Contenu du sommaire : Faire époque

Revue Tracés Mir@bel
Numéro no 36, 2019/1
Titre du numéro Faire époque
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Qu'est-ce qu'une époque ? - Thomas Angeletti, Quentin Deluermoz, Juliette Galonnier p. 7-25 accès libre
  • Articles

    • Le capitalisme a-t-il une date de naissance ? - Quentin Ravelli p. 29-57 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les théories de l'origine du capitalisme sont nombreuses et souvent inconciliables. De la révolution industrielle aux marchands assyriens, en passant par les enclosures anglaises et l'ascèse protestante, le point de départ de ce système économique semble insaisissable. Comment écrire correctement le début d'une histoire qui n'a pas encore de fin ? Comment penser une époque dont l'observateur fait partie et dont l'effondrement, toujours menaçant, n'est pas prévisible ? Dans cet article, en remontant le temps d'une origine à l'autre, on présentera un panorama des principales représentations et de leurs critiques, pour montrer les limites d'une recherche de la cause originelle. À la place, c'est la cohérence interne des explications qui s'impose, et en particulier leur capacité à penser l'origine à partir de la fin. Le contexte historique d'énonciation des théories et les différentes manières de penser l'avenir du capitalisme – la croissance infinie, la catastrophe, la révolution consciente – conduisent à prendre en compte des fictions utiles dans le raisonnement historique. Loin des récits qui prétendent éliminer l'anachronisme, elles permettent d'éclairer le passé par l'avenir.
      There are many theories concerning the origins of capitalism, and these often conflict with one another. From the industrial revolution to Assyrian merchants, from the enclosures in England to Protestant asceticism, the starting point of this economic system is somewhat elusive. How can we write the beginning of a story that doesn't yet have an end? How can we conceive of an era to which the observer belongs, and whose collapse, though a constant threat, is not predictable? This article goes back in time to present a panorama of the main representations of the origins of capitalism, and show the limitations of any search for the original trigger. Instead, the internal coherence of explanations becomes the criterion, and in particular the capacity to tie the beginning to the end. The historical context of these theories and the different conceptions of the future of capitalism – infinite growth, catastrophe, revolution –prompt us to consider the role of useful fictions in historical reasoning. Far from narratives that purport to eliminate anachronisms, they allow the future to shed light on the past.
    • Les prophètes de la finance. Contester et refaire l'époque - Pierre Pénet p. 59-79 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article interroge la notion de prophétisme financier d'un point de vue sociologique. Le cas empirique retenu est celui de la crise de 2008. Trois enjeux sont traités. Premièrement, le prophétisme est analysé comme une représentation minoritaire et contestataire de l'époque qui contraste avec le rapport au temps optimiste des prévisionnistes établis. Ces deux pôles prophétique et prévisionniste traduisent des éléments de différenciation sociale entre experts et des enjeux de pouvoir liés à la « bonne » représentation du temps et de l'époque. Ensuite, cette étude suggère que les crises génèrent des faits confirmatifs qui peuvent sembler confirmer tout ou partie du discours prophétique. De ce point de vue, les prophéties ne sont pas toujours condamnées à être désavouées par la réalité car elles peuvent trouver dans les crises un puissant mécanisme de félicité. Plusieurs analogies avec l'eschatologie religieuse sont proposées en mobilisant les travaux de Max Weber ainsi que les récentes études sociohistoriques du prophétisme biblique. Enfin, cet article envisage les modalités d'institutionnalisation des prophéties pour comprendre leur rôle éventuel dans la réforme des pratiques financières.
      This article offers a sociological perspective on financial prophecies. The 2008 financial crisis serves as an empirical illustration. Three issues are addressed. Firstly, prophecies are analysed as a contrarian and contentious representation of the age which contrasts with the conventional and optimistic relationship to time endorsed by established forecasters. Thus, prophets and forecasters should be understood as two socially differentiated groups of experts engaged in a debate over the “right” characterisation of the financial age. Secondly, this study suggests that epoch-changing events such as financial crises can generate confirmatory facts, which may seem to confirm all or part of the prophetic discourse. From this point of view, prophecies are not always bound to failure, as they can find a powerful felicity mechanism in the onset of a financial crisis. Several analogies with religion are suggested, using a classical Weberian perspective and recent sociohistorical studies of biblical prophecies. Finally, this article considers the role of prophecies in the institutionalisation of new financial practices.
