Contenu du sommaire : Écritures visuelles, sonores et textuelles de la justice

Revue Cahiers du monde russe Mir@bel
Numéro volume 61, no 3-4, juillet-décembre 2020
Titre du numéro Écritures visuelles, sonores et textuelles de la justice
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Voir, écouter, lire les procès à l'Est de l'Europe : Un nouveau chantier historiographique - Nadège Ragaru p. 275-296 accès libre avec résumé
    Dans le sillage des récents travaux dédiés à l'histoire visuelle de la Shoah, d'une part, à l'histoire des procès pour crimes de guerre et/ou contre des opposants politiques à l'Est, d'autre part, ce texte et le dossier qu'il introduit se proposent de renouveler les termes du débat sur les rapports entre vérité de l'image et vérité par l'image. Ce, en opérant une extension du périmètre des recherches aux rapports entre sources visuelles, sonores et scripturaires. La visée est ici double : conférer une juste place à la diversité des formes de documentation à partir desquelles des savoirs sur la justice pénale et la Shoah sont composés ; inviter dans le champ de l'enquête l'univers des techniques, des sensibilités et des gestes qui en modulent la fabrique comme la réception. Cheminant à travers une vaste historiographie (histoire, histoire des sciences, histoire de l'art et anthropologie), l'introduction formule deux questionnements relatifs aux pratiques des acteurs et, en abyme, à celles des chercheurs : premièrement, au regard des missions édifiantes imparties à la justice en mondes communistes, comment apprécier les incidences de l'agrégation entre matériaux (audio)visuels et écrits sur le façonnage du spectacle judiciaire et son déchiffrage par ses destinataires ? Deuxièmement, comment explorer conjointement ces trois modalités distinctes de production et de restitution des procédures judiciaires ; quels savoirs leur conjonction est-elle susceptible de délivrer ? Cinq contributions portant sur des procédures menées devant des juridictions nationales (URSS, Tchécoslovaquie, Lettonie) ou internationales (Nuremberg), durant la période 1920-1960, apportent des réponses nuancées, réfutant la dichotomie entre procès pour crimes de guerre (à l'Ouest) et procès contre des opposants politiques (à l'Est).
  • Viewing, reading, and listening to the trials in Eastern Europe : Charting a New Historiography - Nadège Ragaru, Victoria Baena p. 297-316 accès libre avec résumé en anglais
    In the wake of recent scholarly works dedicated to the visual history of the Holocaust, on the one hand, and to the history of trials for war crimes and/or against political opponents in Eastern Europe, on the other, this introduction to the thematic issue of Cahiers du Monde russe proposes recasting the terms of the debate : by expanding the scope of the inquiry to relations between visual, audio and written sources, it revises our understanding of the relationship between the truth value of images and the establishment of truth through recourse to images. The aim here is twofold : to give proper place to the diverse forms of documentation that grant access to knowledge on criminal justice and the Holocaust ; and to beckon into the field of investigation the broad extent of techniques, sentiments, and gestures that modulate their creation and reception. Ranging through history, history of science, history of art and anthropology, the introduction articulates two questions relating to the (past) practices of social actors and those of (today's) scholars. First, given the didactic role of justice in communist spheres, how can the impact of (audio)visual and written materials on the judicial spectacle, as it was shaped and deciphered by its recipients, be measured? Second, how can these three distinct ways of producing and rendering judicial proceedings be examined together, and what novel insights are likely to emerge as a result? Five essays, each of which studies proceedings conducted within national (USSR, Czechoslovakia, Latvia) or international (Nuremberg) jurisdictions from the 1920s to the 1960s, provide nuanced answers to these questions. Each of them, too, refutes any clear- cut dichotomy between war crimes trials (in the West) and prosecutions of political opponents (in the East).
