Contenu du sommaire : Le genre de la guerre froide
Revue | Clio : Histoires, femmes et société |
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Numéro | no 57, 2023/1 |
Titre du numéro | Le genre de la guerre froide |
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Éditorial
- Le genre, un enjeu central de la guerre froide - Ioana Cîrstocea, Françoise Thébaud p. 7-22
Dossier
- Militantes africaines et organisations féminines internationales dans la guerre froide : Un pragmatisme stratégique (1947-1963) - Pascale Barthélémy, Sara Panata p. 23-45 À rebours d'une histoire transnationale de la guerre froide centrée sur les acteurs ou les actrices de l'Est et de l'Ouest, cet article considère les militantes africaines comme des protagonistes à part entière de cette histoire, soumises à des contraintes politiques et de genre mais déterminées à faire connaître leurs luttes par-delà les frontières. Il analyse leurs liens avec trois organisations féminines internationales très actives pendant la guerre froide : la Fédération démocratique internationale des femmes, le Conseil international des femmes et l'Alliance internationale des femmes. Par-là, il contribue à une histoire transnationale des femmes d'Afrique comme à une histoire des décolonisations souvent écrite au masculin. En plaçant la focale sur les connexions entre les Africaines et ces organisations, c'est la logique des « blocs » qui est remise en cause. D'abord parce que les Africaines ne suivent pas toujours les choix diplomatiques de leurs pays, qu'ils soient proches de l'Ouest, de l'Est ou non alignés. Mais aussi parce qu'elles entrent souvent en contact avec plusieurs organisations afin d'identifier les interlocutrices les plus susceptibles de soutenir leurs causes et font ainsi preuve de ce que l'on peut appeler un « pragmatisme stratégique ». En s'intéressant à la période antérieure aux conférences féminines onusiennes (1975-1995), il s'agit aussi de proposer une nouvelle chronologie pour penser l'histoire du militantisme international féminin depuis la Seconde Guerre mondiale.Transnational history of the Cold War (1947-1963) tends to concentrate on protagonists from the Eastern and Western blocs. This article analyzes African women activists' links to three key international women's organizations during the Cold War: the Women's International Democratic Federation (WIDF), the International Council of Women (ICW) and the International Alliance of Women (IAW). By focusing on the years prior to the UN Women's Conferences (1975-1995), the article proposes a new chronology for the history of women's international activism since the Second World War. It also argues that African women activists were full participants in Cold War history, subject to political and gender constraints certainly, but determined to make their struggles known across national borders. By so doing, it seeks to contribute both to a transnational history of African women and to rethinking the histories of decolonization usually written in terms of male actors. The key issue is that by making connections with international women's organizations, African women were challenging the “logic of blocs” and their respective “spheres of influence” during the Cold War. Firstly, African women activists did not always follow the diplomatic choices of their own countries, whether those were close to the West, the East, or non-aligned. Secondly, they often contacted several different international organizations, in order to identify the interlocutors most likely to support their causes. By making these choices, we argue that they were exercising what we have called “strategic pragmatism”.
- Guerre froide culturelle et développement : La Fédération démocratique internationale des femmes (1960-1980) - Yulia Gradskova, Geneviève Knibiehler p. 47-73 Cet article traite du travail de la FDIF avec les femmes des pays extra-européens, souvent appelés « pays en voie de développement ». La FDIF défend l'anticolonialisme et l'antiracisme, se mobilisant pour l'égalité entre les hommes et les femmes « du monde entier ». L'article explore les enchevêtrements entre le travail de la FDIF pour changer le statut des femmes et les activités de développement dans le contexte de la compétition culturelle de guerre froide. Les documents analysés montrent que les programmes de soutien aux femmes des pays « en développement » mettent en avant la solidarité avec la lutte anticoloniale et le soutien étatique à la maternité et à l'enfance. Si la présentation par la FDIF de ses activités en faveur des femmes des « pays en développement » souligne les différences par rapport aux approches de ses concurrents occidentaux, ses programmes s'appuyent pour la plupart sur les mêmes idéologies de la modernité et n'accordent pas beaucoup d'attention aux formes précoloniales et autres formes spécifiques de pouvoir et de solidarité des femmes. En outre, les animatrices de la FDIF expriment souvent leur manque de confiance à l'égard de leurs interlocutrices des « pays en voie de développement » et même des attitudes racistes envers les femmes non-européennes.This article addresses the WIDF's programs with non-European women in the so-called “developing countries.” The WIDF, created in Paris in 1945, defended anti-colonialism and anti-racism, and campaigned for equality between men and women “throughout the whole world”. The article explores connections between WIDF's campaigns for changing the status of women and economic development in the context of cultural competition during the Cold War. The documents analyzed here show that its programs in support of women in developing countries laid importance on solidarity with the anti-colonial struggle and on state support for motherhood and children. WIDF's presentation of its work for women from “developing countries” stressed its difference from the kind of work carried out by its Cold War adversaries. However, like Western development programs, most of those encouraged by the WIDF were influenced by the ideology of modernity and had little regard for pre-colonial or other specific forms of women's power and solidarity. Furthermore, women working for the WIDF often expressed their lack of confidence in women from the “developing countries”, and indeed sometimes had racist attitudes towards non-European women.
