Contenu du sommaire : Spinoza : entre anthropologie et psychologie

Revue Astérion Mir@bel
Numéro no 19, 2018
Titre du numéro Spinoza : entre anthropologie et psychologie
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier

    • Spinoza : entre anthropologie et psychologie - Pascal Sévérac
    • Y a-t-il une forme de vie humaine chez Spinoza ? - Ursula Renz accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Depuis quelques années, la philosophie s'intéresse de plus en plus à la notion de forme de vie humaine. D'un côté, quelques philosophes ont avancé que pour décrire l'existence d'un être vivant, il faut faire référence à la forme de vie caractéristique de son espèce. D'un autre côté, plusieurs penseurs ont soutenu la thèse qu'on ne peut pas évaluer une pratique sans la comprendre dans le contexte de la forme de vie humaine. Le présent article discute la question de savoir si l'idée de la forme de vie humaine est présente chez Spinoza. Prenant comme point de départ l'idée d'un bien de l'homme, invoquée dans les Pensées métaphysiques et dans des passages parallèles de l'Éthique, l'article soutient que la pensée philosophique de Spinoza admet effectivement la notion d'espèce humaine. S'appuyant ensuite sur un examen de sa correspondance avec Henry Oldenburg, l'article défend une interprétation de la doctrine spinoziste des modalités qui permet d'admettre des capacités humaines non actualisées. L'article interroge alors la relation entre la doctrine spinoziste des modalités et la doctrine du conatus, avant de s'achever sur quelques remarques sur le rôle de la culture dans le développement de la forme de vie humaine. En somme, l'article défend l'idée que l'on peut trouver la notion de forme de vie humaine chez Spinoza et il montre dans quelle mesure cette notion est importante pour certains aspects de la pensée spinoziste.
      In recent years, there has been an increasing interest in the concept of the human life-form in philosophy. On the one hand, some have argued that in order to conceive of an individual living being in terms of specific properties, it is necessary to refer to the life form shared by the members of its species. On the other hand, it has been argued that the idea of a good life for humans requires that we think of man's possible actions and passions in the horizon of the human life form. This article examines whether there is in Spinoza an idea of a specific life-form of humans. Taking the notion of a specifically human good, which is invoked in the Metaphysical Thoughts and in a few parallel passages in the Ethics, it first argues that Spinoza does in fact assume the idea of human species in his philosophy. Examining the correspondence with Henry Oldenburg, it next argues that an interpretation of Spinoza's views on modality can be developed in a way that allows for the notion of (non-actualized) human capacities. It then discusses how the idea of species is related with the conatus doctrine, before it concludes with a few remarks on the contribution of culture to the development of the human life form. Altogether, the article defends the twofold view that there is conceptual space for the notion of a human life-form in Spinoza and that this notion is crucial for several aspects of Spinoza's philosophy.
    • Les idées de la nature humaine : l'anthropologie critique et pratique de Spinoza - Sophie Laveran accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Si l'idée d'une nature spécifique semble incompatible avec la critique des universaux menée par Spinoza dans la deuxième partie de l'Éthique, il est cependant clair que le philosophe fait un certain usage de la notion de nature humaine, à des fins à la fois descriptives et normatives. Cette ambiguïté se retrouve en particulier dans deux textes célèbres, qui font de la question de la nature humaine un objet central du projet éthique en tant qu'il vise le perfectionnement des aptitudes : la fin du prologue du Traité de la réforme de l'entendement et la préface à la quatrième partie de l'Éthique. Or, le point commun entre ces deux passages est qu'ils sont précédés d'une déconstruction des notions de perfection, imperfection, bien et mal qui paraît disqualifier par avance ces mêmes objectifs comme issus d'idées inadéquates. Pour explorer et tenter de démêler ces difficultés, l'hypothèse directrice de cet article sera que la notion de nature humaine, chez Spinoza, est au centre d'une tension entre la critique de l'idée inadéquate de cette nature, née de l'imagination, et l'effort d'en former, par la raison, une idée adéquate, susceptible de jouer un rôle moteur dans le programme philosophique, notamment dans son horizon éthique et politique.
