Contenu du sommaire : Michel de Certeau et l'anthropologie historique de la modernité

Au cours des années 1950 et 1960, l'itinéraire intellectuel de Michel de Certeau est dominé par des travaux d'érudition autour de grandes figures de la tradition jésuite, principalement Pierre Favre et Jean-Joseph Surin. Il a été marqué par l'influence du père de Lubac et de « l'école de Fourvière », un groupe de théologiens jésuites qui renouvela le rapport entre théologie et critique historique pendant les années 1940. À l'École Pratique des Hautes Études, il a suivi les cours de Jean Orcibal sous la direction duquel il soutient sa thèse de doctorat en sciences religieuses. La direction de la revue Christus avec François Roustang, la rencontre de la psychanalyse grâce à Lucien Beirnaert et Jean Clavreul, les événements de Mai 68, le conduisent ensuite à sortir de cette tradition d'érudition jésuite pour s'engager dans les sciences humaines. En 1968, il publie La prise de parole, un recueil d'articles dans lesquels il analyse les événements de mai comme une « révolution symbolique ». En 1970, la parution de La possession de Loudun le situe dans le cadre des débats d'historiens sur l'histoire des mentalités. Entre histoire et psychanalyse, entre érudition et engagement intellectuel, son œuvre est ensuite marquée par une double exigence, en apparence contradictoire. Il faut penser les sciences humaines dans les termes avec lesquels elles disqualifient la prétention du christianisme à tenir un discours de vérité, sans renoncer pour autant à « la faiblesse de croire ».

Prenant pour point de départ la problématique de Michel de Certeau autour de l'historicité de la mystique, cet article analyse les diverses interprétations des manifestations religieuses considérées comme pathologiques, proposées par les aliénistes et les psychiatres en France entre les années 1830 et la dernière décennie du xixe siècle. Par le biais d'une approche historique et épistémologique de concepts tels que la « monomanie », le « délire religieux » et le « mysticisme », il montre que l'aliénisme et la psychiatrie reflètent un contexte politique et religieux fortement marqué par des mouvements collectifs et des espoirs individuels de type prophétique et messianique. L'article reconstruit le processus de naturalisation du pathos religieux, mettant en évidence les normativités politiques et religieuses qui l'ont sous-tendu. Il se poursuit par l'investigation des problèmes que la naturalisation du religieux a posés en psychiatrie et souligne certaines de leurs répercussions dans le champ des sciences humaines, de la spiritualité et de la philosophie.

Dans une perspective historique sur les études du quotidien, cet article analyse la relation entre Michel de Certeau et l'humour. Premièrement, on indique les nombreuses occasions, dans des passages-clés de son œuvre sur le quotidien, où l'historien français confère une centralité à l'humour, sans pourtant développer ces signes d'intérêt dans une vision d'ensemble. Deuxièmement, en référence aux lithographies de Daumier sur la vie quotidienne à Paris au XIX e siècle, on montre l'utilité de la théorie du quotidien chez de Certeau pour l'interprétation de la comédie de mœurs. Finalement, on propose une analogie et un rapport inattendu entre humour et vie quotidienne.

À partir des résultats préliminaires d'une étude sur la genèse des espaces touristiques au Portugal, entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, cet article propose de recourir à l'œuvre de Michel de Certeau pour interroger les fondements et les limites du champ de recherche couvert par l'histoire du tourisme. Pour les historiens, les touristes reproduisent avant tout des parcours et des actes sans innover. Les propres documents mobilisés pour écrire l'histoire du tourisme – des guides, des récits de voyage rapidement constitués en genre littéraire, la documentation des administrations locales ou nationales chargées de la promotion du tourisme – amplifient cette idée de normalisation de l'activité touristique en passant sous silence la diversité des pratiques individuelles. En partant d'une réflexion sur la construction de l'objet « tourisme » en histoire, cet article cherche à définir une approche qui permettrait d'observer l'influence variable et diversifiée des pratiques dans l'élaboration des discours qui structurent le phénomène touristique.