- Ce spectre qui hante le sexisme : Les femmes soviétiques dans l'imaginaire américain de guerre froide - Kristen Ghodsee, Sylvie Kandé p. 75-94 Même avant le lancement du Spoutnik en 1957, les membres du gouvernement américain craignaient une pénurie croissante de main-d'œuvre, en particulier de scientifiques et d'ingénieurs, et s'inquiétaient du fait que la mobilisation soviétique des femmes dans la population active donnait aux communistes un avantage considérable. La dérision populaire à l'égard des qualités « non féminines » des femmes russes s'est heurtée aux besoins de l'économie américaine et, finalement, le gouvernement américain a commencé à mettre en œuvre des politiques qui ont préparé le terrain pour le mouvement féministe américain qui a suivi. Cet article analyse les discours contradictoires de deux sources primaires de la fin des années 1950. L'engagement du bloc de l'Est en faveur de l'éducation, de la formation et du plein emploi des femmes a forcé les États-Unis à réévaluer leur position sur la famille traditionnelle. La crainte de la supériorité technique soviétique a donc été un facteur important, et généralement négligé, de l'expansion des droits des femmes aux États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle.Even before the launch of the Sputnik space satellite in 1957, United States government personnel were concerned about impending shortages of manpower, particularly among scientists and engineers, and anxious that the Soviet mobilization of women into the labor force gave the communists a considerable advantage. Popular derision of the “unfeminine” qualities of Russian women clashed with the needs of the American economy, and ultimately the US government began to implement policies that would prepare the ground for the subsequent American feminist movement. This article analyzes the conflicting discourses of two primary sources from the late 1950s. Eastern Bloc commitment to women's education, training, and full employment forced the United States to reassess its position on the traditional family. Fear of Soviet technical superiority was, therefore, an important and generally overlooked factor driving the expansion of women's rights in the United States in the second half of the twentieth century.
- Paternité socialiste en Allemagne de l'Est : Entre utopie communiste et propagande anticapitaliste - Peter Hallama p. 95-112 Les transformations profondes que vivent les sociétés socialistes en Europe centrale et orientale après 1945 seraient-elles sans effet sur les masculinités ? L'article souhaite nuancer cette idée reçue en analysant les débats sur la paternité en Allemagne de l'Est. Dans l'immédiat après-guerre, des images de pères « socialistes » présents auprès de leurs enfants apparaissent dans les médias et les réflexions portant sur une nouvelle conception de la paternité socialiste et égalitaire se multiplient à partir des années 1960. Des débats s'articulent, dans un premier temps, autour d'une critique formulée à l'égard de la société et du régime socialistes qui n'aurait eu que peu d'influence sur l'évolution des masculinités pendant les deux premières décennies du « socialisme réel ». Dans un deuxième temps, les années 1970 et 1980 voient fleurir des propositions concrètes de transformation de la paternité pour tendre vers une paternité socialiste. Si la plupart ont échoué, elles témoignent d'une volonté de modifier les rapports de genre d'une société en devenir, opposée à l'Ouest.Did the transformations experienced by socialist societies in Central and Eastern Europe after 1945 have no impact on masculinities? This article aims to challenge this widespread assumption by analyzing the debates on fatherhood in the German Democratic Republic (GDR). Immediately after the war, new images of “socialist” caring fathers appeared in the GDR media. Debates focusing on a new conception of socialist and egalitarian fatherhood gained prominence especially from the 1960s on. They were initially marked by criticism of East German society and the regime for neglecting to pay attention to men's social role during the first two decades of socialist rule, and thus having had little influence on masculinities. These debates led in the 1970s and 1980s to an increase in concrete proposals on how to transform fatherhood, providing a new conception of what it meant to be a father in a socialist society. Although most of these proposals came to nothing, they testify to a desire to modify the gender relations of a society in the making, and in opposition to the West.
