Contenu du sommaire : Sexe, droit et migrations

Revue Cultures & conflits Mir@bel
Numéro no 122, été 2021
Titre du numéro Sexe, droit et migrations
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier

    • La traite saisie par les institutions : entre contrôle des frontières et gouvernement des sexualités - Mathilde Darley p. 7-17 accès libre
    • « Venir ici n'est pas gratuit ! » Négocier un passage aux frontières extérieures et intérieures de la France pour des prostituées nigérianes - Prune de Montvalon p. 19-46 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Fondé sur une enquête ethnographique, cet article analyse la façon dont les prostituées nigérianes franchissent des frontières géographiques mais aussi, administratives et sociales dès lors qu'elles tentent d'obtenir une citoyenneté en tant que victimes de traite des êtres humains. Ces passages sont saisis à travers les négociations qui interviennent entre les prostituées et celles et ceux qui leur permettent de passer ces différentes étapes. Le recours à cette figure d'intermédiaire ou de « courtier de la migration » permet d'interroger le cadre normatif dans lequel les migrations de ces femmes sont appréhendées. Si les contours des passages géographiques sont clairement définis sur une carte, ceux qu'impliquent les passages administratifs et sociaux le sont beaucoup moins. Étudier les interactions à l'œuvre dans ces passages permet ainsi d'appréhender l'épaisseur de cette frontière. Cette épaisseur se mesure non seulement au temps passé à entrer sur le territoire national mais aussi aux efforts que doivent déployer les femmes et leurs intermédiaires pour acquérir un statut plus stable sur le sol français.
      Based on ethnographic fieldwork, this article analyzes how Nigerian sex workers cross geographical, administrative and social boundaries as they attempt to gain citizenship as trafficked victims. These crossings are seized through negotiations between sex workers and those who allow them to progress towards their recognition as victims. Focusing on the relation between these women and their brokers makes it possible to question the normative framework in which their migrations are apprehended. If the contours of geographical crossings are clearly defined on a map, those implied by administrative and social crossings are much less obvious. Studying the interactions at play in these crossings allows us to understand the depth of borders. This depth can be measured not only by the amount of time spent trying to cross internal borders, but also the efforts engaged by these women and their brokers to gain a status deemed more stable and legitimate in France.
    • Entre coopération et conflit : La « coopération de confiance » entre la police et les centres de consultation spécialisés dans l'accompagnement des victimes de la traite des êtres humains - Anne Dölemeyer, Julia Leser p. 47-65 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La lutte contre la traite est devenue un champ d'action étatique dans lequel s'entremêlent logiques humanitaire, sociale et d'assistance d'une part, et logiques pénales d'autre part, leurs exigences parfois contradictoires devant être conciliées. La négociation de ces deux logiques au niveau de la street-level bureaucracy se retrouve généralement dans la répartition des responsabilités entre les autorités pénales d'une part, et les acteurs en charge de l'aide aux victimes d'autre part. Cet article propose d'étudier, à la lumière du cas allemand, les conditions de la coopération par essence conflictuelle entre des unités de police qui combattent la traite des êtres humains dans une perspective de droit pénal et des centres de consultation non gouvernementaux destinés aux victimes de la traite, qui suivent une logique sociale et de droits humains, et sont souvent critiques envers les autorités gouvernementales répressives. Il s'agit ici de saisir ce qui rend possible cette coopération a priori improbable en mettant notamment en lumière le rôle décisif de la « confiance » dans ce contexte : elle permet en effet l'échange d'informations, mais peut également s'y substituer, et allier ainsi de manière productive coopération et distance. Les accords de coopération écrits aident à sécuriser cette confiance en clarifiant les responsabilités de chaque famille d'acteurs mais aussi en donnant un cadre, outre à la coopération, à des formes de distance et au devoir de réserve. La « confiance » reste ainsi constamment « sous-définie », ce qui permet à chacune des parties de la concevoir et de la mettre en œuvre de manière différenciée.
