Contenu du sommaire : Champs intellectuels transnationaux
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 224, septembre 2018 |
Titre du numéro | Champs intellectuels transnationaux |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Qu'est-ce qu'un champ intellectuel transnational ? - Gisèle Sapiro, Tristan Leperlier, Mohamed Amine Brahimi p. 4-11
- Un champ littéraire transnational : Le cas des écrivains algériens - Tristan Leperlier p. 12-33 Cet article explore systématiquement un aspect peu étudié de la théorie du champ : il vise à montrer, à travers le cas des écrivains algériens, la validité de la notion de champ transnational (et multilingue). Le critère principal retenu est celui de la croyance, nationale et internationale, dans l'existence de la « littérature algérienne » : les citations spontanées des écrivains en entretien permettent de dessiner les contours d'un champ littéraire national, hiérarchisé et segmenté, mais fonctionnant tout de même par-delà les frontières territoriales et linguistiques. Une Analyse des correspondances multiples permet de le confirmer, en distinguant deux capitaux littéraires, national et international (cet aspect recouvrant partiellement l'opposition entre sous-champ de langue française et sous-champ de langue arabe). L'article discute ensuite le modèle proposé par Pascale Casanova, liant pôle international et autonomie d'une part, pôle national et hétéronomie d'autre part. En se centrant sur la période de création des littératures nationales, elle néglige la période postcoloniale où se constituent bon an mal an des espaces d'autonomie au niveau national. La période de la guerre civile des années 1990 est une période de forte régression de l'autonomie du champ, et ce même au niveau international, qui est comme « nationalisé » : non seulement les enjeux politiques nationaux y sont transférés, mais encore, deuxième aspect négligé par Casanova, la littérature y est soumise à une hétéronomie économique croissante. Pour autant cet espace transnational est resté relativement autonome, un champ transnational, dans la mesure où c'est toujours en fonction de cette caractéristique que la guerre civile a été réfractée.This article explores systematically an under-studied aspect of field theory: through the case-study of Algerian writers, it aims at confirming the validity of the notion of transnational (and multilingual) field. The main criteria adopted here is the national and international belief in the existence of “Algerian literature”: the spontaneous citations of individual writers during the interviews make it possible to outline a national literary field, hierarchized and segmented, that nonetheless operates beyond territorial and linguistic borders. A multiple correspondence analysis confirms this observation and introduces a distinction between two forms of literary capital - national and international – that partially overlap with the opposition between the francophone and arabophone subfields. The article then discusses the model proposed by Pascale Casanova, which associates international pole and autonomy on the one hand, and national pole and heteronomy on the other. By focusing on the period that saw the emergence of national literatures, she neglects the postcolonial period during which spaces of autonomy managed to emerge at the national level. The period of the civil war, in the 1990s, significantly diminished the autonomy of the field, including at the international level, as it becomes almost “nationalized”: not only did it become subservient to national political objectives, but literature became increasingly subjected to economic heteronomy, which is another aspect neglected by Casanova. Nonetheless, this transnational space remained relatively autonomous – i.e. a transnational field – to the extent that it refracted the civil war through the lens of this transnational dimension.