- La supériorité sportive féminine soviétique, un enjeu de guerre froide - Sylvain Dufraisse p. 113-131 Durant la fin des années 1940, les sections de sport et le comité national olympique soviétique intègrent les fédérations et le Comité international olympique, ce qui leur permet de prendre part aux compétitions et à la communauté mondiale des sportifs. Très vite, les championnes d'URSS remportent de francs succès. La participation soviétique y a une double fonction dans la « politique extérieure de l'image » (R. Frank). D'une part, elle donne à voir les succès en matière d'égalité femmes-hommes. D'autre part, elle permet d'obtenir des médailles, essentielles à la mesure de la suprématie soviétique en matière de sport. Cet article étudie la manière dont l'administration et les médias soviétiques ont construit – en pratique et en représentations – la supériorité sportive féminine soviétique en interaction avec l'étranger. Loin d'être isolés, les acteurs du sport soviétique s'adaptent aux règlements internationaux, aux réactions que les performances des athlètes d'URSS suscitent et aux controverses qui surgissent dans la presse de l'adversaire.In the late 1940s, Soviet sports organizations and the Soviet National Olympic Committee joined the international sports federations and the International Olympic Committee. This allowed Soviet athletes to participate in competitions and to be included in the world sporting community. Soviet women athletes very quickly became prominent, winning many contests. Soviet participation in the Olympics had a double function with regard to its “image-abroad policy” (R. Frank). It was both demonstrating its achievements in terms of gender equality and enabling USSR delegations to win medals that were essential to prove Soviet supremacy in sport. This article aims to understand how the USSR administration and media constructed – both in practice and in representation – the superiority of Soviet sportswomen compared to other nations. Far from being isolated, members of the Soviet sports establishment adapted to international regulations, to the reactions provoked by the performances of USSR athletes, and to the controversies publicized in the media of their international opponents.
- Le Deuxième sexe dans la guerre froide, Europe 1949-1989 - Sylvie Chaperon, Marine Rouch p. 133-160 Dès que Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir paraît en France en 1949, il est pris dans la division intellectuelle de la guerre froide. Mais est-ce le cas dans le reste de l'Europe à mesure que les traductions du livre paraissent ? Une comparaison des réceptions et traductions du livre au cours de la guerre froide manque. Elle est pourtant rendue possible grâce à trois récents tournants historiographiques : la guerre froide au prisme du genre, l'étude des circulations transnationales du Deuxième sexe et la traductologie féministe.As soon as Simone de Beauvoir's The Second Sex was published in France in 1949, it was caught up in the intellectual divisions of the Cold War. But was this the case in the rest of Europe, as translations of the book appeared? Until now, comparisons of the book's reception and translations in different countries during the Cold War have not been attempted. Three recent historiographical turns have made it possible to approach this subject: the Cold War seen through the prism of gender, the study of the transnational circulation of The Second Sex, and feminist translation studies.
- Militantes africaines et organisations féminines internationales dans la guerre froide : Un pragmatisme stratégique (1947-1963) - Pascale Barthélémy, Sara Panata p. 23-45
Regards complémentaires
- Le culte de la cheffe dans le monde communiste : Eugénie Cotton, « mère mondiale » - Loukia Efthymiou p. 161-172 À travers l'étude du système à effet intégrateur de rituels et de cérémonials célébrant la présidente de l'UFF et de la FDIF Eugénie Cotton, promue en autorité universelle dont les vertus renvoient au modèle marial, le présent travail explore la mise en place dans le monde communiste de la guerre froide du versant féminin du culte du leader. Afin d'en saisir les spécificités par rapport à un phénomène historique dont la riche production historiographique des vingt dernières années consacre naturellement et exclusivement la masculinité, y sont examinés plus particulièrement les circonstances qui lui donnèrent naissance, les temps forts qui scandent son cheminement, les mécanismes de sa diffusion et les glissements genrés opérés dans le processus de son invention.This article considers the rituals and ceremonies celebrating the French pro-communist activist, Eugénie Cotton, president of the Union of French Women (UFW) and of the Women's International Democratic Federation (WIDF), and the way Cotton was elevated to the rank of universal authority, exemplifying virtues not unrelated to the model of the Virgin Mary. This exploration of the enactment of the female version of the cult of the leader in the communist world during the Cold War contrasts with the masculine focus of the substantial historiographical production of the last twenty years on this topic. The paper examines the circumstances that gave birth to the “Cotton cult”, the key moments in its evolution, the mechanisms of its diffusion and the gender shifts in the process of its invention.
