Contenu du sommaire : Corps vulnérables

Revue Cahiers du genre Mir@bel
Numéro no 58, 2015
Titre du numéro Corps vulnérables
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier : Corps vulnérables

    • Féminisme et vulnérabilité : Introduction - p. 5-19 accès libre
    • Du lait de la nourrice aux "alimenta" du père nourricier : des liens fragiles dans la Rome impériale - Marine Bretin-Chabrol p. 21-39 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans la Rome antique, deux types de liens nourriciers peuvent se nouer autour de l'enfant : le lien avec une nourrice qui allaite l'enfant pour le compte d'autrui, et le lien entre un enfant abandonné et ses parents nourriciers. Ces deux liens placent l'enfant et ces figures nourricières dans des situations de vulnérabilité qui sont partiellement identifiées par les médecins et les juristes d'époque impériale : vulnérabilité physique et morale du nourrisson, vulnérabilité des parents nourriciers face au titre légitime du paterfamilias. Mais la spécificité du rôle de la nourrice, dont le corps et l'affect sont mobilisés et contrôlés par les parents de l'enfant, donne à cette femme (par opposition à son conjoint, qui peut être lui aussi agent des soins dispensés à l'enfant) une position à la fois plus prestigieuse et plus vulnérable, sur les plans physique, affectif et économique.
      In Ancient Rome, there were two types of nursing bonds that could be created around a child: the bond to a wet nurse who breastfed the child on behalf of someone else, and the bond between an abandoned child and its nursing parents. These two bonds placed the child and these nursing figures in vulnerable positions that were partly identified by the doctors and jurists of the imperial period: the physical and moral vulnerability of the infant, and the vulnerability of the nursing parents that did not possess the legitimate title of paterfamilias. But the specificity of the role of the wet nurse, whose body and emotions were called upon and controlled by the child's parents, put this woman (unlike her spouse, who may also have been an agent in caring for the child) in a position that was at once more prestigious and more vulnerable, in physical, emotional and economic terms.
    • Reproduction précaire - Penelope Deutscher, Marie Garrau p. 41-67 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article soutient que les femmes, considérées du point de vue de leur capacité à agir en matière de reproduction, peuvent être appréhendées comme des incarnations de la vie précaire en plusieurs sens. Elles peuvent d'abord être considérées comme spécialement responsables de formes de vie jugées précaires (comme l'embryon, le fœtus, le nouveau-né, l'enfant). Ensuite, quand leur capacité d'agir en matière de reproduction est contestée (en particulier quand l'avortement est illégal ou difficile d'accès), elles peuvent être exposées de différentes façons à des préjudices, à des torts, voire à la perte de leur vie. Quand il y a précarité dans ces deux premiers sens, la capacité des femmes à faire des choix en matière de reproduction devient elle-même précaire en un sens spécifique. Enfin, en fonction des normes contingentes qui gouvernent les conduites relatives à la reproduction, les femmes sont inégalement intelligibles (legible) en tant que sujet moral. À la ‘production' du fœtus comme tel correspond ainsi la ‘production' d'une forme spécifique d'agentivité, et plus précisément la production d'un agent responsable. Pour mettre ce point en évidence, cet article propose de réexaminer la réflexion morale des femmes confrontées à la possibilité d'un avortement, qu'a restituée Carol Gilligan dans In a Different Voice (1993). Il revient également sur les réponses au travail de Judith Butler élaborées par deux théoriciennes féministes, Catherine Mills et Fiona Jenkins, selon lesquelles le concept de vie précaire peut permettre de rendre compte du statut du fœtus, tel qu'il est produit et cadré (framed) par la technologie contemporaine.
      This paper outlines several senses in which women's association with reproductive agency becomes an embodiment of precarious life. Women may find themselves considered especially responsible for forms of life deemed precarious (the embryo, the fetus, the newborn, the child). They may also be variably exposed to harm, injury, and loss of life when reproductive agency is contested (in particular, where abortion is illegal or difficult to access). Reproductive choice becomes a distinctive form of precariousness insofar as the first and second senses come to overlap. Moreover, women become differentially legible as moral subjects in the context of the contingent norms for reproductive conduct. The “making” of the fetus is concurrently a “making” of the corresponding agency and responsibilization. Developing this argument, the article offers a reconsideration of moral reflection by women considering abortion in Gilligan's In a Different Voice (1993) and also of feminist responses to Judith Butler's work by Mills and Jenkins, according to whom the concept of precarious life may be extended to an analysis of the technologically made, or framed, fetus.
