Contenu du sommaire : Judith Butler : une politique du sensible

Revue Raisons Politiques Mir@bel
Numéro no 76, novembre 2019
Titre du numéro Judith Butler : une politique du sensible
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Éditorial

  • Dossier

    • Ces corps qui comptent encore - Judith Butler, Myriam Dennehy p. 15-26 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      S'appuyant à la fois sur une compréhension du fonctionnement biopolitique des cadres de pleurabilité des vies et sur des exemples de rassemblements performatifs, cette contribution inédite rappelle que la vulnérabilité est avant tout une condition de la corporéité du vivant, et qu'elle est à ce titre tant constitutive des formes de précarisation qu'il endure que de ses capacités de résistances. Se distanciant des approches paternalistes visant à « libérer » des catégories de population spécifiques de leur « état de vulnérabilité », Judith Butler oppose ici à la norme mélancolique qui est le fondement des nécropolitiques contemporaines, une éthique radicale de l'égale pleurabilité des vies.
      Bodies That Still Matter
      Drawing both on an understanding of the biopolitical functioning of the frames of grievability and on examples of performative assemblies, this original contribution highlights that vulnerability is above all a condition of the bodily state of the living, and that it is as such a defining feature of its precariousness as well as of the subjects' capacity for resistance. Distancing herself from paternalistic approaches designed to “release” specific populations from their vulnerability, Judith Butler counters the melancholic norm that underlies contemporary necropolitics, by standing for a radical ethic of the equal grievability of lives.
    • Qu'est-ce que s'orienter dans la vulnérabilité ? - Guillaume le Blanc p. 27-42 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À partir d'une historicisation du passage de l'ontologie sociale et politique du sujet « misérable » ou « fragile », à celle du sujet « vulnérable », cet article met en lumière les travers des lectures capacitaires de la vulnérabilité, et en particulier ses effets de précarisation sur les plus fragiles. Faisant écho à l'article proposé en introduction de ce dossier par Judith Butler, il nous réoriente vers sa philosophie, en nous proposant, pour nous départir de ces travers néolibéraux tout autant que de ses dimensions paternalistes, d'embrasser une compréhension de la vulnérabilité qui n'aurait pas vocation à être « conduite » ni même dépassée, mais qui aspirerait plutôt à être rendue visible par les « vulnérables » eux-mêmes.
      What Does Vulnerability Mean?
      Based on a historicization of the shift from the social and political ontology of the “miserable” or “fragile” subject to that of the “vulnerable” subject, this article highlights the flaws of the capability-oriented interpretations of vulnerability, and in particular its impact on the most precarious subjects. In response to the opening article of Judith Butler, it redirects us towards her philosophy by suggesting that, in order to avoid its neoliberal and paternalistic flaws, we should embrace an understanding of vulnerability, as it is neither a condition of the living bodies that is supposed to be governed nor overcame, but rather that is meant to be “exposed” by the precarious bodies themselves.
    • On Judith Butler's “Ontological Turn” - Arto Charpentier p. 43-54 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans ses ouvrages les plus récents, Judith Butler élabore une « ontologie sociale relationnelle » à partir de la reconnaissance de la relationalité constitutive des créatures vivantes que nous sommes. Ces prises de position ontologiques posent néanmoins problème : comment les concilier avec le projet plus ancien chez Butler d'une critique politique de l'ontologie ? Comment Butler peut-elle défendre des thèses ontologiques explicites, là même où elle entendait auparavant déconstruire la prétention du discours ontologique à décrire la réalité indépendamment de toute considération sociale ou historique ? Le but de cet article est d'interroger la cohérence et la portée de son « tournant ontologique ». Nous montrerons que l'articulation possible entre ces deux moments tient à l'élucidation de ce que Butler entend par « ontologie sociale », entre socialisation de l'ontologie et engagement en faveur d'une ontologie sociale relationnelle.
      In her most recent works, Judith Butler elaborates a “relational social ontology” based on an acknowledgment of our constitutive relationality as embodied living creatures. However, these ontological claims raise a problem: they appear to contradict Butler's earlier political critique of ontology. How can Butler embrace ontology today, if her original ambition was to deconstruct the discourse of ontology and its efforts to describe the structures of reality independently of any social, political and historical consideration? I argue that in order to understand Judith Butler's “ontological turn”, we must elucidate what she means by “social ontology” and connect her socialization of ontology to her more recent commitment to a relational and processual ontology of social life.