  • Sources filmiques des procès Horáková et Slánský : De l'occultation à la valorisation (1950-2020) - Françoise Mayer p. 317-348 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Dans l'histoire de la répression judiciaire des années 1950 en Tchécoslovaquie, deux grands procès se détachent, ceux de Horáková (juin 1950) et de Slánský (décembre 1952). Si le premier a eu un intense retentissement international que l'autre n'a pas vraiment connu, tous deux ont ceci en commun d'avoir été l'objet d'une campagne de propagande hors du commun. Pour mettre les projecteurs sur les prétendus traîtres à la nation de ces deux affaires, (trois femmes et dix hommes dans le cas Horáková, onze hommes dans le cas Slánský), tous les canaux disponibles furent mobilisés. Tous pourtant ne jouèrent pas le même rôle. La presse, la radio et le réseau des comités locaux du PCT furent des instruments capitaux. Pas le cinéma. En dépit de l'imposant dispositif de tournage déployé lors des audiences, aucune des images tournées au tribunal de Pankrác en 1950 ou 1952 ne fut montrée à l'époque. En 1968, dans le contexte du Printemps de Prague, quelques plans du procès Slánský réapparurent, repris ensuite dans de nombreux documentaires. Jusqu'en 1989, ce furent les seules images d'archives sur ce procès, dont la mémoire fut surtout véhiculée par le truchement d'une fiction, l'adaptation par Costa-Gavras de L'Aveu (1970), témoignage d'un des trois rescapés du procès Slánský, Artur London et de sa femme Lise London. Après la chute du communisme, la redécouverte des archives filmiques du procès Horáková en 1990 livra une profusion d'images qui offrit d'autres visages que celui de Slánský ou d'Yves Montand (jouant London) pour rappeler ces procès. La découverte de celles du procès Slánský, près de vingt ans plus tard, ne fit qu'accentuer l'intérêt très vif des historiens ou des documentaristes pour ce type de sources. La valorisation intense des ressources audio-visuelles des procès Horáková et Slánský après 1989 contraste avec l'usage qu'en firent les communistes en 1950 et 1952. Le changement de contexte politique après 1989 ne peut à lui seul expliquer l'ampleur de ce contraste. L'objectif de cet article est d'éclairer les raisons des usages et non-usages des sources filmiques de ces deux procès depuis les années 1950 jusqu'à aujourd'hui. Dans une première partie, c'est la place assignée au cinéma dans les procès à grand spectacle qui est interrogée. En revenant sur les dispositifs concrets de médiatisation de ces deux procès, il s'agit d'identifier la place qu'y occupèrent les différents médias et, à travers eux, de mesurer l'impact du texte, du son et de l'image dans de tels dispositifs. Dans une deuxième partie, après un rappel des conditions dans lesquelles les traces filmiques des deux procès ont été redécouvertes après 1989, c'est le processus de réappropriation de ces images qui est étudié, mais surtout leur contenu concret, afin de comprendre la façon dont elles ont été tournées et montées avant d'être soustraites aux regards. Une troisième partie interroge les raisons d'une si longue occultation de ces sources audio-visuelles. Il s'agit d'essayer de comprendre pourquoi ces images sont restées cachées si longtemps, y compris dans les périodes de révision ou du dégel, quand tant d'autres documents avaient refait surface et avaient circulé plus ou moins librement.
