Contenu du sommaire : Travail intellectuel et activité créatrice

Les correspondances échangées par les professeurs de droit civil Raymond Saleilles et François Gény mettent en lumière la difficulté de faire œuvre doctrinale à la Belle Époque. Plutôt que de présenter les idées juridiques de ces deux figures françaises de la science du droit, d'exposer leur cohérence et leur réception dans les milieux du droit, il est souligné le trajet tortueux et coûteux que la pensée juridique doit emprunter pour advenir et parvenir à s'écrire. Sont ainsi décrit les efforts constants déployés pour mener à bien leur activité intellectuelle que menacent la tyrannie du quotidien, les problèmes de santé ou encore les corvées universitaires.

Le panorama de plus en plus précis de la diversité des entreprises intellectuelles qui se rangent en France, dans les dernières années du XIXe siècle, sous le même mot de « sociologie » aiguise la question de la « victoire » durkheimienne. Sensible dans l'essor précoce de l'appellation « École française de sociologie », cette victoire passe par l'engagement du professeur de science sociale de Bordeaux dans deux entreprises collectives : L'Année sociologique d'abord, revue universitaire visant à rendre sa « virginité » à la « science nouvelle », puis la sociologie religieuse qu'il élabore dans les colonnes de la revue avec Marcel Mauss et Henri Hubert. À partir des correspondances entre collaborateurs surtout, cet article s'attache à documenter et interroger les différentes pratiques de travail que ces entreprises supposent.

Quoique Gabriel Monod soit surtout connu comme un des chefs de l'« histoire méthodique » et fondateur de la Revue historique, il a aussi été le premier et principal biographe de Jules Michelet. Après la mort de la veuve de Michelet en 1899, Monod devient le conservateur des papiers personnels de son prédécesseur romantique, qu'il considère comme son père intellectuel. Jusqu'à sa mort en 1912, Monod dédie le meilleur de son temps à l'étude de ces papiers afin d'écrire une grande biographie de Michelet, qu'il n'achèvera pas. Dans cet article, il est montré comment ce travail sur les archives a aidé Monod à repenser son épistémologie de l'histoire. À travers son maniement des archives de Michelet, Monod a réévalué le statut des sources et le rôle de l'imagination de l'historien dans la recherche et l'écriture de l'histoire, indiquant ainsi la voie d'une nouvelle histoire synthétique.

L'article analyse la fonction des images dans l'activité de Cesare Lombroso, à partir des documents qui restituent des bouts de quotidienneté de son travail d'anthropologue et des indices sur les lieux multiples où il était exercé : les deux Albums dei delinquenti (« Albums des criminels ») et la planche Tipi di pazzi (« Typologie de fous »), actuellement conservés dans les fonds du musée Cesare Lombroso de l'université de Turin. Sans épuiser les aspects multiples de la relation entre Lombroso et le monde visuel, les cas présentés sont une occasion de réflexion sur la manière et sur l'espace grâce auxquels le médecin turinois a orienté son regard, et sur les modalités qu'il a choisies pour en préserver la mémoire.

À la fin du XIXe siècle, un nouveau paradigme de commerce et de diffusion des photographies de paysages entraîne la montée en puissance des éditeurs de photographies, qui contrôlent de par leur réseau et leur importante collection le marché de l'image touristique. Le modèle du photographe voyageur qui commercialise lui-même ses clichés est remplacé progressivement, après les années 1860, par celui de l'éditeur qui emploie de multiples opérateurs pour parcourir le territoire, maillons essentiels d'une chaîne de production réactive aux fluctuations d'un commerce instable. Acteurs invisibles et pourtant essentiels de l'histoire de la photographie, les opérateurs photographes mettent leur savoir-faire, leur regard et leur intelligence du sujet au service d'une stratégie et d'une politique visuelles.

Pour la faculté des lettres de Bordeaux, les deux dernières décennies du XIXe siècle correspondent à une période d'intense développement : chaque année, les enseignements sont plus nombreux, tandis que l'université fait le choix de se tourner vers les études hispaniques pour convertir Bordeaux en une référence nationale – voire internationale – dans ce champ d'étude. Cette politique universitaire ne semble susciter aucune tension interne. Toutefois, entre 1898 et 1899, une crise fait éclater cette unité apparente : l'« incident Stapfer », étroitement lié à l'affaire Dreyfus, divise profondément le corps enseignant. Ses conséquences sont importantes et se lisent à plusieurs échelles (nationale, locale, individuelle). En fin de compte, cette crise permet au groupe des jeunes hispanistes de prendre le contrôle du décanat de la faculté des lettres de Bordeaux.

Le dossier présente dix lettres (1893-1895) de Georges Sorel à Cesare Lombroso, conservées au Musée d'anthropologie criminelle Cesare Lombroso de l'université de Turin, et en annexe le texte de Sorel « Une faute du Crime politique », très probablement une lettre écourtée de son en-tête et transformée en article pour la revue de Lombroso l'Archivio di psichiatria. Dans l'introduction, les éditeurs présentent les principales thématiques de l'échange entre les deux penseurs, qui eut lieu dans une période peu connue du parcours intellectuel de Sorel, et qui concerne notamment la circulation des théories de Lombroso en France, la collaboration de Sorel à l'Archivio di psichiatria et la psychologie des foules.