      Although the idea of a specific nature seems to be incompatible with the rejection of universals in the second part of Spinoza's Ethics, the notion of human nature is yet clearly used by this philosopher for both descriptive and normative purposes. We can notice this ambiguity, in particular, by examining how the question of human nature is introduced in two famous extracts of his works: at the end of the prologue of The Treatise on the Emendation of the Intellect and in the preface of the fourth part of the Ethics. On the one hand, Spinoza presents the improvement of human nature as a central goal of his ethical project; on the other hand, he deconstructs, in the foregoing passages, notions such as perfection, imperfection, good and evil, which seem to disqualify those same aims as derived from inadequate ideas. In order to sort out the meaning of those issues, this paper's leading hypothesis will be that there's a tension, in Spinoza's reflection on human nature, between a critical analysis of the inadequate idea of this nature, which comes from imagination, and an attempt to form, by using reason, an adequate idea of it, and to make it play a lead role in the philosophical program and more specifically in its ethical and political stakes.
    • L'enfant est-il un adulte en plus petit ? Anthropologie et psychologie de l'enfance à partir de Spinoza - Pascal Sévérac accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article s'interroge sur la figure de l'enfant chez Spinoza : peu de commentateurs se sont attachés à analyser cette thématique, certes excentrée, dans le cadre de la philosophie spinoziste, à l'exception notable de François Zourabichvili, dont il s'agit à la fois de reprendre les grandes conclusions, mais aussi d'en tester la validité. Dans cette perspective, la question est alors de savoir s'il existe une nature spécifique de l'enfant : celui-ci est-il un être en devenir sans nature spécifique ? n'est-il qu'un adulte en plus petit ? Nous soutenons que cette nature existe, et que son analyse peut fonder à la fois une anthropologie et une psychologie de l'enfance à partir de Spinoza. Une condition est toutefois requise pour penser cette nature en rapport avec celle de l'adulte : concevoir une progressive, quoique réelle, transformation dans le passage de la petite enfance à l'âge adulte. Une telle transformation est ce que doit accompagner une éducation entendue comme éthique, qui s'adresse à la fois à l'enfant dans son devenir adulte, et à l'adulte ignorant dans son devenir actif.
      This paper examines the figure of the child in Spinoza's work: few commentators have focused on analysing this theme, which is certainly eccentric, within the context of Spinoza's philosophy, with the notable exception of François Zourabichvili; his main conclusions must be taken up again, but also their validity must be tested. The question is then to know if there is a specific nature of the child: is he a being in the process of becoming without a specific nature? is he only a smaller adult? We argue that this nature exists, and that its analysis can form both an anthropology and a psychology of childhood based on Spinoza. However, a condition is required to think of this nature in relation to that of the adult: to conceive of a progressive, albeit real, transformation in the transition from early childhood to adulthood. Such a transformation is what an education understood as ethical must accompany, which is addressed both to the child in his becoming an adult, and to the adult who is ignorant in his becoming active.
    • « Physique de la pensée » et « anti-humanisme théorique » : le « Spinoza » de Zourabichvili face à celui d'Althusser - Raphaël Chappé accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'objet de cet article est de comparer deux approches de Spinoza mises en place par les philosophes français Louis Althusser et François Zourabichvili. Malgré les écarts substantiels entre ces approches, il existe entre elles des convergences significatives. Celles-ci tiennent d'une part à la lecture anti-humaniste de Spinoza par ces deux philosophes, c'est-à-dire au refus de poser un sujet maître et auteur de ses pensées et de ses actes, concept premier pour forger une essence normative de l'homme. Il y a d'autre part convergence entre ces deux philosophes en raison de leur conception de la vie psychique : une conception spinoziste, voire une conception qui prolonge le spinozisme. La philosophie française – Canguilhem après Politzer – a formulé un ensemble de reproches à l'encontre de la psychologie. Or Spinoza fournit, dans une démarche actualisante, des outils critiques contre toutes les formes de précipitation psychologique. Et en même temps, il indique, de l'intérieur de la philosophie, une voie permettant de cerner la vie psychique dans son mouvement propre. Il ne s'agit donc pas d'un réductionnisme : les phénomènes psychiques ont une existence spécifique, une teneur qui les fait résister à un enrégimentement trop rapide sous la juridiction d'une cause externe et hétérogène. Zourabichvili et Althusser réinvestissent alors – chacun à sa façon – l'articulation spinozienne entre contestation des prérogatives du sujet moderne et identification d'un domaine psychique irréductible.
      This article compares the two approaches to Spinoza by French philosophers Louis Althusser and François Zourabichvili. In spite of substantial differences between these approaches, they also display significant areas of convergence. This convergence is seen first in the antihumanist reading of Spinoza operated by both philosophers, that is, the refusal to posit a subject, both master and source of its thoughts and actions, as a primal concept to forge a normative essence of man. There is also convergence between the two philosophers in their conception of psychic life that is specifically Spinozist or perhaps that goes beyond Spinozism. French philosophy –Canguilhem after Politzer– has formulated a number of criticisms of psychology. But Spinoza gives, in an actualising method, critical tools against all forms of psychological precipitation. At the same time, it shows within philosophy a way that makes possible a delimitation of psychic life within its own movement. It is therefore not a form of reductionism: psychic phenomena have a specific existence, a substance that allows them to resist too hasty a subordination to the jurisdiction of an external and heterogeneous cause. Zourabichvili and Althusser therefore reinvest, each in his own way, the Spinozist articulation between criticism of the prerogatives of the modern subject and identification of an irreducible psychological domain.