    • Personnifier l'époque, vilipender le temps présent. Comment dire l'époque dans le théâtre satirique français (milieu xve siècle-fin xvie siècle) - Francesca Canadé Sautman p. 81-97 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Pouvait-on conceptualiser « l'époque » durant une période historique où elle n'était pas encore nommée ? En exprimant leur désaffection à l'égard du temps qu'ils vivaient, les contemporains pouvaient la faire apparaître par ses contours négatifs, ainsi, dans un corpus d'une vingtaine de textes de théâtre d'intention satirique ou moraliste s'échelonnant du milieu du xve siècle à la fin du xvie siècle. Les pièces étudiées ici placent de diverses façons la notion de temps présent au centre de l'action par le biais de la personnification, satirisant des phénomènes sociaux et parfois même des évènements politiques ou religieux contemporains mais, surtout, caractérisant leur « époque » comme corrompue, souffrant de guerres, d'instabilité, de pénurie, et de cherté. Les conflits entre personnages allégoriques tels que Temps Présent, le Monde, Les Gens, ou l'utopie de la venue de Bon Temps servent de cadre pour exprimer une colère sociale souvent très forte.
      Was it possible to conceptualise one's own “epoch” at a time when no such word was yet in use for it? Indeed, by expressing deep disaffection with their own times, contemporaries could create an epoch through its negative contours, as they did in a corpus of about twenty plays of a satirical or moralist nature produced between the mid-15th and the late-16th century. In a variety of ways, these plays place the notion of current time at the centre of the action through personification, satirising social phenomena and sometimes even contemporary political and religious events, but above all, characterising their own times as corrupt, burdened by wars, instability, shortages, and the high cost of living. Conflicts between allegorical figures such as Present Time, the World, the People, or the utopia of the coming of Good Times provide the framework for the frequent expression of a high level of social anger.
    • Époques au futur. Usages de la périodisation historienne dans la littérature d'anticipation - Pierre-Antoine Marti p. 99-115 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La littérature d'anticipation, dans ses propositions de futurs imaginaires, recourt de façon prononcée au concept d'époque caractéristique de la discipline historienne. Quels que soient les avenirs envisagés pour l'humanité et les conceptions de l'histoire qu'ils révèlent – et qui sont ici thématisées (cyclique, régressive, progressive…) –, les auteurs d'anticipation les déploient dans des périodes aux dénominations précises et souvent éloquentes. Cet article met en perspective un choix de romans de science-fiction anglo-saxons et des réflexions historiographiques afin d'explorer la nature de cet usage non historien du concept d'époque, dans lequel affleurent des modalités spécifiques d'appréhension et d'écriture de l'histoire.
      Futuristic fiction relies strongly on the concept of the “epoch” when authors in the genre imagine a hypothetical future. This concept has been theorised, developed and applied by historians throughout modern times. By analysing these fictional epochs, the names given to them and how they are constructed, this article studies how SF writers have envisaged the future of mankind and explores the characteristic conceptions of history they developed (progressive, regressive, cyclical, etc.). It is based on a selection of American and British science-fiction novels and historiographical theories. Its aim is to explore the nature of this non-historian use of the concept of epoch, which involves specific ways of interpreting and writing history.
    • La Révolution caribéenne : une époque pour comprendre et interpréter un espace colonial en révolution - Frédéric Spillemaeker p. 117-138 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'époque peut être envisagée comme l'un des moyens intellectuels avec lesquels l'historien déchiffre le passé, catégorise les événements afin d'en donner une interprétation. Le présent article propose une réflexion sur la Révolution caribéenne en tant qu'époque ancrée dans un espace macrorégional aux caractéristiques singulières à l'ère des révolutions. On étudie ici particulièrement les demandes politiques de liberté des esclaves, et d'égalité des libres de couleur, dans ce contexte révolutionnaire, dans la Révolution haïtienne et ailleurs. Ainsi, on verra que la guerre d'indépendance du Venezuela appartient également à ce processus à plusieurs titres. Enfin, les circulations de marchandises, d'hommes et d'idées eurent aussi une importance fondamentale dans la création de cultures politiques hybrides et partagées.
      An epoch can be considered one of the tools historians use to understand the past, categorise events and provide an interpretation for them. This article sheds light on the Caribbean Revolution as a specific epoch within a macroregional context during the Age of Revolutions. Specifically, we examine political demands for the emancipation of slaves and equality for free black and mixed-race people in this revolutionary context during the Haitian Revolution and elsewhere. Furthermore, the Venezuelan War of Independence was also part of this process in several respects. Finally, the circulation of goods, people and ideas was fundamental in the creation of shared and hybrid political cultures.