    Two show trials stand out in the history of the judicial repression of the 1950s in Czechoslovakia, those of Horáková (June 1950) and Slánský (December 1952). If the former had a deep international impact that the latter did not really have, both have this in common, that they were the subject of an extraordinary propaganda campaign. In both cases, (three women and ten men in the Horáková case, eleven men in the Slánský case), all available channels were mobilized to put the spotlight on these alleged traitors to the nation. However, these channels did not all play the same role. The press, the radio and the network of CPC local committees were crucial instruments. Film, however, was not. Despite the imposing filming equipment deployed during the hearings, none of the footage shot at the Pankrác Court in 1950 and 1952 was shown at the time. In 1968, in the context of the Prague Spring, some shots of the Slánský trial resurfaced, which were subsequently used in numerous documentaries. Until 1989, they were the only available archival images of this trial, the memory of which had been mainly conveyed through fiction, Costa-Gavras's film adaptation of The Confession (1970), Artur London and his wife Lise London's account of the Slánský trial. After the fall of communism, the rediscovery in 1990 of archival footage of the Horáková trial delivered a profusion of images that showed faces other than Slánský's or Yves Montand's (playing London) to recall these trials. The discovery of archival footage of the Slánský trial almost twenty years later heightened historians' and documentary filmmakers' interest in this type of source. The intense development of the audiovisual resources of the Horáková and Slánský trials after 1989 contrasts with the use made of them by the Communists in 1950 and 1952. The change in the political context after 1989 alone cannot explain the magnitude of this contrast. The article aims to shed light on the reasons for the uses and non-uses of the film sources of these two trials from the 1950s to the present. In the first part, it addresses the place given to film in the great show trials. Analysis of the concrete aspects of the media coverage of these two trials leads to the identification of the place occupied by the different media and an evaluation of the impact of text, audio and images. In the second part, after a recollection of the conditions in which the filmic traces of the two trials were rediscovered after 1989, the article studies the process of reappropriation of these images and dwells on their concrete content in order to understand how they were shot and edited before being hidden from public view. The third part addresses the reasons for the long concealment of these sources. It aims to understand why these images remained hidden for so long, including in times of revision or during the Thaw, when so many other documents resurfaced and circulated more or less freely.
  • Film phare – film fantôme : Le procès du Parti industriel en images et en sons (1930-2020) - Valérie Pozner, Anna Shapovalova p. 349-382 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Le film de Jakov Posel´skij 13 jours – un des premiers films sonores soviétiques d'une longueur exceptionnelle d'environ deux heures – se voulait la pièce maîtresse d'une large campagne de mobilisation entourant le procès du Parti industriel (1930). Pourtant, contrairement à ses ambitions premières, le film n'a rencontré qu'un public réduit et même son intégrité matérielle n'a pas été sauvegardée jusqu'à nos jours. Plutôt qu'à un film-phare, 13 jours s'apparente à un film fantôme, pratiquement dès l'époque de sa production. L'article vise à interroger ce paradoxe apparent, en inscrivant son analyse à l'intersection de l'histoire du développement du cinéma documentaire soviétique et de celle des pratiques mobilisatrices du pouvoir. Si l'importance du procès pour la légitimation du pouvoir et de ses politiques préconise l'investissement de multiples acteurs dans la campagne, les milieux cinématographiques ont des raisons supplémentaires d'y prendre une part active. Outre l'opportunité de valoriser le rôle du cinéma dans le domaine de la propagande politique – et, partant, de justifier l'allocation de financements pour assurer la transition au cinéma sonore – il s'agit en effet de démontrer la loyauté des cinéastes dans un contexte où les répercussions de l'affaire du Parti industriel atteignent les milieux cinématographiques mêmes. L'article examine les différents aspects de ce film, le contexte précis de sa production, les acteurs impliqués, les conditions de sa diffusion et de sa réception et se penche sur les éléments conservés, en émettant des hypothèses sur l'état de son montage originel. Adjoints à une reconstruction du dispositif technique d'éclairage, de prise de vues et d'enregistrement, ces différents éléments permettent d'analyser les rapports qu'entretiennent le son et l'image, ce qu'ils disent du procès et du sens politique de cette captation. En remontant au plus près du moment de création, on peut alors mesurer les effets de distorsion induits par des montages plus récents qui se servent des archives visuelles et sonores pour servir d'autres discours.