- Les actualités cinématographiques cubaines du Noticiero : Un regard sur la participation des femmes à la politique internationale de Cuba - Laure Pérez p. 173-184 Cet article étudie les éditions du Noticiero ICAIC Latinoamericano (NIL), les actualités cinématographiques de la Révolution cubaine, qui reflètent la participation des femmes à la politique internationale de Cuba pendant la guerre froide. Un acteur institutionnel féminin se dégage tout particulièrement : la Fédération des femmes cubaines, dont on suit les voyages des dirigeantes dans les pays du bloc de l'Est. Ce rapprochement avec le « camp socialiste » est aussi sensible dans les éditions traitant de la mode ou du sport féminin soviétiques, présentés comme des modèles à suivre. Les femmes sont également encouragées à défendre la Révolution, contre la menace que représentent les États-Unis, en s'engageant dans des milices féminines, suivant en ce sens l'exemple des combattantes vietnamiennes ou de l'agente est-allemande Tamara Bunke, alias « Tania », dont le NIL fait l'éloge.This article examines those editions of the Noticiero ICAIC Latinoamericano (NIL), the cinematic newsreels of the Cuban Revolution, that reflected women's participation in Cuban foreign affairs during the Cold War. One institutional actor in particular stands out: the Federation of Cuban Women, whose leaders' travels in Eastern bloc countries were monitored. This rapprochement with the “socialist camp” is also noticeable in editions of the newsreel dealing with Soviet fashion or women's sport, which were presented as models to follow. Women were also encouraged to defend the Cuban Revolution against the threat posed by the United States, by joining female militias, following the example of Vietnamese women combatants or the East German agent Tamara Bunke, aka “Tania”, which the NIL praises.
- Penser la place sociale des femmes : Imaginaires de guerre froide dans la presse tanzanienne (1961-1976) - Florence Wenzek p. 185-196 Cet article interroge la manière dont les idéologies de la guerre froide ont participé à la construction d'un discours public sur la place sociale des femmes dans la Tanzanie nouvellement indépendante, qui se proclame socialiste et non-alignée. Pour ce faire, il retrace les références explicites et implicites au capitalisme, au socialisme et au marxisme dans les discours sur les femmes publiés dans la presse nationale swahiliphone. Ces imaginaires sont mobilisés avant tout pour construire des modèles et contre-modèles féminins, notamment les figures de la paysanne travailleuse et de la séductrice urbaine. Toutefois, alors que l'Année de la femme des Nations unies (1975) encourage le gouvernement tanzanien à préciser ses politiques d'émancipation des femmes, des articles viennent repenser les liens entre cette ambition et les socialismes, mondiaux et tanzanien.This article examines how Cold War ideologies contributed to the construction of public discourse on the social position of women in newly-independent, self-identified socialist and non-aligned Tanzania. To do so, it traces the explicit and implicit references to capitalism, socialism, and Marxism in the discourses on women published in the national Swahili-language press. Its journalists mobilized a set of images primarily in order to construct female models and counter-models, notably those of the hardworking peasant woman and the urban seductress. However, as the United Nations Women's Year (1975) encouraged the Tanzanian government to clarify its policies for women's emancipation, some articles began to re-evaluate the links between this ambition and both global and Tanzanian socialism.