- Les intellectuels néo-confucéens et le débat sur les droits humains, années 1990 : Trois études de cas sur les formes de l'autonomie intellectuelle en situation transnationale - Thomas Brisson p. 34-45 L'article s'intéresse aux circulations et aux débats transnationaux des intellectuels néo-confucéens. À partir des années 1980, ces femmes et ces hommes, nés en Asie mais travaillant dans les universités d'Amérique du Nord, ont cherché à revivifier l'ancienne tradition confucéenne, afin de la constituer en philosophie pleinement en phase avec la modernité intellectuelle et politique. Pour cela, ils se rapprochèrent de régimes et d'universités asiatiques, désireux de bénéficier de leur expertise sur la question et de promouvoir une version endogène de leur propre modernité, alors que plusieurs sociétés et économies de la région s'alignaient sur l'Occident. À partir de l'analyse d'un débat ayant porté sur la relation entre droits humains et confucianisme, l'article cherche ainsi à comprendre comment ces échanges pendulaires entre Asie et Occident structurèrent les prises de position des intellectuels néo-confucéens. Il montre en particulier comment diverses contraintes académiques et politiques structurèrent l'espace transnational du débat, mais aussi comment elles offrirent une forme d'autonomie aux intellectuels pour aborder une question aux implications politiques sensibles.This article focuses on the transnational debates and circulations of neo-Confucian intellectuals. Starting in the 1990s, these men and women born in Asia but employed in North American universities have sought to revive the ancient Confucian tradition in order to turn it into a philosophy in tune with political and intellectual modernity. In order to do so, they moved closer to Asian universities and regimes eager to take advantage of their expertise and to promote an endogenous version of their own modernity, at a time when several societies and economies of the region were aligning themselves with the West. Starting with a debate on the relationship between human rights and Confucianism, the article seeks to understand how this back-and-forth between Asia and the West has structured the positions of neo-Confucian intellectuals. In particular, it shows how these different academic and political constraints have structured the transnational debate but also how they have provided intellectuals with a degree of autonomy that allowed them to address an issue with sensitive political implications.
- Théories sans frontières ? : Les théories littéraires en France et la construction d'un espace transnational, années 1960-années 1970 - Lucile Dumont p. 46-63 Cet article étudie la construction d'un espace transnational des théories littéraires élaborées en France dans les années 1960 et 1970 autour du structuralisme. En repérant la production théorique développée autour de Roland Barthes et de Gérard Genette, on observe l'apparition d'instances spécifiques à la production théorique (colloques, revues, associations) qui témoignent de la manière dont elle se constitue selon des logiques propres aux espaces nationaux tout en leur opposant d'emblée des formes de reconnaissance internationale. L'émergence des théories autour d'une controverse nationale immédiatement positionnée dans un espace transnational est indissociable des espaces internationalisés dans lesquels se déploient la « nouvelle critique » et la poétique, comme des trajectoires transnationales de leurs principales figures. L'international fait également l'objet d'usages stratégiques (importation, travail d'intermédiation, contournement des disciplines nationales, fabrique d'un universel littéraire) qui font apparaître à la fois l'ampleur des circulations internationales dont les théories littéraires sont le produit et dont elles font l'objet.This article focuses on the construction of a transnational field of literary theories emerging in France in the 1960s and 1970s around structuralism. By surveying the theoretical production taking place around Roland Barthes and Gérard Genette, one observes the emergence of specific instances of theoretical production (conferences, journals, associations) that reflect the way in which this production takes shape within national spaces while at the same time building upon forms of international recognition. The emergence of theories around a national controversy that was immediately located within a transnational space cannot be separated from the internationalized spaces within which the “new criticism” and poetics were deployed, thus outlining transnational trajectories for their main authors. The strategic uses of international spaces (importation, intermediation, circumventing of national disciplines, construction of a literary universal) suggest the amplitude of the international circulations that both produced literary theories and were reflected by them.
