Contenu du sommaire : Le lien social
Revue | Astérion |
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Numéro | no 22, 2020 |
Titre du numéro | Le lien social |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Introduction - Géraldine Lepan
- Desmos et philia chez Platon - Létitia Mouze Il s'agit d'explorer la notion politique de « lien » (desmos) chez Platon et de déterminer son rapport avec la philia (amitié) des citoyens entre eux, condition sine qua non de la cité, et que l'on peut identifier à ce que nous appelons « le lien social ». Deux textes sont examinés dans cette perspective : Les Lois, VII, 793a-d et Le Politique, 305e et suiv. Bien que le terme soit pris dans chacun d'entre eux selon un point de vue différent (objectif dans les Lois, où il désigne les coutumes qui lissent et solidifient l'édifice législatif ; subjectif dans le Politique, où il désigne l'opinion vraie présente dans les âmes, grâce à laquelle celles-ci harmonisent leurs conceptions et donc leurs actions), il s'avère que le desmos est à chaque fois constitué par les manières de faire communes, lesquelles reposent sur des opinions communes. Fruit de l'éducation, œuvre politique essentielle et première, il est ce sans quoi la philia (le lien social, donc) n'est pas possible, ni par conséquent la cité comprise comme unité d'une multiplicité.I propose to explore Plato's political notion of “bond” (desmos) and to determine its relationship with philia (friendship) between citizens, a sine qua non condition of community, and which can be identified with what we call “the social link”. In this perspective, two texts are examined: The Laws, VII, 793a-d and The Statesman, 305e sqq.). Although the term desmos is examined in each of them from a different point of view (objectively in the Laws, where it designates the customs which streamline and strengthen the legislative edifice; subjectively in the Statesman, where it designates the true opinion present in souls, which enables them to harmonize their conceptions and therefore their actions), in fact desmos is formed each time by the common ways of doing things, which are based on common opinions. The fruit of education, an essential and primary political endeavor, the absence of desmos renders philia, that is, the social link, impossible, and therefore community equally impossible when understood as multiplicity unity of plurality.
- « Alter remus aquas, alter mihi radat arenas » : composition des liens et « souci de soi » chez Montaigne - Olivier Guerrier En s'appuyant sur un passage essentiel du chapitre « De la vanité » (III, 9) des Essais de Montaigne et sur une citation de Properce, on tentera dans cet article de reprendre à nouveaux frais la question de la gestion des liens, publics et privés, chez Montaigne, en la rapportant à l'éthique de la modération, à l'équilibre pyrrhonien, au « rolle » et à sa logique, et surtout, en dernière instance, à certains aspects de la tradition du « souci de soi » telle que Michel Foucault l'avait envisagée dans certains de ses cours du Collège de France.Building on an essential passage from the chapter “On vanity” (III, 9) of Montaigne's Essays and on a quote from Propertius, in this article we will once again strive to shed new light on the question of the management of public and private links in Montaigne's works, by relating it to the ethics of moderation, to the Pyrrhonian balance, to the “role” and its logic, and above all, in the last instance, to certain aspects of the tradition of “care of the self” as Michel Foucault had envisaged it in some of his courses at the Collège de France.
- Faire lien dans la non-appartenance à soi : Montaigne - Sylvia Giocanti Si l'on conçoit le lien à la fois comme préexistant et nécessairement emprunté, il n'y a aucune nécessité à le valoriser socialement et politiquement selon le modèle de la fusion communautaire, où les individus ne feraient qu'un. Nous voudrions montrer à partir de cette considération, d'une part que Montaigne promeut une communauté de la différence, dans un bon usage de la conflictualité inhérente à l'ambivalence des désirs, d'autre part qu'il ne valorise pas pour autant l'organisation de la servitude dans le règne de la concupiscence par la réduction des liens sociopolitiques à la sphère trompeuse des apparences, où la civilité, au fond, ne serait que haine. À la différence de Pascal, le lien est en effet pour Montaigne ce par quoi nous accédons à l'identité et l'estime de soi, dans les structures mêmes de l'aliénation : « notre condition singeresse et imitatrice » est la condition de notre humanisation dans et par la vie sociale qui repose sur le regard de l'autre et le partage de la parole. Il faudra dans ces conditions présenter les modalités de cette parole qui fait lien, parce qu'elle fait « foi », en la distinguant de notre relation à la sainte parole, comme d'un dire hypocrite qui ne tient les hommes que par « la langue ».If we consider social cohesion as pre-existent and necessarily feigned, then there is no need to valorize it socially and politically on the pattern of community fusion, where individuals would be brought to unity. From this assumption, this paper claims on the one hand that Montaigne advocates a community of differences, with sensible use of conflictuality which naturally arises from ambivalent desires, on the other hand that he does not praise servitude as the best social and political organization of the concupiscence. Unlike Pascal, Montaigne does not reduce social cohesion to the sphere of deceptive appearances, where civility hides hatred. Quite the reverse actually as Montaigne considers that through social ties, despite their alienated character, we can promote personal identity and self esteem. Social bonds, grounded on imitation and speech acts, are even the condition of humanization. The paper points to the importance of word in Montaigne's view concerning social links, which should not be confused with the Holy Word or with two-faced speech.