    • Voir la personne derrière la pathologie : enjeux anthropologiques et psychologiques d'une recommandation de bonne pratique - Julie Henry accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Nous proposons dans cette contribution une lecture spinoziste de la recommandation de bonne pratique « Voir la personne derrière la pathologie ». Il nous a semblé intéressant, en effet, de nous poser la question suivante : lorsqu'on recommande de prendre soin de la personne qu'est le patient derrière l'organe malade, qu'est-ce que cela implique, d'un point de vue anthropologique et psychologique, pour la personne qu'est le soignant ? Est-ce que cela ne risque pas d'être vécu comme une mise en danger personnelle, pour celui qui est au contact de situations dramatiques au quotidien de sa pratique professionnelle ? Ces questionnements nous invitent à suivre deux pistes réflexives. Premièrement, penser une nouvelle anthropologie éthique de la relation de soins, par-delà les grands principes désincarnés de la bioéthique. Deuxièmement, redonner une place au corps organique et affectif du soignant dans la relation de soins, ainsi qu'à ce que ce dernier sent de la situation au-delà ou aux côtés de l'imagerie et des analyses médicales. Ces pistes réflexives ont elles-mêmes donné lieu à des expérimentations pratiques : proposer aux soignants de faire l'expérience d'autres manières d'être affectés, et leur proposer de contribuer activement à une réflexion éthique participative sur leur pratique. Cela implique en retour de sortir de l'immédiateté des effets attendus, et d'inscrire l'éthique en santé dans une temporalité longue, dans un devenir sans cesse réalimenté.
      In this contribution we offer a Spinozist reading of the best practice guideline “Seeing the person behind the pathology”. It seemed worthy to ask ourselves the following question: when providing care to a sick patient, what does this involve, from an anthropological and psychological point of view, for the caregiver? Won't this risk placing the caregiver, who faces tragic situations on a daily basis during his or her professional practice, in personal danger? These questions lead us to follow two lines of thought. Firstly, to reflect on a new ethical anthropology of the caregiving relationship, beyond the great disembodied principles of bioethics. Secondly, to allow room once more for the caregiver's natural and affective body in the caregiving relationship, and what the caregiver feels about the situation beyond or alongside medical imaging and analysis. These lines of thought themselves have resulted in practical experiments: allowing caregivers to experience other ways of being affected and encouraging them to actively contribute to participatory ethical reflection on their practice. In return, this involves putting aside the immediacy of expected effects, and to place healthcare ethics in a broad temporal perspective in a continually renewed future.
    • Travail et psychologie : Vygotski avec Spinoza - Yves Clot accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'article cherche, à partir d'exemples, à rendre la psychologie du travail discutable par des philosophes. Avec Lev Vygotski, un psychologue russe décédé en 1934, on soutient une position empruntant beaucoup à Spinoza, en particulier sur la question de l'affect. S'agissant du  travail, on explore la liaison entre l'éthique, la psychologie et la politique.
      This paper seeks, based on examples, to make work psychology questionable by philosophers. With Lev Vygotsky, a Russian psychologist who died in 1934, we support a position that borrowed a lot from Spinoza, particularly on the question of the affect. With regard to work, the link between ethics, psychology and politics is explored.