- Les experts au concile Vatican II, 1962-1965 : Note de recherche sur les conditions de possibilité d'un champ transnational - François Weiser p. 64-75 Si l'Église constitue un corps, avec ses rituels d'appartenance, elle peut aussi apparaître comme un champ. À l'intérieur de ce champ l'espace des pouvoirs se structure selon des formes et des capitaux distribués inégalement. Dans le pôle dominant du catholicisme émerge bien sûr le pouvoir de la papauté, et, de façon croissante à l'époque contemporaine, celui de la curie, pourtant simple administration au service du pape. L'événement que constitue un concile, rassemblement des évêques de toute la catholicité, perturbe cette distribution, et pour deux raisons au moins. Tout d'abord, les évêques réunis en collège réalisent leur préséance sur la curie, et prennent en charge leur magistère d'une manière toujours singulière. Ensuite, parce que ces évêques interviennent aidés de leurs experts, ils mettent en œuvre, le temps de leur réunion, de nouveaux processus de légitimation de la vérité. Ainsi l'analyse du concile Vatican II (1962-1965) permet-elle de souligner le rôle structurant des effets de champ générés par les clercs intellectuels dans le cadre transnational qu'il représente. Enfin, la note pose la question de l'articulation corps et champ à frais nouveaux : dans le cas étudié, un effet de corps international semble être la condition d'apparition d'un champ transnational.If the Church is a corporation, with its rituals of belonging, it can also be envisaged as a field. Within this field, the geography of power is structured according to unevenly distributed forms of capital. Within the dominant stratum of Catholicism, one finds of course the power of the Pope and, more and more often in modern times, the power of the Curia, even though it is only an administration at the service of the Pope. Councils are major events that bring together the bishops of the entire Catholic world and upset this distribution of power for at least two reasons. First, the bishops united in a college become aware of their precedence over the Curia, and discharge their function in a manner that is always specific. Second, to the extent that they act with the assistance of their experts, the bishops implement for the duration of the council new processes of legitimation of the truth. The analysis of the Second Vatican Council (1962-1965) makes it possible to point out the structuring role of the “field effects” generated by the intellectual clerics within the transnational framework of the council. Finally, this research report raises afresh the issue of the articulation between corporate bodies and fields: in the case under scrutiny, an international corporate identity seems to be the condition for the emergence of a transnational field.
- Des morales de classe ? : Dispositions éthiques et positions sociales dans la France contemporaine - Rémy Caveng, Fanny Darbus, François Denord, Delphine Serre, Sylvain Thine p. 76-101 La sociologie de la morale a longtemps raisonné au singulier en procédant à l'exégèse de textes philosophiques ou juridiques. Si une tradition quantitative s'est constituée dans le domaine de la sociologie des valeurs et que la sociologie de la morale a connu un renouveau récent, les interprétations en termes de classes sociales demeurent rares. Pourtant, les inégalités matérielles et symboliques affectent les perceptions du juste et de l'injuste ainsi que les préférences morales. Celles-ci, aussi bien que les goûts et dégoûts, doivent beaucoup à l'appartenance à des groupes qui occupent des positions différenciées dans l'espace social. Grâce à une enquête statistique originale, qui porte sur différents domaines d'application de la moralité, nous identifions les principes qui construisent et légitiment les distances entre groupes sociaux. Nous montrons que l'espace des points de vue moraux est structuré autour de deux systèmes d'opposition (distance versus proximité au légitimisme culturel, principes versus conséquences) et que ces positionnements moraux différenciés permettent d'appréhender les conflits entre groupes, voire en leur sein. Les préférences morales ont des fondements sociaux et leur analyse met au jour la structure de l'espace social contemporain, caractérisé par un rapprochement des élites à capital culturel et à capital économique et par une fragmentation des classes populaires.The sociology of morality has often thought of morality in the singular by delivering the exegesis of philosophical or juridical texts. While a quantitative tradition has emerged in the field of the sociology of values and while the sociology of morality has gone through a recent revival, interpretations in terms of social class remain scarce. Yet, material and symbolic inequalities shape the perceptions of fairness and unfairness as well as moral preferences. Like tastes and distastes, moral preferences owe much to the belonging to groups that occupy differentiated positions within the overall social space. By relying on an original statistical survey that bears upon different fields of application of morality, we identify the principles that develop and legitimize the distances between various social groups. We show that the geography of moral standpoints is structured around two sets of oppositions (distance vs proximity to cultural legitimism, principles vs consequences) and that these differentiated moral positions are what makes it possible to understand the conflicts between groups, if not within them. Moral preferences have social foundations, and the analysis of these foundations sheds light on the structure of today's social space, which is characterized by a gradual convergence between cultural and economic elites, and by a fragmentation of the lower middle classes.