Contenu du sommaire : Nouvelles masses, nouveaux mouvements ?

Pour être valides d'un point de vue politique, les critiques du capitalisme doivent posséder – ou trouver – une base sociale. Ces trente dernières années, la désindustrialisation des pays du Nord a interrompu et renversé la marche du progrès ouvrier. Peut-on aujourd'hui voir émerger des forces sociales qui rempliraient la même fonction que les syndicats et les mouvements anti-coloniaux du xxe siècle ?

Soudain, les manifestants, jusque-là si fiers de l'absence de « meneur » dans le mouvement, ont semblé perdus. Était-ce vraiment une victoire ? Qui pourrait en juger, ou suggérer les prochaines phases du mouvement ? Comment seraient choisis les représentants chargés d'observer l'audit promis de la compagnie d'électricité – si toutefois ils pouvaient être choisis ? Le mouvement avait nettement débordé le petit noyau informel d'origine, constitué d'activistes du web.

En 2011, au moment même où le système de partis semblait bien établi et où les puissants mouvements sociaux paraissaient en déclin, les manifestants anticorruption ont exprimé des critiques virulentes contre les politiciens véreux et la marginalisation des citoyens dans la démocratie indienne. Cinq ans après la mobilisation des semaines d'août, nous pouvons proposer une analyse provisoire des motivations et des tensions ayant conduit à l'émergence d'un nouveau parti, né de manifestations de rues, qui a ensuite réussi à former un gouvernement territorial élu avec 54 % des voix.

Le politologue Henrique Costa raconte un incident survenu dans une station de métro à São Paulo durant la manifestation du 17 juin. Alors qu'un groupe de jeunes des banlieues mettait en pratique le slogan « ticket gratuit tout de suite » en sautant les tourniquets, quelques jeunes de la classe moyenne leur criaient : « pas de vandalisme, pas de vandalisme » ; bien sûr, les deux groupes en sont venus aux mains.

La majorité des manifestants de Gezi venaient des milieux prolétaires – petits employés et ouvriers. L'idée généralement répandue que les « nouvelles classes moyennes » constituaient la principale force sociale à l'œuvre derrière les manifestations de Gezi vient probablement du fait que ces couches de la population avaient un pouvoir de représentation plus grand à la fois sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels ; et que leur présence a davantage retenu l'attention que celle des autres classes.

Une mobilisation diffuse s'est développée dans les quartiers populaires où des groupes locaux, souvent constitués par le biais des réseaux sociaux, organisaient des manifestations et intervenaient pour empêcher l'installation des compteurs en bloquant les trottoirs devant les portes des logements. Une recherche sur Facebook fait apparaître des dizaines de groupes de ce type, intitulés « X contre la facturation de l'eau » ou « Y dit non ». La plupart des militants à l'initiative de ces réseaux communautaires n'avaient jamais été impliqués dans des groupes de gauche.

Je propose d'analyser la constellation actuelle à la lumière d'un modèle que je nomme le triple mouvement. Comme le schéma de Polanyi, le triple mouvement fournit un outil pour analyser la grammaire des luttes sociales dans la société capitaliste. Mais à la différence du double mouvement, il décrit un conflit tripartite entre les partisans de la marchandisation, les adeptes de la protection sociale et les défenseurs de l'émancipation.

C'est seulement ces toutes dernières années que des oppositions de gauche ont commencé à présenter pour leurs pays des projets politiques ayant un impact au niveau national : Syriza en Grèce, autour du Front de gauche en France, le Movimento Cinque Stelle de Beppe Grillo en Italie, Podemos en Espagne, Corbyn au sein du Parti travailliste britannique, la campagne de Bernie Sanders aux États-Unis. Quels contextes ont façonné l'émergence de ces oppositions ? Quelles formes politiques ont-elles prises ? Quelles positions défendent-elles ? Quelles attitudes ont-elles adoptées face aux partis dominants ?