Cet article entend contribuer à une anthropologie de « l'habitat institutionnel » catholique, en croisant l'ethnographie d'une paroisse catholique urbaine, au Portugal, avec l'étude de deux archipels théoriques de Michel de Certeau : sa politique du croire et son anthropologie du quotidien. Notre étude vise à démontrer que le processus d'institution du croire dans la paroisse catholique, dans un contexte d'ultra-urbanisation, dépend d'une élasticité institutionnelle qui joue sur l'intervalle entre le pouvoir stratégique et les ruses de la tactique. La conceptualisation de Michel de Certeau se révèle efficace pour comprendre l'élasticité institutionnelle catholique, définie par une appropriation, dans l'action paroissiale, des qualités opérationnelles de la tactique, parmi lesquelles : le bricolage, les juxtapositions, les oscillations et l'hybridité.

À travers les concepts certaliens de tactiques, pratiques et espaces, cet article explore sociologiquement des interactions qui se produisent autour du religieux dans un contexte carcéral. En puisant dans une recherche empirique opérée dans deux prisons d'Allemagne orientale, ce texte thématise l'usage social du religieux par les personnes détenues ainsi que par les aumôniers. L'analyse met en lien les rapports des détenus à l'espace, au temps et aux structures de pouvoir articulés autour du religieux. Elle part du constat d'une population détenue aux appartenances et pratiques religieuses plurielles et démontre la manière dont le religieux permet une appropriation des espaces, du contrôle et du temps. De nombreuses citations illustrent le propos.

Les échanges boursiers occupent une place importante dans l'œuvre de jeunesse de Max Weber. Sa trajectoire académique et son expérience scientifique éclairent son intérêt pour cet objet économique marginal. À l'heure où il quitte le droit pour une chaire d'économie nationale, il identifie les enjeux de la réforme boursière que réclament les représentants des intérêts agrariens. Publiés séparément, l'unité des deux cahiers qui constituent La Bourse pose problème. Des modifications substantielles par rapport au projet initial et l'adoption d'un ton nettement plus nationaliste les distinguent. C'est que les circonstances politiques ont changé et que Weber a formulé à l'occasion de sa leçon inaugurale de 1895 les principes politiques qui gouvernent son activité scientifique.

On connaît en Tocqueville l'historien, le philosophe ou même le sociologue. On méconnaît l'économiste. Avec le paupérisme et les enfants trouvés, la réforme des prisons est une thématique qui révèle ce Tocqueville économiste au sens des Sciences Morales et Politiques. Intervenant dans un débat majeur de son temps, le penseur de la démocratie doit intégrer à sa réflexion carcérale des dimensions économiques fondamentales : le travail dans les prisons ne peut être laissé au marché et la question du coût de la réforme du système pénitentiaire est essentielle. L'objectif est de trouver le meilleur moyen de prévenir et de combattre les crimes et délits qui ne cessent d'augmenter au cours du XIXe siècle. La réflexion sur la prison, visant à protéger la société, suppose de tenir des raisonnements économiques.

Le concept de charisme est l'un des thèmes les plus discutés de la sociologie de Max Weber. L'idée centrale de ce legs weberien, celle de domination extraordinaire, d'une autorité élevant les hommes « hors du quotidien », n'a cependant globalement pas été perpétuée par les commentateurs. Ceux-ci, pour la plupart, « banalisent » le charisme, soit en en faisant l'un des piliers de l'ordre quotidien, soit en introduisant dans le phénomène charismatique les logiques du quotidien (émotions politiques ordinaires, rationalité politique ordinaire). Cette éviction de l'idée d'extraordinaire est pour partie le produit des incertitudes héritées de Weber. L'« inventeur » du charisme, faute d'avoir suffisamment défini la spécificité du phénomène, a laissé en suspens la question : « En quoi l'extraordinaire est-il extraordinaire ? ».