- Décoloniser le développement : Mobilisations de femmes des Suds dans la guerre froide tardive - Jocelyn Olcott, Françoise Thébaud p. 197-208 La Décennie des Nations unies pour les femmes (1975-1985) a coïncidé avec une brève période d'ouverture au cours de la guerre froide, lorsque les nations nouvellement décolonisées semblèrent avoir le dessus, ayant pris le contrôle de l'Assemblée générale des Nations unies et de plusieurs agences de l'ONU, où elles promouvaient l'idée d'un nouvel ordre économique international. Cet article examine brièvement deux réseaux d'intellectuelles activistes basées dans le Sud qui ont émergé à la fin de cette décennie. L'Association des femmes africaines pour la recherche et le développement (AFARD/AAWORD), créée en 1977, a démontré qu'il était possible de réorienter radicalement les programmes de développement vers le bien-être et la durabilité plutôt que vers la productivité et la croissance. L'association Development Alternatives with Women for a New Era (DAWN), fondée en 1984, partageait les objectifs de l'AFARD et en incluait quelques-unes des membres, mais elle reflétait un nouveau contexte de la guerre froide où le développement s'est réorienté vers des solutions néolibérales.The United Nations Decade for Women (1975-85) overlapped with a brief window during the Cold War, when newly decolonized nations seemed in the ascendant, having gained control of the UN General Assembly and several UN agencies, and ushered in UN endorsement of the New International Economic Order. This article briefly considers two networks launched by campaigning women intellectuals based in the Global South, which emerged at either end of the UN Decade. The Association of African Women for Research and Development (AAWORD), established in 1977, demonstrated that it was possible to radically reorient development schemes towards wellbeing and sustainability, rather than productivity and growth. The association Development Alternatives with Women for a New Era (DAWN), founded in 1984, included many of the same objectives, and even some of the same members as AAWORD, but it reflected the altered Cold War context which redirected development towards neoliberal solutions.
- Le culte de la cheffe dans le monde communiste : Eugénie Cotton, « mère mondiale » - Loukia Efthymiou p. 161-172
Actualité de la recherche
- Avant le gender mainstreaming : Relire les travaux autour du « féminisme global » (1975-1995) - Ioana Cîrstocea p. 209-233 Ce texte revisite le processus de consécration et d'universalisation des droits des femmes au gré des quatre conférences mondiales organisées par l'ONU de 1975 à 1995. Il interroge le récit linéaire d'un « féminisme global » dont la caractéristique est de ne pas prendre en compte les tensions développées durant la guerre froide autour d'acceptions contradictoires des droits des femmes dans les deux camps, capitaliste et socialiste. Après un bref retour sur les principaux acquis des recherches qui ont étudié les efforts militants déployés dans les cadres onusiens depuis 1975, ce sont les contextes d'énonciation du « féminisme global » ainsi que la trajectoire sociale d'une de ses principales théoriciennes qui sont ensuite abordés pour élucider les mécanismes sociaux de production des références idéologiques à vocation « globale » comme les « droits humains des femmes » et le gender mainstreaming, qui émergent au début des années 1990.This article revisits the consecration and universalization of women's rights accompanying the four world conferences on women organized by the United Nations between 1975 and 1995. It questions the linear narrative of a “global feminism” that failed to take account of the tensions developed during the Cold War over divergent political interpretations of women's rights in the opposing, capitalist and socialist camps. After a brief overview of research findings focused on activist campaigning within the UN framework after 1975, the article considers the contexts in which the concept of “global feminism” was developed. It traces the social trajectory of one of its principal theorists, in order to clarify the social mechanisms that led in the early 1990s to the emergence of “global” ideological references, such as “women's human rights” and gender mainstreaming.
- Avant le gender mainstreaming : Relire les travaux autour du « féminisme global » (1975-1995) - Ioana Cîrstocea p. 209-233
Documents
- Dépasser la guerre froide ? : Marguerite Thibert et la création du Bureau de liaison (1960) - Françoise Thébaud p. 235-249 Appuyé sur un document, cet article esquisse l'histoire d'une organisation mal connue et éphémère : « le Bureau de liaison issu de la rencontre internationale des femmes 1960 », rencontre dont l'initiative revient à la Fédération démocratique internationale des femmes. Il explicite également le rôle qu'y a joué la militante française Marguerite Thibert, animé de l'espoir de dépasser la guerre froide. Mais la neutralité et l'équilibre politiques souhaités pour parler au nom de toutes les femmes se heurtent aux tensions internationales qui alimentent, d'un côté, l'anticommunisme et, de l'autre, des stratégies d'instrumentalisation des solidarités.Based on a contemporary document, this article outlines the history of a little-known and short-lived organization: “the Liaison Bureau created at the international assembly of women 1960”, a meeting initiated by the Women's International Democratic Federation (WIDF). It also explains the role played there by the French activist, Marguerite Thibert, who was motivated by the hope of moving beyond the Cold War. But the political neutrality and balance necessary for speaking on behalf of all women came up against international tensions, which fueled anti-communism on one hand, and strategies for instrumentalizing solidarity on the other.