    Iakov Posel´skii's almost two-hour-long documentary 13 days was one of the first Soviet sound films. It was supposed to be the cornerstone of a large mobilization campaign launched on the occasion of the Industrial party trial (1930). However, despite such ambitions, the film audience was less than minimal, and the material integrity of the reels has not been preserved up to this day. Rather than becoming an iconic film, 13 days became more of a phantom film, and this from its first screenings. This seeming paradox is the focus of the article. The documentary is approached from the double perspective of the history of Soviet documentary film and the literature on popular mobilization practices in the USSR. As the Industrial party trial was viewed by the authorities as an important tool of their own legitimation, multiple actors were incited to take part in the mobilization campaign. On their part, filmmakers had some additional reasons to zealously contribute to the campaign. Not only did the trial present an opportunity to highlight the role of film in political propaganda – and thus to justify the demand for increased funding to ensure the transition to sound cinema – but also to prove filmmakers' loyalty to the regime as the trial had repercussions in this professional group as well. The article examines different facets of the film, the context of its shooting, the actors involved, as well as its distribution and reception. It also presents the still surviving footage and puts forward some hypotheses concerning the original form of the film. Together with the reconstruction of technical facilities, lighting, filming and audio recording, these elements allow us to analyse the interactions between sound and images, what they tell us about the trial and about the political meaning of the original shooting. On this basis, it becomes possible to measure the distortion effects produced by later editing as visual and sound archives were used to underpin a different discourse.
  • The 1963 Krasnodar Trial : Extraordinary Media Coverage for an Ordinary Soviet Trial of Second World War Perpetrators - Vanessa Voisin p. 383-428 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Dans la ville de Krasnodar, capitale du Kuban´ russe, se déroula du 10 au 24 octobre 1963 un procès public très particulier. Ses neuf accusés incarnaient les plus sombres aspects de la Seconde Guerre mondiale en URSS. Membres auxiliaires et gradés du Sonderkommando 10a, ils avaient pris part aux violences extrêmes commises par cette sous-unité de l'Einsatzgruppe D, chargé du « nettoyage » du sud de l'Ukraine et de la Russie dans le sillage de la Wehrmacht. L'écho qui fut donné à ce procès le distingue clairement des dizaines d'autres procès tenus à travers l'Union soviétique après l'amnistie partielle des collaborateurs en 1955, et des procès tenus dans le sud de la RSFSR plus spécifiquement. De multiples articles, dans la presse locale et centrale, une rediffusion radiophonique, un film documentaire (Au Nom des vivants), un livre à grand succès (L'Abîme), ainsi , enfin, qu'un projet de film de fiction avorté superposèrent des strates de récits, de sons et d'images portant sur l'histoire de ces neufs hommes, de leurs victimes et des enquêteurs qui les amenèrent devant la justice. Les variations de retransmission de l'histoire en fonction des divers médiums utilisés constituent l'un des fils rouges du présent texte, qui s'intéresse par ailleurs à la façon dont ces œuvres contribuèrent à étirer l'écho du procès de Krasnodar dans le temps. L'exemple de la médiatisation du procès de Krasnodar va à l'encontre de plusieurs idées reçues sur les rapports entre professionnels de l'art et professionnels de police ou de justice. Il confirme la marge de liberté dont ont pu parfois bénéficier les artistes sous le dégel, mais aussi quelques années au-delà. Il illustre diverses modalités de filmage d'un procès (1963 et 1965) et plus encore la riche variété des retransmissions possibles de l'acte judiciaire, de la rediffusion simultanée dans l'espace urbain à la nouvelle très littéraire d'un auteur engagé. Ce cas montre aussi comment un même artiste a retransmis sa vision du procès selon qu'il agissait en tant que journaliste, scénariste ou écrivain. L'étude confirme l'importance des ressources politiques dont disposaient les divers acteurs de cette histoire en ce qui concerne les limites du dicible et du montrable dans les années 1963-1967. Le rôle crucial d'un artiste très engagé, Ginzburg, eut ainsi raison d'un certain nombre de résistances institutionnelles et idéologiques jusqu'à ce que l'écrivain finisse par payer le prix de son engagement. La représentation extrêmement audacieuse de la collaboration durant la guerre et celle – tout-à-fait atypique – de l'idéologie nazie et de la Shoah font la singularité des œuvres de Ginzburg, tout privilégié qu'il fut dans les milieux littéraires. Il convient enfin de souligner que l'intensité de la couverture médiatique de ce procès, le rôle particulier de Ginzburg dans les relations germano-soviétiques et, enfin, les démarches confidentielles menées en parallèle par le Procureur général de l'URSS contribuèrent sans nul doute à la (ré)ouverture d'instructions à l'Ouest contre les criminels allemands mis en cause durant le procès, et jugés en RFA entre 1972 et 1980.