    • Chanter les vulnérabilités : des poèmes de Sappho au rap bernois, du modèle choral au paradigme néolibéral - Claude Calame p. 69-92 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Comparaison inattendue et impertinente sans doute entre un lyric d'une rappeuse bernoise et un poème ‘mélique' de Sappho. Certes tous deux sont chantés dans une cadence vocale et un rythme corporel qui, en dialecte local, disent un désir, au féminin. Mais au-delà des analogies de surface, la comparaison ne peut être que différentielle. D'un côté donc un corps rendu extérieurement vulnérable par un désir compulsif de consommation pour une esthétique égocentrée ; de l'autre un corps presque anéanti dans ses facultés sensorielles par un désir amoureux incarné dans une force divine et provoqué par une jeune et éclatante beauté. Le rythme du rap contemporain souligne le désir compulsif ; le rythme strophique du poème choral grec marque un accomplissement. Prétexte aussi pour remettre en question, dans le double écart comparatif, nos conceptions partagées de l'homosexualité et du genre.
      This article provides an unexpected and doubtless impertinent comparison between the lyrics of a Bernese rapper and a “melic” poem by Sappho. Admittedly, both are sung with a vocal pace and physical rhythm that express, in local dialect, a feminine desire. But beyond these superficial analogies, the comparison can only expose differences. On the one hand, we have a body made externally vulnerable by a compulsive desire for consumption within an egocentric aesthetics; and on the other, a body whose sensorial faculties are almost annihilated by a loving desire embodied in a divine force and sparked by a young, dazzling beauty. The rhythm of the contemporary rap underlines this compulsive desire; the strophic rhythm of the Greek choral poem marks an accomplishment. This comparison also provides an opportunity to call into question, in this double comparative gap, our shared notions of homosexuality and gender.
    • Femmes au combat : cessent-elles d'être une catégorie vulnérable ? - Stéphanie Daniel-Genc p. 93-112 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      En vingt ans la proportion de femmes militaires a doublé dans les armées françaises. Paradoxalement, la féminisation de la profession a peu modifié l'image des femmes, qui reste associée à la fragilité. Au contraire, leur intégration met en évidence une tension entre le principe d'égalité – qui plaide pour la féminisation de l'institution militaire – et la vulnérabilité féminine supposée par le droit des conflits – qui octroie aux femmes des dispositions particulières en vue de les protéger. Afin de comprendre le sens et l'articulation de ces deux injonctions contradictoires, cet article se propose d'interroger la notion de vulnérabilité définie par le droit des conflits armés et d'explorer les qualités singulières attribuées aux femmes pour promouvoir leur participation aux opérations militaires.
      In the past twenty years, the share of women soldiers has doubled in the French armed forces. Paradoxically, the feminisation of the profession has not made much of a change to the dominant representation of women, which continues to associate them with fragility. However, their integration in the armed forces reveals a tension between the principle of equality – which speaks in favour of the feminisation of the military institution – and the feminine vulnerability that is assumed by the law of war – which grants special provisions to women for the purpose of protecting them. In order to understand the meaning and structure of these two contradictory injunctions, this article attempts to interrogate the concept of vulnerability as defined by the law of war, and to explore the unique qualities attributed to women to promote their participation in military operations.
    • Faire reconnaître sa vulnérabilité : quand les épouses zarma (Niger) quittent le foyer conjugal - Sandra Bornand p. 113-133 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Au Niger, dans la société zarma, quand une famille donne sa fille en mariage, elle ne l'abandonne pas pour autant à son sort car, si le mariage lui fait acquérir un prestige social, il la rend aussi vulnérable : elle vit désormais dans la famille de son époux, sous la responsabilité et l'autorité de celle-ci, mais y reste considérée comme une ‘étrangère'. Une épouse mécontente peut quitter son foyer et rentrer chez ses parents. En l'accueillant, ils reconnaissent sa vulnérabilité : ils lui apportent protection, écoutent ses doléances, et peuvent blâmer l'époux indélicat, voire lui demander réparation pour les préjudices subis. La possibilité même de cette ‘fugue' s'exprime dans les chants de femmes qui rappellent à chacune ses droits et les conditions de l'exercice de ce départ.
      In Niger, in Zarma society, when a family gives away its daughter to be married, it does not necessarily abandon her to her fate, since, while marriage confers some social prestige to the wife, it also makes her vulnerable: she now lives with her husband's family, under its responsibility and authority, but is still considered as a “stranger” within it. An unhappy wife can leave her home and return to her parents. By taking her in, they acknowledge her vulnerability: they provide her with protection, listen to her grievances, and can reprove the indelicate husband, or even require compensation for the damages suffered. The very possibility of this “elopement” is expressed in women's songs, which remind women of their rights and of the conditions required to justify leaving their husband's homes.