- Le langage comme lien commun : logique et vie civile selon Locke - Éric Marquer En développant l'argument selon lequel les mots sont les signes des idées de celui qui parle, Locke semble assigner une origine individuelle à la signification. Pourtant, au début du livre III de l'Essai sur l'entendement humain, il définit le langage comme le lien commun de la société : loin de constituer une simple formule d'introduction, cette définition est illustrée et confirmée tout au long du livre. Le langage constitue un lien commun parce qu'il fixe non seulement les idées mais également les rapports entre idées d'une manière qui détermine l'esprit des hommes et organise leurs représentations. Plutôt que de voir en Locke un penseur de l'intériorité, pour lequel le langage n'est que l'extériorisation par le signe de pensées qui sans les mots resteraient enfermées dans l'esprit de l'homme, il faut envisager le rôle des pratiques et des usages dans la constitution du rapport entre idées. Tout en élaborant une critique de l'imperfection des mots, Locke, à la suite d'Arnauld et Nicole, s'efforce de penser les liens entre logique et vie civile.Considering the argument that words are signs of the speaker's ideas, Locke seems to assign meaning to an individual origin. However, at the beginning of Book III of the Essay Concerning Human Understanding, he defines language as the common tie of society: far from constituting a simple introductory formula, this definition is illustrated and confirmed throughout the book. Language is a common link because it fixes not only ideas but also the relationships between ideas in a way which determines the minds of men and organizes their representations. Rather than seeing Locke as a thinker of interiority, for whom language is only exteriorization by the sign of thoughts which without words would remain locked in the mind of Man, we must consider the role of practices and uses in the constitution of the relationship between ideas. Locke criticizes the imperfection of the words, but, following on from Arnauld and Nicole, he strives to think of the links between logic and civil life.
- La voûte de la justice et le mur de la bienveillance : deux formes du lien social selon David Hume - Éléonore Le Jallé En partant d'une métaphore que l'on trouve dans le troisième appendice de l'Enquête sur les principes de la morale de David Hume, je compare les modalités du lien social correspondant respectivement aux « vertus naturelles » (bienveillance) et aux « vertus artificielles » (justice) qu'il détermine, en présentant les grandes notions humiennes s'y rapportant (sympathie, convention) et en confrontant Hume à deux philosophes contemporains qui, sur ces questions, font référence à sa pensée (David Lewis sur la convention, John Rawls sur l'amour de l'humanité et la justice). J'étudie pour finir les contradictions possibles de la bienveillance et de la justice, dans la mesure où selon Hume certains actes isolés de justice, aussi indispensables soient-ils à la cohésion de la « voûte » de la justice, n'en posent pas moins certains problèmes du point de vue de la vertu de bienveillance qu'ils excluent, comme du point de vue de l'approbation morale dont ils font l'objet. À ce titre, ils constituent, comme l'écrit Hume, une « espèce de mal », ce que d'autres auteurs (Francis Hutcheson, Adam Smith ou même Rawls) ont à mon avis négligé.Commenting David Hume's metaphor of the “wall” of benevolence and the “vault” of justice in the third Appendix of his Enquiry Concerning the Principles of Morals, the paper compares those two “social virtues”, and thus describes two forms of social links, corresponding respectively to the “natural virtue” of benevolence and to the “artificial virtue” of justice. I also examine Hume's enhancing of the possible contradictions between those two virtues, when he remarks that some isolated acts of justice, though absolutely necessary to the cohesion of the “vault” of justice, actually constitute a “form of evil”; an observation that other authors such as Francis Hutcheson, Adam Smith and John Rawls, have somehow neglected.
