse la critique arendtienne de ces idées et des conceptions de la solidarité qui sont articulées autour d'elles. Plus précisément, il esquisse une approche alternative, issue de la perspective arendtienne, qui substitue à la fondation sentimentale de la solidarité une conception adéquate des intérêts communs aux individus vivant ensemble dans une société politique.Although she did not develop a theory of solidarity, numerous comments scattered throughout Hannah Arendt's writings provide important insights into this concept. In particular, they warn against the infusion of political solidarity with the sentimental notions of love and pity. The paper analyzes Arendt's critique of these ideas and of conceptions of solidarity employing them and sketches an alternative approach, emerging from her perspective, on which the sentimental foundation of solidarity is replaced with an adequate conception of the common interests of individuals living together in political society.
- Hannah Arendt in Germany Today : Between Contested Philosopher and Public Icon - Felix Heidenreich p. 117-131 ResumeDans la sphère politique allemande contemporaine, Hannah Arendt jouit d'un statut particulier presque iconique. Les politiciens de tout bord se réfèrent à elle comme une autorité quand il s'agit de parler de démocratie; les institutions s'inscrivent dans son héritage et le film de Margarethe von Trotta a rajouté une épaisseur à la représentation publique qui perçoit Arendt comme un génie philosophique. Cet article appréhende Arendt comme un lieu de mémoire allemand. Plus précisément, le film de von Trotta révèle combien une approche académique est nécessaire pour protéger l'oeuvre d'Arendt de ces admirateurs qui l'utilisent pour leurs propres agendas. Cependant, cela implique aussi de présenter clairement les ambivalences et, parfois, les aspects troublants de cet auteur important.Hannah Arendt has become a reference of almost iconic status in the contemporary German political sphere. Politicians from different political backgrounds refer to her as an authority on democracy; institutions lay claim to her heritage and Margarethe von Trotta's movie on Arendt has added another layer to the public representation of Arendt as a philosophical genius. This paper takes a closer look at Arendt as a German lieu de mémoire: that is, as an object of projection. In particular von Trotta's movie shows that a sober and scholarly approach is needed to protect Arendt's work from admirers who use her for their own agendas. This would include also the necessity to state clearly the ambivalences and sometimes disturbing aspects of this important author.
- Time, Action and Narrative in Nietzsche and Arendt - Seyla Benhabib p. 15-28
Varia
- L'inclusion des groupes sociaux dominés dans les débats publics est-elle un problème de représentation ? - Cécile Cuny p. 133-152 ResumeL'objectif de l'article est de répondre à une série de problèmes relatifs à l'inclusion des groupes socialement dominés dans la vie publique. Parmi ces problèmes, il s'attache plus particulièrement aux mécanismes qui rendent ces groupes invisibles aux autres dans des situations de débats publics. Pour ce faire, sa démarche ne consiste pas à proposer de nouvelles procédures mais à prolonger le projet critique et émancipateur de la sociologie pragmatiste par une théorie de la représentation politique fondée sur l'articulation entre deux formes de représentations : la représentation descriptive indiciaire et l'activité de présentation d'une représentation.Is the Inclusion of Socially Marginalised Groups in Public Debates a Problem of Representation?
The article aims to respond to a series of problems related to the inclusion of socially marginalised groups in public debates. Among those problems, the article focusses on the mechanisms which contribute to make such groups invisible for the others attending the same public debate. The argument doesn't consist in suggesting new inclusion procedures but in extending the critical and emancipatory project of French pragmatist theory by a theory of political representation which is based on the combination of two approaches: a form of descriptive representation founded on the semiotic model of index and the social activity of presenting a representation.
- L'inclusion des groupes sociaux dominés dans les débats publics est-elle un problème de représentation ? - Cécile Cuny p. 133-152
Lecture critique
- Lecture critique - Federico Tarragoni p. 153-155