    • Verbicide. D'une vulnérabilité qui n'ose dire son nom - Alyson Cole, Maxime Boidy p. 135-162 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article étudie le processus discursif qui a conformé les conceptions contemporaines de la vulnérabilité. Mettant en évidence des tentatives récurrentes de réarticuler la relation entre la victimisation et le blâme, il retrace les usages de l'expression « blâmer la victime » depuis que le sociologue William Ryan l'a forgée en 1970 afin de critiquer l'aide apportée aux populations vulnérables, jusqu'aux campagnes conservatrices contemporaines menées à l'encontre des « politiques victimaires ». Le nœud blâme/victime me conduit également à aborder la victimologie, une science apparue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et visant à prendre la mesure d'un phénomène de « catalysation victimaire » ; les travaux du psychologue Melvin Lerner, qui ont prouvé que certains individus blâment bel et bien la victime ; les mobilisations féministes à l'encontre du « blâme de la victime de viol », ainsi que l'émergence du Mouvement des droits des victimes. Cette généalogie du travail rhétorique à l'œuvre derrière l'expression « blâmer la victime », et de ses effets dépolitisants, montre comment penser en termes de victimes suppose de plus en plus de se focaliser sur l'utilité thérapeutique du blâme, souvent au détriment des conséquences matérielles de la victimisation ou de son traitement.
      This article explores the discursive process that shaped contemporary understandings of vulnerability, highlighting recurrent attempts to rework the relationship between victimization and blame. I trace uses of the phrase “blaming the victim,” from sociologist William Ryan's 1970 coinage in his critique of efforts to assist vulnerable populations to the contemporary conservative campaigns against “victim politics.” The blame/victim nexus also takes us to the science of victimology that emerged in the aftermath of the WWII to gauge “victim precipitation,” the works of psychologist Melvin Lerner who documented that individuals in fact do blame victims, feminists' protests against “blaming the rape victim,” and finally the Victims' Rights Movement. This genealogy of the rhetorical work of the phrase “blaming the victim” and it depoliticizing effects demonstrates how causes formulated in terms of victimhood increasingly concentrate on the therapeutic utility of blaming, often occluding the material consequences of victimization or its remedy.
    • Éclats de mots : pouvoir de la parole et vulnérabilité - Laurie Laufer p. 163-180 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les mots ont un pouvoir double, celui d'être la condition d'une puissance d'agir, et celui de la blessure ou d'une injonction à se taire. Être livré à la violence de l'autre, expérimenter l'impact d'une parole et le pouvoir des mots, c'est reconnaître sa propre vulnérabilité et, en vertu de celle-ci, sa capacité à agir. Le récit de Jane Sautière, Nullipare, permet de mettre en perspective cette vulnérabilité et l'emprise du discours sur le corps féminin. Dans son ouvrage, l'auteure écrit les effets d'un signifiant, nullipare, sur le corps d'une femme qui, par choix, n'a pas porté d'enfant. Qu'est-ce qu'une situation ou une rencontre qui prendrait en compte la vulnérabilité du sujet sans en figer la condition de victime et sans psychologisation ? L'action spécifique de l'« autre secourable » (Nebenmensch)dans le cadre psychanalytique peut régler le jeu de ces vulnérabilités respectives.
      Words have a double power: that of being the condition of agency, and that of wounding or of being an injunction to keep quiet. Being exposed to the violence of the other, experiencing the impact of a word and of the power of words, is to recognise one's own vulnerability and, by virtue of it, one's own capacity to act. Jane Sautière's memoir, Nullipare, allows us to put into perspective this vulnerability and the influence of discourse on the female body. In her work, the author describes the effects of a signifier, nullipare (childlessness), on the body of a woman who chose not to bear children. What could be the form of a situation or encounter that took into consideration the vulnerability of the subject without fixing her condition as a victim, and without psychologising it? The specific action of the “next person” (Nebenmensch) within a psychoanalytic framework can adjust these respective vulnerabilities.
  • Hors-champ

    • Trajectoires de vie et rapports de domination : Des travailleuses migrantes à Buenos Aires - Natacha Borgeaud-Garciandía p. 181-204 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article prend appui sur des récits d'employées domestiques et du care à Buenos Aires. Leurs trajectoires sont marquées par la migration, tandis que la place occupée dans la division du travail en Argentine témoigne de l'articulation de divers rapports de domination (sexe, ‘race', classe). De là, l'analyse porte sur la complexité de ces rapports, tels qu'ils se structurent dans les récits que les sujets offrent de leurs trajectoires de vie. Une première partie situe la problématique dans une conceptualisation des rapports entre dominations et sujets. Une deuxième partie restitue de façon analytique une trajectoire, à même d'illustrer et de mettre en lumière la complexité et la variabilité des rapports entremêlés de la domination sur l'échelle d'une biographie et des représentations auxquelles elle donne lieu.
      This article is based on the narratives of domestic and care workers in Buenos Aires. Their trajectories are marked by migration, while the position they occupy in the division of labour in Argentina bears witness to the structure of various relationships of domination (gender, race, class). On this basis, we analyse the complexity of these relationships, as they are structured in the narratives offered by these subjects about their own life trajectories. In a first section, the article proposes a conceptualisation of the relationship between forms of dominations and subjects. In a second section, it provides an analysis of an individual trajectory that illustrates the complexity and variability of interconnected relationships of domination within the framework of a biography, and it illuminates the representations that are associated with it.
  • Notes de lecture