Contenu du sommaire : Dominer par l'argent
Revue | Politix |
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Numéro | vol. 35, no 140, 2022 |
Titre du numéro | Dominer par l'argent |
Texte intégral en ligne | Accès réservé |
- Éditorial - p. 3-5
Dominer par l'argent
- Usages élitaires du capital économique et rapports de pouvoir - Charles Bosvieux-Onyekwelu, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin-Heredia p. 9-20 Alors que richesse et pouvoir paraissent désormais s'afficher au grand jour et de façon décomplexée, la relation qui unit ce couple longtemps sulfureux continue d'être, dans nos démocraties contemporaines, ambivalente. Le capital économique ne peut en effet être un ressort des positions de pouvoir qu'à certaines conditions. Celles-ci se donnent d'autant mieux à voir que l'on opère un pas de côté : non pas en regardant, une fois de plus, la manière dont le pouvoir est converti et transfiguré, mais en prenant au sérieux la matérialité du capital économique. Mettre la focale sur les styles de vie et les pratiques de consommation des élites, aussi bien au travail que dans la sphère domestique, donne accès à la subtilité de certains usages élitaires du capital économique, à la façon dont il est mis en scène ou, au contraire, dissimulé pour servir l'exercice de positions de pouvoir, pour y parvenir comme pour s'y maintenir.While wealth and power now seem to be displayed conspicuously and unapologetically, the relationship that unites these two terms has long been controversial. In our time democracies, it continues to be ambivalent. Indeed, economic capital can drive power relations under certain conditions only. These power relations can be better seen if we take a step aside and, instead of looking, once again, at the way power is converted and transfigured, if we delve into the materiality of economic capital. By focusing on elites' lifestyle and consumption behaviours, both at work and at home, we gain access to the subtlety of some elite usages of economic capital, how it is performed or, conversely, concealed, to serve, reach or maintain power positions.
- Le pouvoir d'être servi·e : Quand les grandes fortunes ne peuvent pas se passer de domestiques - Alizée Delpierre p. 21-45 « Chez nous le personnel de maison, ce n'est pas une option, c'est un art de vivre, un besoin, c'est notre culture », affirme un aristocrate français en référence aux trois domestiques qu'il emploie à temps plein pour faire le ménage, cuisiner et le conduire lors de ses déplacements. Quel(s) sens et quel(s) usage(s) les grandes fortunes font-elles de la domesticité ? Comment expliquer qu'elles l'élèvent au rang de nécessité alors même qu'il s'agit d'un privilège que ne peuvent s'offrir, tout au plus, que quelques milliers de personnes en France ? En s'appuyant sur une enquête conduite auprès d'anciennes et de nouvelles fortunes européennes et de domestiques, l'article explore les pratiques et les significations sociales du recours à la domesticité à temps plein. Il met en évidence quatre usages sociaux de la domesticité : marquer une appartenance à la bourgeoisie très fortunée ; réaffirmer les lignes de clivage qui se dessinent au sein même de cette bourgeoisie ; assurer la reproduction sociale ; légitimer l'utilité sociale de la bourgeoisie. En contribuant aux champs de recherche sur le travail domestique rémunéré dans la mondialisation et sur les styles de vie et de consommation des milieux fortunés, l'article défend l'argument qu'en permettant ainsi d'asseoir la position sociale des multimillionnaires, la domesticité constitue l'un des socles de leur pouvoir en tant que classe dominante.« For us, domestic staff is not an option, it's a life art, a need, it's our culture, » says a French aristocrat refering to his three full time domestic workers responsible for cleaning, cooking and driving him around. What meaning(s) and use(s) do the wealthy make of domesticity? How do they explain they consider domestic service as a need, even though it is a privilege that only a few thousand people in France can afford at most? From European very wealthy people' points of view, the paper explores the practices and social meanings of full-time domesticity. It highlights four social uses of domesticity: belonging to the very wealthy bourgeoisie ; reaffirming divisions within this bourgeoisie ; ensuring social reproduction ; legitimizing the social utility of the bourgeoisie. By contributing to the research fields on paid domestic work in globalization and on the lifestyles and consumption of the wealthy, the article argues that by thus establishing the social position of multimillionaires, domesticity constitutes one of the bases of their power as a dominant class.
- Une normalité ostentatoire : Ethos égalitaire et hiérarchies sociales dans la Silicon Valley - Olivier Alexandre p. 47-76 Au cours des dernières années, la Silicon Valley est devenue l'un des premiers foyers de richesses au monde et un centre de pouvoir à part entière. Pourtant les signes ostentatoires de richesse y demeurent peu nombreux. Pour éclairer ce paradoxe, cet article exploite une enquête par entretiens, observations et analyse de données. Sur cette base, il avance trois résultats : la mise en lumière d'un ethos égalitaire au sein d'un univers de richesses ; à partir d'écarts exprimés par les enquêtés à cet ethos, il rend visible la domination de normes, associées aux professionnels les plus recherchés par les grandes entreprises et firmes d'investissement du secteur des nouvelles technologies ; enfin, il met en évidence les hiérarchies et frontières sociales au sein d'une société dont les membres se représentent comme parties prenantes d'une communauté culturellement homogène.In recent years, Silicon Valley has become one of the world's leading wealth center and powerhouse. Yet ostentatious signs of wealth remain rare. Based on in-depth interviews, observations and data analysis, this article sheds light on this paradox and report three main findings. First, “techies” express an egalitarian ethos within a universe of wealth. Second, Tech companies and investment firms value and promote certain category of professionals. Finally, social gaps and unformal hierarchies described by the respondents put into perspective social boundaries within a society whose members represent themselves as part of a culturally homogeneous community.