    In the city of Krasnodar, capital of the Russian Kuban´, a very special public trial took place from 10 to 24 October 1963. Its nine defendants embodied the darkest aspects of the Second World War in the USSR. Former auxiliary members and officers of Sonderkommando 10-a, they had taken part in the extreme violence committed by this subunit of Einsatzgruppe D, a paramilitary group in charge of the “cleansing” of southern Ukraine and Russia in the wake of the Wehrmacht. The echo given to this trial clearly distinguishes it from the dozens of other trials held throughout the Soviet Union after the 1955 partial amnesty of collaborators, and from trials in the south of the RSFSR more specifically. Numerous articles in the local and central press, a radio broadcast, a documentary film (In the Name of the Living), a best-selling book (The Abyss), and an aborted fiction film project added layers of stories, sounds and images to the story of these nine men, their victims, and the investigators who brought them to justice. The variations in the way the story is told in these various media constitute one of the common threads of the article, which also looks at how these works helped prolong the echo of the Krasnodar trial. The example of the media coverage of the Krasnodar trial goes against several preconceived ideas about the relationship between arts professionals and the police and judiciary. It confirms that artists sometimes enjoyed a margin of freedom during the Thaw and some time beyond. It illustrates various ways of filming a trial (1963 and 1965) and more still the wide array of renditions of court proceedings, from a live broadcast in the urban space to an engagé author's highly literary short story. This case also shows how the same artist conveyed his vision of the trial depending on whether he was acting as a journalist, a screenwriter or author. The study confirms the importance of the political resources available to the various actors in this story between 1963 and 1967 with regard to the limits of the speakable and the demonstrable. The crucial role of a very committed artist, Lev Ginzburg, overcame great institutional and ideological resistance until the writer finally paid the price for his commitment. Ginzburg's extremely daring depiction of wartime collaboration and – quite atypically – of Nazi ideology and the Holocaust makes his works singular, privileged though he was in literary circles. Last, it should be stressed that the intensity of the media coverage of this trial, Ginzburg's particular role in German-Soviet relations, and the confidential steps taken in parallel by the Prosecutor-General of the USSR undoubtedly contributed to the (re)opening in the West of investigations of Germans involved in the crimes of Sonderkommando 10a and to their trial in West Germany between 1972 and 1980.
  • Images, sons et fabrique de la preuve : Mettre en scène la justice du côté soviétique au procès de Nuremberg (1945-1946) - Victor Barbat p. 429-462 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    En novembre 1945, le Studio central de films documentaires de Moscou envoie une équipe d'opérateurs à Nuremberg pour filmer le procès des principaux criminels de guerre nazis. À l'issue des onze mois de procès, le Studio sort sur les écrans soviétiques, puis américains, le long métrage Sud Narodov (Le Tribunal des peuples, 1946 / The Nuremberg Trial, 1947). Devant à l'origine célébrer un événement historique, cette production s'inscrit en réalité dans la compétition politico- médiatique qui oppose l'Est à l'Ouest à la veille de la « guerre froide ». Dans la salle du tribunal de Nuremberg, les cinéastes soviétiques se partagent les tournages avec d'autres opérateurs dont une équipe du Signal Corps. S'il leur arrive de travailler de concert, la répartition des plages de tournage est stricte. Dans ces conditions, comment les cinéastes ont-ils pu réaliser leur film ? Quel fut leur parti pris dans la mise en scène de l'événement ? Et qu'est-ce qui le distingue de celui de leurs confrères américains ? Les choix des cinéastes soviétiques, s'ils répondent à des contraintes spécifiques, s'inscrivent plus largement dans une histoire des pratiques professionnelles. Ces pratiques se sont forgées dans les années 1920-1930, alors que la mise en scène de la justice devenait un enjeu politique majeur. Cet héritage constitue la toile de fond de la rhétorique sophistiquée déployée par le film réalisé à Nuremberg. L'articulation de ce double contexte permet non seulement de mieux caractériser les objectifs et les attentes suscités par cette entreprise, mais aussi de mettre en perspective les prétentions proprement historiographiques à l'origine de la démarche soviétique.