- Déliaisons expérimentales : autour de quelques expériences fictives de désocialisation au XVIIIe siècle - Christophe Martin Si l'idée d'isoler des êtres neufs, méticuleusement soustraits aux processus usuels d'éducation et de socialisation, n'est pas une invention du siècle des Lumières, de telles expériences fictives (qu'il s'agisse d'expériences de pensée, de projets d'expérimentation, ou de fictions littéraires d'isolement enfantin) se multiplient au XVIIIe siècle. La dissolution expérimentale du lien social vise le plus souvent à démontrer la naturalité de ce lien et sa nécessité dans le développement des lumières de la raison. On se propose ici de mettre en lumière la rupture considérable qu'introduit la problématique rousseauiste dans l'élaboration de ces fictions d'isolement enfantin : dans le sillage du Second Discours et de l'Émile, il ne s'agit plus de montrer l'abêtissement que produirait la rupture du lien social, mais bien au contraire de désinhiber les propriétés originaires de la nature des hommes que le processus double de dénaturation et renaturation leur a fait perdre, et de développer des potentialités a priori inimaginables pour des êtres corrompus. La déliaison expérimentale doit permettre la régénérescence de l'individu et de la communauté.If the idea of isolating new beings, meticulously removed from the usual processes of education and socialization, is not an invention of the Age of Enlightenment, such fictitious experiences (whether they are thought experiments, experimental projects, or literary fictions of infantile isolation) multiplied in the 18th century. The experimental dissolution of the social link in fiction most often aims at demonstrating the naturality of this link and its necessity in the development of the enlightenment of reason. This paper intends to highlight how the Rousseauist problematic introduces a considerable break within the elaboration of these fictions of infantile isolation: in the wake of the Second Discours and Émile, the intention is no longer to illustrate the vacuity that breaking the social link would produce but, on the contrary, of disinhibiting the original properties of the nature of men which they lost through the double process of denaturation and renaturation, and of developing a priori unimaginable potentialities for corrupt beings. Experimental unlinking must allow the regeneration of the individual and the community.
- « Nœud social » et « rapport civil » chez Rousseau - Géraldine Lepan L'article explore les différentes modalités du lien chez Rousseau, social, civil, politique, selon les principaux axes de sa pensée. On part de la critique de la sociabilité des Lumières conduite dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes pour confronter le remède politique apporté dans le Contrat social à l'analyse qui est menée dans l'Émile autour de « l'homme abstrait » cultivant sa capacité d'attachement. Peut ainsi émerger la généalogie des liens à partir des relations de besoin. En contrepoint de la condamnation de la dépendance réciproque, une cartographie des notions de liaison, rapport, relation, nœud et ressort permet de donner tout son sens à la définition positive de l'homme comme « être relatif ».The article explores the different modalities of the notion of bond in Rousseau's philosophy (social, civil, political) according to the main axes of his thinking. We begin with the criticism of the sociability of Enlightenment developed in the Discourse on the Origins and Basis of Inequality among Men in order to compare it with the political remedy that emerges in the Social Contract, as well as the analysis that is conducted in the Émile around “the abstract man” cultivating his capacity for attachment. Thus the genealogy of the links can emerge from the relationships of need. Alongside the condemnation of mutual dependence, mapping the notions of link, bond, relationship, node and spring offers full meaning to the positive definition of Man as a “relative being”.
Varia
- Adorno et Althusser, lecteurs de Hegel - Jean-Baptiste Vuillerod Cet article cherche à rapprocher les pensées de Louis Althusser et de Theodor W. Adorno autour de trois grandes questions : le primat de la théorie, la théorie de la société et de l'histoire, et la critique du sujet. Dans chaque cas, il s'agit de mettre en évidence les points communs entre les deux penseurs tout en soulignant leur désaccord fondamental en ce qui concerne la manière dont chacun se rapporte à la philosophie de Hegel. Là où Althusser vise à repenser le marxisme sur des bases non hégéliennes, Adorno veut au contraire revenir à Hegel pour ressourcer le marxisme en temps de crise.This article aims to reconcile Louis Althusser and Theodor W. Adorno's philosophies by confronting them with three questions that they raised: the primacy of theory, the theory of society and history, the criticism of the notion of subject. In each case, the issue is to stress the common features of their thoughts but also to emphasize their difference of opinion about Hegel's philosophy. If Althusser is about searching for a non-Hegelian Marxism, on the contrary Adorno deals with a new reading of Hegel to rethink Marxism in a time of crisis.
- Adorno et Althusser, lecteurs de Hegel - Jean-Baptiste Vuillerod