- Le pouvoir discret du patrimoine immobilier : Argent et logement chez les classes supérieures du pôle privé - Lorraine Bozouls p. 77-101 Cet article analyse la manière dont le patrimoine immobilier contribue aux positions élitaires de ménages appartenant aux fractions économiques des classes supérieures. Le logement permet d'étudier les usages de l'argent sous un double aspect : bien de consommation, il est révélateur des pratiques et des normes de dépenses ; bien d'investissement, il est le support d'un rapport spéculatif à l'avenir et un facteur d'enrichissement. Leur capital économique confère aux ménages étudiés un pouvoir d'achat en matière immobilière et leur permet d'acquérir de grandes maisons dans des quartiers résidentiels de banlieue conformément à leurs goûts socialement situés en haut à droite de l'espace social. La richesse confère également le pouvoir de se fixer soi-même ses propres limites et de minimiser sa richesse en entretien tout en accumulant du patrimoine, notamment grâce au recours au crédit. Mais le patrimoine immobilier ne témoigne pas seulement du pouvoir des riches vis-à-vis d'autres ménages moins dotés : il vient aussi éclairer la manière dont ce pouvoir est inégalement réparti à l'intérieur des couples, les hommes gardant un pouvoir décisionnaire sur les dépenses.This article analyses the way in which property wealth reinforces the elite positions of households belonging to the economic fractions of the upper classes. Housing makes it possible to study the uses of money from two different angles : as a consumption good, it reveals spending practices and norms ; as an investment good, it supports a speculative attitude towards the future and is a factor of enrichment. Their economic capital gives the households studied purchasing power and enables them to acquire large houses in suburban residential areas in accordance with their socially situated tastes. Wealth also confers the power to set one's own limits and to be able to minimise one's wealth in interview while accumulating wealth, especially through the use of credit. But property wealth also sheds light on how this power is unequally distributed within couples, with men retaining decision-making power over spending.
- Être riche et se sentir en droit de l'être - Charles Bosvieux-Onyekwelu, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin-Heredia p. 103-123 Spécialiste des inégalités et de la stratification sociale aux États-Unis, qu'elle aborde principalement de manière ethnographique, Rachel Sherman a enquêté dans son dernier livre sur les styles de vie de New-Yorkais et de New-Yorkaises richement dotées en revenus et en patrimoine (banquiers et avocats d'affaires, mais aussi professions culturelles ayant hérité de la fortune de leurs ascendants). Dans cet entretien avec les coordinatrices du numéro, la sociologue états-unienne revient sur la notion clef d'entitlement, qui permet de comprendre ce que signifie « être riche » pour celles et ceux qui se situent dans le haut de l'espace social et éclaire la façon dont se construit et se défend, autour de trois piliers (travailler dur, consommer raisonnablement et rendre à la société), un sentiment de légitimité à occuper de telles positions de pouvoir.Specialising in social inequality and stratification in the United States, a topic she mostly investigates using ethnography, Rachel Sherman has studied, in her latest book, the lifestyle of affluent New-Yorkers richly endowed with income and wealth (bankers, corporate lawyers as well as people working in the arts and having inherited from their ascendants). In this interview with the coeditors of the special issue, R. Sherman unpacks the concept of entitlement, a staple of her enquiry that helps understand what it means to be rich for those situated on top of the social space. She highlights how hard work, reasonable consumption and giving back to society are integral to the way upper classes build and legitimate their feeling of entitlement to such power positions.
- Usages élitaires du capital économique et rapports de pouvoir - Charles Bosvieux-Onyekwelu, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin-Heredia p. 9-20
Varia
- De la race en sciences sociales (France, XXIe siècle) : éléments pour une synthèse comparative - Daniel Sabbagh p. 127-189 Le rejet répandu, persistant et multidéterminé du terme « race » dans l'espace public n'a pas empêché la publication de nombreux travaux sur la question raciale en France depuis une trentaine d'années. Certains visent à définir et/ou à historiciser le phénomène racial. D'autres portent plus spécifiquement sur la racialisation de l'action publique ou sur les modalités d'articulation entre la race et d'autres axes de subordination. Quels sont les résultats de ces travaux ? Le corpus en question présente-t-il des traits distinctifs que l'on pourrait rapporter à la configuration nationale dans laquelle il s'inscrit ? La synthèse sur les usages ou non-usages français du concept de race en sciences sociales ici proposée entend répondre à ces deux questions. Elle entend aussi identifier certaines limites et autres « points aveugles » de ces travaux afin de contribuer à orienter les recherches futures.Despite the widespread, persistent, and overdetermined rejection of the word ‘race' in the French public discourse, many scholarly works have addressed the issue of race in France over the last three decades. Some focus on the concept or on the history of race and racism. In a somewhat narrower perspective, others deal with the ‘racialization' of public policies and with how race intersects with gender, class, and religion. What are the main outcomes and the distinctive features of this multidisciplinary scholarship ? This preliminary synthesis of the French output on race in the social sciences provides an answer to that dual question. It also identifies limitations and blind spots that ideally future research ought to overcome.
- De la race en sciences sociales (France, XXIe siècle) : éléments pour une synthèse comparative - Daniel Sabbagh p. 127-189
Notes de lecture
- Bessière (Céline) et Gollac (Sibylle), Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, 2020, 326 p. - Ana Perrin Heredia p. 193-200
- Currid-Halkett (Elizabeth), The Sum of Small Things: a Theory of the Aspirational Class, Princeton, Princeton University Press, 2017, 254 p. - Charles Bosvieux-Onyekwelu p. 201-206
- Schimpfössl (Elisabeth), Rich Russians. From Oligarchs to Bourgeoisie, New York, Oxford University Press, 2018, 234 p. - Camille Herlin-Giret p. 207-212