- Le discours de Valentina Terechkova à l'UNESCO (11 mai 1966) - Chloé Maurel p. 251-259 Au cours de la guerre froide, les organisations internationales, notamment celles du système de l'ONU, sont des tribunes instrumentalisées par les deux superpuissances pour se mettre en valeur. C'est le cas de l'UNESCO. Le discours de la cosmonaute soviétique Valentina Terechkova en 1966 est la première prise de parole d'une femme soviétique dans cette enceinte. Terechkova, qui a été la première femme au monde à effectuer, en 1963, un vol dans l'espace, utilise la tribune de l'UNESCO pour introduire des enjeux de genre dans le cadre des relations internationales marquées par le contexte de guerre froide. Au-delà des rapports de force entre États marqués par la bipolarisation du monde, elle tente d'exprimer des arguments à prétention universaliste en faveur des droits des femmes et du développement, tout en produisant un discours à rhétorique typiquement soviétique.During the Cold War, international organizations, especially those associated with the United Nations, were used by the two superpowers to promote their own interests. UNESCO was one such platform. The Soviet cosmonaut Valentina Tereshkova was the first Soviet woman to address this forum in 1966. Tereshkova, who had in 1963 been the first woman in the world to make a space flight, used her UNESCO platform to introduce gender issues in the context of Cold War international relations. Beyond the power play between the states locked into the East-West confrontation, she attempted to voice universalist arguments for women's rights and development, in a speech marked at the same time by typical Soviet rhetoric.
- « Comme des mecs » : Échanges entre Nixon et Kissinger sur la guerre indo-pakistanaise de 1971 - Elizabeth Tanner, Ioana Cîrstocea p. 261-275 Pendant la guerre indo-pakistanaise, les États-Unis ont lié le sort de leur allié à la crédibilité de la puissance américaine. Le président Richard Nixon et son conseiller en matière de sécurité nationale, Henry Kissinger, utilisent le langage du genre pour exprimer leur conception de la crédibilité américaine, une crédibilité construite par et à travers ce langage. En suivant une approche sensible au genre inspirée des approches féministes poststructuralistes, cet article analyse les conversations enregistrées dans lesquelles Nixon et Kissinger ont formulé des mesures politiques risquées afin de paraître « durs » ou de « se comporter comme des mecs » à l'apogée du conflit de 1971. La conception de la crédibilité de Nixon et Kissinger a produit une base extrêmement instable et dangereuse pour la conduite d'une politique étrangère qui aspirait à maintenir l'équilibre des forces entre les États-Unis et l'Union soviétique.During the India-Pakistan War, the United States linked the fate of its ally in that war to the credibility of US power. Gender provided the language in which President Richard Nixon and his national security adviser Henry Kissinger conceived of US credibility, a credibility constructed by and through clearly gendered language. Employing a gender-sensitive lens drawing on post-structural feminist analysis, this article analyzes recorded conversations in which Nixon and Kissinger allowed risk-intensive policy measures to harden into serious policy options, in order to appear “tough” and as if they were “coming off like men” [sic], at the height of the 1971 conflict. Nixon and Kissinger's conception of US credibility produced a highly unstable, dangerous basis for conducting a foreign policy that aspired to maintain the balance of power between the US and the Soviet Union.
- Dépasser la guerre froide ? : Marguerite Thibert et la création du Bureau de liaison (1960) - Françoise Thébaud p. 235-249
Varia
- Femmes contribuables de la Judée romaine - Michaël Girardin p. 277-292 Le parchemin fiscal Mur 10, découvert dans les grottes du wadi Murabba‘ât, permet de montrer que, durant la révolte de Bar Kokhba (132-135 de notre ère), des femmes étaient soumises à l'impôt. La chose est d'autant moins anodine que la relation des femmes à la fiscalité est complexe en Judée romaine (entre 6 et 135). Si les femmes sont plus tôt que les hommes contribuables de la fiscalité provinciale, elles sont au contraire en position de retrait pour ce qui concerne le système fiscal du temple, dont le paiement constitue un élément identitaire du peuple juif. Le choix du rebelle d'astreindre les femmes au paiement est donc d'autant plus paradoxal, qu'en les plaçant comme sujettes (c'est le sens de l'imposition fiscale), il réduit l'inégalité structurelle entre hommes et femmes au regard de l'administration.During the Bar Kokhba revolt (132-135 CE), some women were subject to taxes, as can be ascertained from the fiscal parchment Mur 10, found in the caves of the wadi Murabba‘ât. This is not insignificant, since the relation between women and taxation was complex in Roman Judaea (6-135 CE). While women were taxpayers earlier than men in provincial taxation, they were on the contrary exempt from the payment of the temple taxes, which were considered as elements of identity for the Jewish people. The decision by the rebel leader to compel women to pay taxes was therefore all the more paradoxical, since by situating them as subjects (which was the meaning implied by taxation), Bar Kokhba was reducing structural inequality between men and women in an administrative context.