    • Is Ontological Thinking a Dead End for Emancipatory Politics? : Radical Democracy, Embodiment, and Judith Butler's “ontological turn” - Lucile Richard p. 55-75 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'investissement du champ ontologique par les théoriciens de la démocratie radicale fait l'objet, ces dernières années, d'un débat vif dans les cercles de la théorie démocratique d'inspiration critique. Celui-ci porte sur le type de méthode permettant de penser les conditions de l'émancipation individuelle et collective, et oppose, schématiquement, deux camps. Le premier, qui compte les démocrates radicaux eux-mêmes, avance que décrire l'essence du politique permet de distinguer efficacement les principes et les modalités des mobilisations politiques permettant la démocratisation de nos sociétés. Le second, dont Lois McNay est l'une des représentantes, repose sur l'idée qu'un mode de raisonnement aussi abstrait ne permet pas de prendre en compte de façon rigoureuse les effets débilitants de relations sociales asymétriques sur la capacité d'agir des sujets politiques. Selon elle, une méthode plus attentive à la logique incarnée des rapports de pouvoir, comme la phénoménologie, reste plus appropriée aux pensées de l'émancipation démocratique. Le « tournant ontologique » est, en d'autres termes, une impasse. Intervenant à l'intérieur de cette querelle, cet article se propose de souligner les limites de la position de Lois McNay. À partir d'une analyse des travaux de Judith Butler, il entend montrer d'une part ce qu'il y a de contre-productif à refuser tout raisonnement ontologique et d'autre part le fait qu'il n'est pas impossible d'y réfléchir les fondements concrets de l'agentivité. En d'autres termes, cet article avance que le débat repose sur une mécompréhension du problème qui l'occupe: en distinguant contenu et méthodologie, il se focalise sur la forme prise par le raisonnement quand c'est bien souvent ce qui y est « dit » des sujets politiques, qui est problématique. Je montrerai ainsi qu'il n'y a pas à opposer phénoménologie et ontologie comme Lois McNay le fait et qu'une « ontologie existentielle » (pour emprunter à Diana Coole son expression), telle celle développée par Judith Butler, permet d'élaborer une ontologie politique fondée sur une compréhension des relations entre pouvoir, corps et capacité d'agir.
      In recent years, radical democratic theorists' engagement with ontological thinking has been the object of lively debate in the critical circles of democratic theory. The key contention regards the type of method that should be used to think about the conditions of individual and collective emancipation. This dispute schematically pits two camps against each other. The first, which includes the radical democrats themselves, believes that describing the essence of the political makes it possible to effectively distinguish the principles and modalities of political mobilization. Ontological theorizing can therefore enhance democratization. The second, of which Lois McNay is one of the main advocates, considers that such an abstract mode of reasoning does not allow for rigorous consideration of the debilitating effects of asymmetric social relations on the political agency of marginalized subjects. According to Lois McNay, a method more attentive to the embodied logic of power relations, such as phenomenology, remains more appropriate for thinking democratic emancipation. The “ontological turn” is, in other words, nothing but a dead end. Intervening within this quarrel, this article highlights the limits of Lois McNay's position. Based on an analysis of Judith Butler's work, this article shows, on the one hand, that refusing to enter the ontological realm can be counter-productive and, on the other, that it is possible to reflect on the concrete foundations of agency using ontological tools. In other words, this article argues that the point of contention is misconstrued in the debate: the problem is not the method itself but whether or not theorists give an account of the embodied dimension of political subjects. Indeed, I will show that contrary to what Lois McNay argues, there is no reason to oppose phenomenology and ontology, and that “an existential ontology” (to borrow Diana Coole's expression) as the one developed by Judith Butler allows for the elaboration of a political ontology that is embedded in an understanding of the relationship between power, body and agency.
    • Institution de la vulnérabilité, politique de la vulnérabilité - Estelle Ferrarese p. 77-92 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article examine la politique de la vulnérabilité défendue par Judith Butler, qui se fonde dans l'idée qu'il n'y a de vulnérabilité qu'instituée, et instituée par des cadres d'appréhension. Tout en partageant cette conviction qu'il n'existe de vulnérabilité qu'instituée, je m'emploie à mettre au jour les difficultés que comporte l'idée de cadres d'appréhension ­ en particulier inhérentes à la texture cognitive qui leur est conférée et aux modalités envisagées de leur transformation. Soutenant que la vulnérabilité procède toujours d'un manquement à des attentes d'ordre moral, attentes qui se trouvent entre les sujets, je m'efforce, en développant la notion d'attentes normatives depuis une perspective ancrée dans la théorie de l'École de Francfort, de dégager une autre idée de la politique.
      The Institution of Vulnerability and the Politics of Vulnerability
      This article examines Judith Butler's idea of politics of vulnerability, which is based on the conviction that there is only instituted vulnerability— instituted by frames of apprehension. While sharing this conviction, I seek to identify the difficulties involved in the idea of apprehension frames—in particular those inherent in the cognitive texture conferred on them and the modalities envisaged for their transformation. Arguing that vulnerability always results from a breach of moral expectations, expectations that lie between subjects, I try, by developing the notion of normative expectations from a perspective rooted in the Frankfurt School tradition, to develop another idea of politics.