      Anti-trafficking has become a subject of state action in which humanitarian, social and caring logics, on the one hand, and criminal law logics, on the other hand, are coupled, thereby requiring a reconciliation between their sometimes-conflicting requirements. In the practice of street-level bureaucracy, this is often solved through an institutional separation of responsibilities between law enforcement agencies and social welfare institutions/counseling centers. In our contribution, we use the German case to discuss the conditions of constitutively conflictive cooperation between police units that prosecute trafficking from a criminal law perspective and non-state organized counseling centers for trafficked persons, which follow a more socially oriented, human rights logic and are frequently critical of state-repressive authorities. We focus on the question of how such unlikely cooperation is possible at all. We show that in this context, “trust” becomes an important resource that achieves various things: it enables information exchange but can also replace it, thus productively combining cooperation and distance. Written cooperation agreements help to secure this trust by, among other things, organizing clear responsibilities and stipulating distance and confidentiality obligations in addition to cooperation. In this context, “trust” always remains underdefined as it is understood and used differently by each of the participants.
    • Proxénètes en procès - Gilles Favarel-Garrigues, Lilian Mathieu p. 67-93 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'observation des procès pour traite des êtres humains et proxénétisme aggravé permet de saisir comment s'opère dans l'arène judiciaire le cadrage de cette figure de la délinquance qu'est le proxénète. Ces audiences donnent en effet à voir une scène sur laquelle les magistrats entendent prouver l'adéquation des faits à une catégorie pénale étendue. L'ambition d'assigner le label de proxénète aux prévenus est mise à l'épreuve par l'hétérogénéité des situations traitées : quels sont les faits jugés probants ? Quelles sont les informations retenues par les magistrats pour étayer leur raisonnement ? Sur quels aspects de l'activité incriminée portent les questions durant l'audience et quelles sont celles qui génèrent tensions ou incompréhensions ? L'assignation des prévenus à la catégorie de proxénète conduit les juges à apprécier d'une part si leur personnalité et leur activité correspondent à la catégorie, d'autre part si les relations qu'ils nouent au sein d'une configuration (avec la victime, avec le réseau criminel) renforcent le jugement du tribunal.
      Observing criminal trials for human trafficking and aggravated pimping elucidates how the pimp is framed in the judicial arena. These hearings provide a stage on which judges intend to prove that the facts fit into a broad category of criminal law. The ambition of assigning the label of pimp to defendants is challenged by the heterogeneity of the situations that are dealt with: Which facts are deemed probative? What information do magistrates use to support their reasoning? Which aspects of incriminated activities raise questions in hearings, and lead to tensions or misunderstandings? Assigning defendants to the category of the pimp leads judges to assess, on the one hand, whether their personality and activities correspond to the category and, on the other hand, whether the relationships they establish within a specific configuration (with the victim, with the criminal network) strengthen the court's judgement.
    • Entre droit et culture, l'exploitation sexuelle en procès - Mathilde Darley p. 95-122 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Ce texte porte sur le traitement pénal du proxénétisme aggravé et de la traite des êtres humains. Il part d'un double constat : la forte proportion d'étrangères et d'étrangers parmi les personnes mises en cause et les victimes d'une part, et la mobilisation d'une grille de lecture « culturaliste » de l'infraction par les acteurs du droit, d'autre part. Je propose donc d'analyser, à partir d'observations d'audiences en chambre correctionnelle et d'entretiens conduits avec des avocats de la défense et des magistrats, quelles fonctions remplissent, dans la construction d'une vérité à l'audience et la production du jugement, la convocation récurrente de l'origine des justiciables, et de la « culture » censée en découler. S'il ne vise pas à objectiver statistiquement les éventuelles variations de peines pour une même infraction en fonction notamment de l'origine des prévenus, le matériau ethnographique mobilisé ici permet toutefois de montrer comment, à l'appréhension juridique flottante de la prostitution et du proxénétisme en France, vient se greffer un ensemble de normes extra-juridiques affermissant les contours des figures du proxénète et de la victime d'exploitation sexuelle. M'inscrivant dans les perspectives de recherche ouvertes par les travaux sur le sentencing comme par ceux sur gender and judging, je pose ici l'hypothèse que la « culture » telle qu'elle trouve à s'exprimer dans les procès pour exploitation sexuelle impliquant des étrangers permet de relayer, sous une forme apparemment euphémisée, des stéréotypes de genre et de race qui naturalisent la différence, renforçant ainsi les rapports de domination. Plus largement, les procès pour exploitation sexuelle opèrent comme un révélateur des logiques d'État en montrant combien la préservation de l'ordre public national promue par l'institution judiciaire prend appui sur la perpétuation d'un ordre moral genré et sexuel.