  • Note

    • Penser la périodisation et les relations internationales : l'apport du « développement inégal et combiné » - Marlène Rosano-Grange p. 141-155 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les relations internationales posent un défi aux tentatives de périodisation et de mise en époques. Les approches macroscopiques et l'histoire connectée, entre autres, proposent d'appréhender le temps à l'international, mais leur exclusion mutuelle limite la portée de leurs analyses. L'approche du « développement inégal et combiné », issue de la pensée de Léon Trotski, propose un guide de recherche plus ajusté en ce qu'il permet d'articuler les dichotomies traditionnelles (macro et micro ; matériel et subjectif ; structure et contingence) dans la périodisation. L'époque est alors définie comme la rencontre entre sociétés inégalement développées. L'effet des contacts entre ces sociétés est toutefois contingent : les relations combinées qui s'établissent entre différentes formations sociales dépendent de leurs luttes internes.
      International relations challenge the way we think about historical epochs. Geopolitical theories on the one hand and connected histories on the other have provided different answers to the issue of global periodisation. But their mutual exclusivity limits the scope of their analyses. Leon Trotsky's “uneven and combined development” offers a methodological fix for articulating traditional dichotomies (macro and micro, materiality and subjectivity, structure and contingency) in periodising. In this perspective, global epochs result from the interaction of unevenly developed societies. The combined effect of these relationships, however, is contingent and unpredictable: it depends on the dynamic of social classes within each society.
  • Traductions

    • L'époque et l'événement : les temporalités du capitalisme selon William H. Sewell Jr. - Thomas Angeletti p. 159-167 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Depuis bientôt quatre décennies, les recherches de l'historien américain William H. Sewell Jr. tentent de tisser un dialogue entre l'histoire et les autres sciences sociales, au premier rang desquelles la sociologie et l'anthropologie. Deux séquences peuvent être distinguées dans son travail théorique. En réponse aux paradigmes nord-américains alors dominants, Sewell a d'abord investi, au début des années 1990, la question des temporalités et notamment la catégorie analytique de l'événement. Mais depuis une dizaine d'années, les recherches de Sewell revisitent le capitalisme comme un phénomène qui induit et qui génère des temporalités spécifiques. L'article ici traduit s'inscrit dans ce cadre. Le capitalisme est envisagé en ce qu'il possède une unité qui, malgré ses transformations et changements réguliers, permet de le considérer comme une époque en tant que telle.
      It has been almost four decades since the work of the American historian William H. Sewell Jr. sought to create a dialogue between history and the other social sciences, most notably sociology and anthropology. Two sequences can be distinguished in his theoretical work. In response to North-American paradigms, Sewell first studied the question of temporalities in the early 1990s, particularly the analytical categorisation of events. But over the past ten years, Sewell's work has revisited capitalism as a phenomenon which produces and generates specific temporalities. The translation of The Capitalist Epoch is consistent with this. Capitalism is understood as possessing a clear unity which, despite its regular changes of form and content, means that it can be viewed as an epoch in its own right.
    • L'époque capitaliste - William H. Sewell Jr p. 169-182 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article défend l'idée que le capitalisme doit être compris comme un phénomène d'époque, c'est-à-dire comme une forme de vie spécifique, historiquement et temporellement limitée, avec des dynamiques sociales et temporelles qui la démarquent d'ères passées de l'histoire, et qui n'est pas destinée à durer indéfiniment. La caractéristique la plus typique du capitalisme – une croissance économique séculaire soutenue en termes de capitaux par tête – a amené des bénéfices importants à l'espèce humaine, non seulement à travers l'augmentation du bien-être économique mais aussi en allouant aux individus des corps plus grands, plus forts, plus résistants, et par l'augmentation radicale de l'espérance de vie. Il a également rendu possible une remarquable hausse des pouvoirs techniques, éducatifs et scientifiques de la société. L'expérience de la croissance économique soutenue a suscité l'émergence d'un sens particulier du temps comme progressif et ouvert – rendant possible la conscience historique moderne. Dans le même temps, la marchandisation incessante des relations sociales dans le capitalisme a tendu à libérer les individus de la domination basée sur le statut personnel, mais aussi à les soumettre à des formes plus abstraites de domination. La destruction créatrice, mécanisme clé du capitalisme pour produire une croissance économique soutenue, a également produit un cycle impossible à maîtriser, fait de booms et de crises, créant de nouvelles formes d'insécurité tout en ayant tendance à faire sortir les gens de la pauvreté absolue. Le développement capitaliste a toujours été spatialement inégal. La forme de l'ère postcapitaliste dépendra de la manière dont nous utiliserons collectivement les pouvoirs que l'ère capitaliste a produits – la science et la technique, évidemment, mais aussi la conscience historique critique qui réside au cœur des sciences sociales historiques.