    • The Frames of the Mexican Drug War: Grievability, Sacrificial Loss and Melancholia - Josemaría Becerril Aceves p. 93-106 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les travaux de Judith Butler qui analysent les pratiques discursives de légitimation de la violence étatique, nous servent ici à comprendre comment le gouvernement mexicain organise les représentations publiques de la mort dans l'actuelle guerre contre la drogue. À partir de l'idée selon laquelle les cadres de la guerre constituent inégalement les vies à même d'être pleurées ou non, nous analysons dans cet article la manière dont certains massacres récents ont été présentés par le gouvernement et les médias mexicains. Nous cherchons à souligner l'utilisation publique et médiatique de deux catégories (narco et sicario), qui servent à justifier et à normaliser la violence de la guerre. Par ailleurs, cet article complète les travaux de Butler sur les cadres de la guerre en montrant qu'au Mexique, ils ne visent guère à occulter la mort des personnes qui s'extraient de ces catégories, mais qu'ils exhibent au contraire publiquement ces vies perdues en tant qu'elles représenteraient des sacrifices nécessaires. Après avoir montré les connexions qui résident entre cette distribution inégale du deuil, l'affirmation de la souveraineté étatique, et l'utilisation politique des cadavres, cet article finit par proposer d'utiliser la mélancolie comme un moyen affectif permettant de concurrencer le cadre sacrificiel proposé par l'État.
      Judith Butler's works concerning the discursive practices used for legitimizing State violence offer a useful vantage point for exploring how the Mexican government has organized public representations of death during its ongoing Drug War. Following her insight that “frames of war” sustain a differential distribution of grievability, this article explores the discourse through which the government has presented poignant cases of carnage in order to highlight the usefulness of specific categories for sustaining and normalizing the war violence. By appropriating Butler's division between “grievable” and “un-grievable” subjects, this article complicates the understanding of the frames of war by showing that in Mexico they do not hide death but instead they allow for the exhibition of lost lives through sacrificial mourning. After showing the connections between the allocation of grievability, the quest for sovereignity and the instrumentalization of dead bodies, the article concludes by pointing towards the political possibilities of melancholia.
    • The Apparitions of Emotion: Toward a Performative Affect-Theory of Assembly - Katie B. Howard p. 107-120 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les travaux récents de théorie politique de Judith Butler, en particulier Rassemblement publié en 2015, explorent les dimensions corporelles de l'action. Sa théorie de l'action performative s'appuie en effet largement sur le concept développé par Hannah Arendt d'« espace d'apparence » et sur sa notion d'« action de concert ». Or, si une partie de l'objectif de Butler est de mieux comprendre comment « les actes corporels deviennent performatifs », alors un virage plus complet vers les dimensions affectives de l'incarnation s'avère nécessaire. À partir de travaux récents inscrits dans le champ de la théorie des affects, qui insistent sur la spatialisation et sur la physicalité de l'émotion, cet article analyse des exemples de rassemblements, parmi lesquels la Marche internationale des salopes de 2011 et les manifestations américaines de 2006 contre la réforme de la loi sur l'immigration, deux mouvements qui permettent d'observer comment la dimension affective des rassemblements devient politique.
      Judith Butler's recent work in political theory, especially the 2015 book Notes Toward a Performative Theory of Assembly, explores the bodily dimensions of action not limited to vocalization. This performative action-theory relies heavily on Hannah Arendt's concept of the “space of appearance” and on her notion of “action in concert.” And yet, if part of Butler's purpose is to understand better how “bodily acts become performative,” then a fuller turn toward the affective dimensions of embodiment is necessary. Using recent work in affect theory to study the spatialization and physicality of emotion, the paper analyzes examples of assemblies, including the transnational SlutWalk movement and the 2006 noncitizen mass protests in the U.S., which provide a framework for thinking how the affective dimensions of assembling in public become political.
    • Precarious Borders: Frames of (Im)migration and the Potentiality of Affect - Hannah Voegele p. 121-143 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans cet article, j'avance l'hypothèse selon laquelle le fait de considérer les migrant·e·s comme des menaces pour la vie occidentale (européenne) a accru la précarité des réfugié·e·s et des migrant·e·s et exacerbé les politiques de peur et de haine de la droite, qui affectent également de manière dramatique les Européen·ne·s non blanc·he·s. Pour ce faire, je m'appuie sur la théorie de la précarité de Judith Butler. Sa riche théorie aide à comprendre et à critiquer les processus affectifs en jeu. Pourtant, lorsqu'il s'agit de promouvoir une politique émancipatrice, il est nécessaire d'évaluer d'un oeil critique le caractère central de son approche éthique de l'égalité dans le deuil. Comme l'illustre le contexte migratoire européen, il est impératif de tenir compte des spécificités historiques et structurelles sur lesquelles s'appuie cette politique des affects. Prenant au sérieux la potentialité politique de la sensibilité du sujet tout autant que celle de l'organisation collective, je souligne finalement la nécessité de mobiliser les affects de manière productive, soit de manière à soutenir un changement social radical.
      In this paper, I theorize how the framing of migrants as threats to Western (European) life has increased the precarity of refugees and migrants and exacerbated right-wing politics of fear and hate, also drastically affecting non-white Europeans. To this end, I draw on Judith Butler's theory of precariousness. Her rich theory helps to understand and critique the interacting affective processes at play. Yet, when it comes to emancipatory politics, there is a need to critically assess the centrality of equal grievability. It is imperative to attend to historical and structural specificities, as the (European) migration context illustrates. Taking the political potentiality of the sensitivity of the subject, as well as the collectivity, seriously, I finally make the case for mobilizing productive affective dispositions to support radical social change.
  • Lecture critique