      This text deals with the penal treatment of aggravated pimping and human trafficking. It is based on a double observation: the high proportion of foreigners among the defendants and victims on, the one hand, and the common use of “culturalist” interpretation by the legal actors forming the offence, on the other hand. Based on observations of criminal court hearings and interviews with defense lawyers and judges, I analyze how repeatedly referring to the origins of the accused (and the “culture” associated to it) participates in the construction of truth and the production of the judgment. This article does not aim to statistically objectify possible variations in sentences for the same offence, depending in particular on the origin of the accused. However, the mobilized ethnographic material makes it possible to show how, in addition to the floating legal apprehension of prostitution and pimping in France, a set of extra-legal norms is grafted on to strengthen the contours of the figures of the pimp and the victim of sexual exploitation. Following research perspectives opened by works on sentencing as well as those on gender and judging, I pose the hypothesis that “culture,” as it is expressed in trials for sexual exploitation involving foreigners, relays apparently euphemistic stereotypes of race and gender that naturalize difference, thus reinforcing relations of domination. More broadly, trials for sexual exploitation unveil state logics by revealing how the preservation of national public order promoted by the judiciary is based on the perpetuation of a gendered and sexual moral order.
    • Réparer l'exploitation sexuelle. Le dispositif d'indemnisation des victimes de traite en France - Milena Jakšić, Nadège Ragaru p. 123-140 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'investigation des formes de compensation proposées aux victimes de la traite des êtres humains en France constitue logiquement le terme d'un parcours montrant comment les institutions se saisissent de cette catégorie. En analysant le rôle de la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI), cet article interroge des enjeux de valeur se situant au croisement entre des techniques d'évaluation de dommages subis, des pratiques d'affectation à ces dommages d'une valeur fiduciaire et des mobilisations – d'avocat.e.s, de juges, de médecins, de victimes – visant à faire valoir des droits. Le travail à l'œuvre dans cette institution apporte un éclairage neuf sur la trajectoire de la victime, considérée désormais comme le bénéficiaire d'une réparation monétaire. Il permet aussi d'étendre la réflexion à un plus vaste éventail d'acteurs impliqués dans la gestion des victimes de traite, en suscitant la mobilisation de savoirs légaux et médicaux dans le cadre d'une procédure civile et non pénale.
      Logically, investigating forms of compensation offered to human trafficking victims in France marks the end of a journey showing how institutions deal with this category. By analyzing the role of the Crime Victims Compensation Commission (Commission d'indemnisation des victimes d'infractions, CIVI), this article examines debates that emerge over the value assessment of damages—which lie at the crossroads between techniques for evaluating the damages suffered, practices for assigning a fiduciary value to these damages, and the agency of lawyers, judges, doctors as well as victims in asserting their rights. The work of the Commission sheds new light on the trajectory of the victim, who is now considered the beneficiary and recipient of monetary compensation. The analysis also encompasses a wide range of actors involved in the management of victims of human trafficking, while exploring the uses of legal and medical knowledge in the context of civil rather than criminal proceedings.