- Les scènes aux rattles de vases grecs de la fin du VIIIe siècle av. J.-C. : Des figurations d'activités textiles féminines ? - Tony Fouyer p. 293-313 Les activités textiles auxquelles Pénélope est associée dans l'Odyssée semblent être, jusqu'à maintenant, relativement peu figurées sur les vases antérieurs aux époques archaïque et classique. Pourtant, les sources textuelles comme les données archéologiques montrent que ces activités étaient essentielles dans les sociétés anciennes. Cet article réexamine certaines scènes, celles dites aux rattles, dont l'apparition, sur une série de pichets remonte au Géométrique récent. Traditionnellement, ces scènes sont interprétées de différentes manières : cérémonie sacrée, scène de banquet, performance musicale ou encore jeux de plateau. L'objectif est de réévaluer ces interprétations et d'en proposer une lecture complémentaire.The textile activities associated with Penelope in the Odyssey appear to be relatively little represented on vases earlier than the Archaic and Classical eras. Yet both textual sources and archaeological data show that these activities were essential in ancient societies. This article re-examines certain scenes depicting the so-called “rattles”, which appear on a series of pitchers dating back to the Geometric period. Traditionally, these scenes have been interpreted in various ways: a sacred ceremony, banquet scene, musical performance or even board games. The aim here is to reassess these interpretations and to offer a different reading.
- Femmes contribuables de la Judée romaine - Michaël Girardin p. 277-292
Clio a lu « Le genre de la guerre froide »
- Keisha N. Blain, Set the World on Fire: Black nationalist women and the global struggle for freedom, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2018, 264 p. ; Keisha N. Blain, Tiffany M. Gill & Michael Oliver West (eds), To Turn the Whole World Over: Black women and internationalism, Urbana, Ill., University of Illinois Press, 2019, 296 p. - Olivier Maheo p. 315-318
- Sylvie Chaperon, Carla Nagels & Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), « Le Rideau déchiré » : Sextant, 37, 2020, 179 p. - Blanche Plaquevent p. 318-321
- Ioana Cîrstocea, La Fin de la femme rouge ? Fabriques transnationales du genre après la chute du Mur : Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, 306 p. - Brigitte Studer p. 321-323
- Loukia Efthymiou, Eugénie Cotton (1881-1967). Histoires d'une vie – Histoire d'un siècle : Éditions Universitaires Européennes, 2019, 459 p. - Françoise Thébaud p. 323-326
- Erica Fraser, Military Masculinity and Postwar Recovery in the Soviet Union : Toronto, University of Toronto Press, 2019, 253 p. - Peter Hallama p. 326-329
- Kristen Ghodsee, Second World, Second Sex: socialist women's activism and global solidarity during the Cold War : Durham, Duke University Press, 2019, 329 p. - Luciana M. Jinga p. 329-332
- Stéphanie Gonçalves, Danser pendant la guerre froide. 1945-1968 : Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, 262 p. - Ioana Popa p. 332-335
- Yulia Gradskova, The Women's International Democratic Federation, the Global South and the Cold War: defending the rights of women of the “whole world”? : London/New York, Routledge, 2021, 212 p. - Pascale Barthélémy p. 335-338
- Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide : Paris, Seuil, 2021, 328 p. - Ioana Cîrstocea p. 338-341
- Jocelyn Olcott, International Women's Year: the greatest consciousness-raising event in history : New York, Oxford University Press, 2017, 334 p. - Ioana Cîrstocea p. 341-343
- Christabelle Sethna & Steve Hewitt, Just Watch Us: RCMP surveillance of the Women's Liberation movement in Cold War Canada : Montréal, McGill-Queen's University Press, 2018, 318 p. - Ioana Cîrstocea p. 344-346
- Françoise Thébaud, Une traversée du siècle. Marguerite Thibert, femme engagée et fonctionnaire internationale : Paris, Éditions Belin/Humensis, 2017, 686 p. - Joëlle Droux p. 347-350
- Clio a reçu - p. 351-352