  • Varia

    • Leibniz et les questions de l'ontologie juridique : la science, les règles et le concept du droit - Mate Paksy accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'originalité de l'ontologie leibnizienne réside dans le fait que sa philosophie du droit constitue une grande synthèse philosophique des juristes humanistes. Quant à la question de la place de la « science juridique » chez Leibniz, elle se trouve en réalité à tous les niveaux de son édifice métaphysique : l'omniprésence non seulement de références au droit et à la justice, mais aussi d'arguments d'ordre normatif est évidente. Chez Leibniz, la science juridique ne constitue pas un domaine autonome par rapport aux autres disciplines des sciences humaines, et il serait par conséquent vain d'essayer de dégager des lignes de démarcation strictes. Par son objet – l'ordre des règles « vérités » –, la science juridique s'inscrit parfaitement dans l'idée selon laquelle l'objet de la démonstration scientifique est la vérité. En vertu de cette doctrine, Leibniz identifie les éléments du système juridique existant comme droit positif et droit naturel, comme vérités contingentes (ou historiques) et vérités éternelles. Nous pensons que cette théorie de la norme juridique présente les caractéristiques d'une ontologie « hylétique ». Le droit naturel se veut un ensemble de vérités jugées « nécessaires », mais dépourvues de force obligatoire, contrairement à l'ontologie volontariste où les règles de droit équivalent aux commandements d'un souverain hiérarchiquement supérieur. Le critère de la normativité réside dans la rationalité ; les règles juridiques ne sont ni « valides » ni « obligatoires », mais plutôt « nécessaires » et « vraies ». Un des défis les plus intéressants pour les études juridiques leibniziennes consiste à démontrer l'harmonie entre le système juridique rationnel et le cas perplexe irrationnel.
      The originality of Leibniz's ontology rests on the fact that his legal philosophy consists of a great philosophical synthesis of legal humanism. As far as the question of delimiting the legal domain is concerned, “legal science” is actually ubiquitous in Leibniz's metaphysical edifice: its omnipresence is evident not only when law and justice are referred to, but also in relation to the arguments on normative order. In our view, in Leibniz legal science does not constitute an autonomous field, clearly separated from other branches of the humanities. By its very subject –the order of legal rules as “truths”– legal science is inscribed perfectly in the idea according to which the subject of scholarly demonstration is truth. By virtue of this theory, Leibniz determines the elements of a legal system that exist as positive, and natural law as contingent (or historical) and eternal truths. We believe this theory of legal norms showcases the characteristics of a “hyletic” ontology. Leibniz's doctrine of natural law is indeed tantamount to a mass of truths deemed “necessary”, but deprived of obligatory force; this is unlike voluntarist ontology, according to which the rules of law are equivalent to the commands of a hierarchically superior sovereign. One of the most interesting challenges in Leibniz legal scholarship lies in displaying the harmony between the rational legal system and the irrational perplexities.
    • L'éducation comme création de soi chez Max Stirner - Anatole Lucet accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Il est courant d'attribuer au projet éducatif une finalité émancipatrice. Rien de moins évident pourtant que cette association, y compris sur un plan théorique. Le philosophe allemand Max Stirner (1806-1856), considéré par certains comme l'un des pères de l'anarchisme individualiste, fut le précurseur d'une pensée pédagogique radicale visant à favoriser l'émergence d'un moi autonome. Cet article analyse les fins et les modalités de l'éducation selon Stirner pour y relever certains paradoxes constitutifs du projet d'éducation émancipatrice. Il prolonge enfin l'analyse de Stirner en envisageant ses déclinaisons pratiques pour la pédagogie contemporaine.
      Education projects are frequently given an emancipatory aim. However, this association is far from obvious, even from a theoretical point of view. German philosopher Max Stirner (1806-1856) is generally considered as a forefather of individualistic anarchism. He developed a radical educational thought focused on the emergence of an autonomous self. This article analyses the means and the ends of education according to Stirner in order to identify some of the intrinsic paradoxes of emancipatory education. It also furthers Stirner's analysis in a confrontation with the practicalities of contemporary education.
    • Le non-droit, l'état d'exception et l'incertitude juridique comme outils de domination politique - Marie Goupy accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article se propose de rapprocher deux notions venues prendre une place non négligeable dans les réflexions contemporaines portant sur le droit : celle de « non-droit », construite pour penser la nature spécifique du « droit nazi », et celle d'« état d'exception », qui se voit désormais souvent associée à l'idée d'anomie juridique. Par cette confrontation, nous nous proposons de prolonger les réflexions notamment ouvertes par le concept même de non-droit : celles qui visent à penser la possibilité d'un « droit monstrueux » en des termes non pas substantiels, mais bien fonctionnels. En retour, ce nouvel éclairage nous permettra de penser les discontinuités entre un « état d'exception » et un « état de non-droit ».
      This paper aims to confront two notions that have acquired a particular importance in contemporary reflections on the law: the notion of “un-law” (“Unrecht” or “non-droit”), that was constructed after the second WW in order to think about the specific nature of “Nazi law”; and the notion of “state of exception” (“Ausnahmezustand” or “état d'exception”), which is now commonly tied up with the idea of juridical anomie. This confrontation extends the analysis that is especially exposed by the very concept of “un-law”, in order to think about the possibility of a “monstrous law” in a functional way, and not in a substantial one. In return, this new light will help to think of the discontinuities between a “state of exception” and a “state of un-law”.