    • La politique carcérale comme justice de genre ? : La « traite des femmes » et les circuits néolibéraux de la criminalité, du sexe et des droits - Elizabeth Bernstein p. 141-173 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le présent article s'appuie sur des travaux récents en sociologie, jurisprudence et théorie féministe pour évaluer de quelle manière le féminisme, et plus généralement le sexe et le genre, en sont venus à être fortement associés aux thématiques punitives dans la politique étasunienne (et par extension mondiale) contemporaine. En fusionnant les discussions théoriques existantes sur les tendances pénales avec les conclusions de ma propre recherche ethnographique sur le mouvement anti-traite contemporain aux USA – sphère de l'activisme féministe ayant vu le plus récemment la perspective pénaliste prendre le pas sur les autres modèles possibles de justice sociale – j'explore les différentes façons dont le néolibéralisme et le traitement politique du genre et du sexe ont produit de concert un virage carcéral au sein de mouvements militants auparavant structurés autour de luttes pour la justice économique et la libération personnelle. Abordant le mouvement anti-traite comme une étude de cas, je démontre en outre comment le discours sur les droits humains a servi à véhiculer non seulement une transnationalisation des politiques carcérales, mais aussi une résurgence de celles-ci sur le plan domestique, sous des dehors bienveillants et féministes. Je conclus en appelant les analyses généralistes des modes de châtiment contemporains à porter une attention plus grande et plus nuancée au fonctionnement des politiques de genre et de sexe, et les débats féministes autour du genre, de la sexualité et du droit à travailler sérieusement la question de l'État carcéral néolibéral.
      This article draws upon recent works in sociology, jurisprudence, and feminist theory in order to assess the ways in which feminism—and sex and gender more generally—have become intricately interwoven with punitive agendas in contemporary U.S. politics. Combining existing theoretical discussions of penal trends with insights drawn from my own ethnographic research on the contemporary anti-trafficking movement in the United States (the most recent domain of feminist activism in which a crime frame has prevailed against competing models of social justice), I elaborate upon the ways that neoliberalism and the politics of sex and gender have intertwined to produce a carceral turn in feminist advocacy movements previously organized around struggles for economic justice and liberation. Taking the US anti-trafficking movement as a case study, I further demonstrate how a human rights discourse has become a key vehicle both for the transnationalization of carceral politics and the reincorporation of these policies into the domestic terrain in a benevolent, feminist guise. I conclude by urging greater and more nuanced attention to the operations of gender and sexual politics within mainstream analyses of contemporary modes of punishment, as well as a careful consideration of the neoliberal carceral state within feminist discussions of gender, sexuality, and the law.
  • Hors thème

    • Faire communauté par le football en club : micro-histoire des immigrés turcs en France et en Allemagne (2005-2012) - Pierre Weiss p. 175-197 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans cet article, nous proposons de réinterroger la notion de communauté à partir de l'étude sociologique et micro-historique de clubs de football amateur regroupant des membres originaires de Turquie. Ces équipes sont implantées en France et en Allemagne. Elles ont été choisies en fonction de trois critères : la référence à la Turquie dans l'acte constitutif et le mode de fonctionnement de l'association, l'implantation dans une ville comprenant une forte proportion de populations d'origine turque et la présence importante de ces personnes au sein du club de football local. Tandis que le football amateur constitue l'une des sources de valorisation pour des immigrés d'installation plus récente, l'analyse montre que les oppositions entre les groupes en présence ont aussi tendance à créer des concurrences symboliques entre établis et outsiders et à renforcer le repli des uns et des autres. L'équipe de football fait alors figure de lieu privilégié d'affirmation d'un « nous » par rapport à un « eux ».
      This paper attempts to reconsider the notion of community on the basis of a sociological and micro-historical study of Turkish football clubs in France and Germany. These clubs have been selected according to three criteria: a reference to Turkey in the association's founding statement and mode of operation, their establishment in a city with a high proportion of inhabitants of Turkish origin and the strong presence of these people in the local football club. While amateur football represents a source of valorization for recent immigrants, our analysis shows that sport-related oppositions between the groups involved can also produce symbolic rivalries between established migrants and outsiders, leading people to withdraw further into their own communities. Football clubs may thus appear as privileged space for the expression of an “Us vs. Them” mindset.
  • Chronique bibliographique