      This article argues that capitalism must be understood as an epochal phenomenon, that is, as a historically specific and temporally limited form of life with social and temporal dynamics that set it off from previous eras of history and that are not destined to last indefinitely. Capitalism's most distinctive feature – sustained secular economic growth in per capita terms – has brought great benefits to the human race, not only by increasing economic well-being but by endowing people with bigger, stronger, and more resilient bodies and radically increased life spans. It has also made possible an astounding increase in society's technical, educational, and scientific powers. The experience of sustained economic growth has led to a particular sense of time as open-ended and progressive – making possible modern historical consciousness. Meanwhile, the relentless commodification of social relations under capitalism has tended to free people from domination based on personal status, but also to subject them to more abstract forms of domination. Creative destruction, which is capitalism's key mechanism for producing sustained economic growth, has also produced an unmasterable cyclical pattern of boom and bust, creating new forms of insecurity whilst also tending to lift people out of absolute poverty. Capitalist development has always been spatially uneven. There is reason, however, to think that the capitalist era may be approaching its end. The shape of the post-capitalist era will depend on how well we collectively make use of the powers that the capitalist era has produced – science and technology, to be sure, but also the critical historical consciousness that lies at the heart of social science history.
    • Les découpages temporels à l'épreuve de l'histoire des femmes - Sylvie Steinberg p. 183-190 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Publié en 1977, le texte de Joan Kelly « Did women have a Renaissance ? » proposait non seulement d'intégrer les femmes au récit historique à partir d'une relecture de sources historiques bien connues mais aussi de revoir le découpage canonique entre un Moyen Âge obscur et une lumineuse Renaissance. En s'appuyant sur un corpus d'œuvres appartenant à la littérature courtoise et aux traités de cour du xvie siècle, l'auteure avançait la thèse que la femme de cour de la Renaissance avait perdu du pouvoir et de l'autonomie par rapport à la dame du Moyen Âge. Le texte tire sa force et son charme du fait qu'il revisite les mythes de la périodisation à l'aune de l'histoire des femmes. Mais son approche foisonnante pèche aussi par son manque de rigueur et ses approximations. La remise en cause des thèses de Joan Kelly dans les décennies qui ont suivi ont donné lieu à de riches débats historiographiques.
      Published in 1977, Joan Kelly's article “Did women have a Renaissance?” was intended not only to make room for women's history within the larger historical narrative by revisiting existing sources, but also to challenge the conventional historical divide between the so-called Dark Ages and the enlightened Renaissance. Drawing on a corpus of works of courtly love literature and 16th century court treatises, the author argued that the Renaissance noblewoman had lost power and autonomy in relation to the medieval lady. Kelly's argument drew its power and appeal from its revisiting of the myths of periodisation through the lens of women's history. But her daring approach also lacked rigour and precision. The discussion of Kelly's ideas in the ensuing decades has sparked lively historiographical debate.
    • Les femmes ont-elles connu une Renaissance ? - Joan Kelly p. 191-224 accès libre
  • Entretien

    • Le Moyen Âge et les boucles du temps. Entretien avec Étienne Anheim - Étienne Anheim, Thomas Angeletti, Quentin Deluermoz, Juliette Galonnier p. 227-248 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans le travail scientifique de l'histoire, la périodisation produit des effets qui ne sont pas toujours suffisamment interrogés. Le Moyen Âge en fournit un exemple paradigmatique. Notion longtemps péjorative, inconnue des médiévaux eux-mêmes et formulée a posteriori, cette époque sédimentée au cours des siècles structure l'imaginaire politique européen, les cadres de connaissance des sciences sociales ainsi que l'organisation de la discipline historienne. Dans cet entretien accordé à la revue Tracés, l'historien médiéviste Étienne Anheim revient sur les problèmes et défis que pose la notion de Moyen Âge et, plus généralement, sur ce que celle-ci nous dit des opérations de périodisation et des pratiques historiographiques.
      Within the discipline of history, periodisation has effects that are not always adequately examined. The Middle Ages constitute a paradigmatic example of such an oversight. This period, which was for a long time a disparaging notion, was unknown to medieval people themselves and was developed a posteriori. Yet it solidified over the centuries and came to shape the European political imagination, knowledge frameworks in the social sciences and the institutional organisation of history as an academic discipline. In this interview with Tracés, French medievalist Étienne Anheim revisits the issues and challenges raised by the very notion of the Middle Ages and what it reveals about periodisation and historiography.