    In November 1945, the Central Studio for Documentary Film sent a team of cameramen to Nuremberg to film the trial of the main Nazi war criminals. At the end of the eleven months of trial, the Studio released the feature film Sud Narodov (The Peoples' Tribunal, 1946 / The Nuremberg Trial, 1947) on Soviet and American screens. Originally intended to celebrate a historic event, this production was in fact part of the political and media competition between East and West on the eve of the “Cold War.” In the Nuremberg courtroom, the Soviet filmmakers shared filming with other newsreels operators, including a team from Signal Corps. While they happened to work together, the distribution of filming windows was strict. Under these conditions, how did the filmmakers make their film? What were their biases in staging the event? And what distinguished them from the American filmmakers'? As I would like to show, while the Soviet filmmakers' choices were based on specific constraints, they were part of a larger history of professional practices. These practices were elaborated in the 1920s and 1930s, when staging justice became a major political issue. This legacy forms the backdrop for the sophisticated rhetoric of the film made in Nuremberg. This double context makes it possible not only to better characterize the objectives and expectations raised by this enterprise, but also to highlight the historiographical claims underlying the Soviet approach.
  • Créer « les documents qui accusent » : Documentaires sur les crimes de guerre en Lettonie soviétique, 1961-1971 - Irina Tcherneva p. 463-498 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Afin d'étudier les dynamiques sociales qui sous-tendent les procédures judiciaires contre les criminels de la Seconde Guerre mondiale en Union soviétique, l'article examine trois films documentaires lettons dédiés aux crimes nazis et aux procès tenus dans les années 1960. En restituant la commande, la fabrication, la distribution et la réception de ces films, l'auteure jette un éclairage inédit sur le tissage des rapports entre mondes cinématographique, judiciaire et policier. Reflets des usages professionnels de l'image par les autorités, ces œuvres ont pour originalité de nous renseigner sur le rôle conféré au visuel dans l'investigation elle-même. Adressés à des publics dont les attentes préoccupent aussi bien les cinéastes que les autres acteurs impliqués dans la médiatisation des procès, ces documentaires permettent en outre de cerner les évolutions survenues au long de la décennie et de récuser la vision d'un filmage univoque et présumément propagandiste des procédures judiciaires. Progressivement, un engagement affectif du cinéaste y est délaissé au profit d'une mise en avant de marqueurs de neutralité et des témoignages oraux. C'est en se penchant sur les pratiques des cinéastes, sur leurs équipements et sur les façons de mettre le réel en image que l'article explore les résonances sociales des procès.
    The article aims to study the social dynamics underlying legal proceedings against World War II alleged perpetrators in the Soviet Union through an examination of three Latvian documentary films dedicated to Nazi crimes and trials in the 1960s.Tracing the history of the commissioning, production, distribution and reception of these films sheds new light on the interplay between the film industry, the judiciary and the police. The originality of these films, which reflect the professional use of images by the authorities, lies in their ability to inform us about the role conferred on the visual in the investigation itself. Aimed at audiences whose expectations were of concern both to filmmakers and other actors involved in the media coverage of trials, these documentaries also make it possible to identify the developments that took place over that decade and to challenge the vision of a univocal and presumably propagandist filming of legal proceedings. Gradually, the filmmakers' emotional commitment is abandoned in favor of a focus on neutrality markers and oral testimony. The article explores the social resonances of the trials by looking at the filmmakers' practices, equipment and ways of transcribing reality into images.
  • Comptes rendus

  • Lectures croisées