Contenu du sommaire : Politique des non‑humains
Revue | Politiques de communication |
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Numéro | Hors série no 2, 2023 |
Titre du numéro | Politique des non‑humains |
Texte intégral en ligne | Accès réservé |
- Introduction du dossier : Les soulèvements des non-humains - Pierre Lagrange, Philippe Le Guern p. 5-14
- Ces non-humains qui résistent à la sociologie symétrique : L'épreuve des soucoupes volantes - Pierre Lagrange p. 15-54 Longtemps exclus des sciences sociales, les non-humains ont été introduits en sociologie dans la foulée de la sociologie des sciences et des techniques développée notamment par Bruno Latour. Cette prise en compte des non-humains a conduit la discipline à se transformer profondément en passant de l'étude du social à l'étude des associations. Mais au lieu de bénéficier de cette transformation, l'étude des croyances, c'est-à-dire des non-humains qualifiés de croyances, est restée liée aux explications asymétriques développées par la sociologie du social. Certains ont proposé de « prendre les croyances au sérieux », une opération impossible à rendre cohérente avec la nouvelle sociologie symétrique des humains et des non-humains. Dans cet article j'essaie de rappeler comment s'est effectué le passage de la sociologie du social à celle des associations pour montrer comment l'analyse des croyances, au lieu d'essayer de « prendre ces croyances au sérieux », aurait dû symétriser les non-humains naturels/scientifiques et les non-humains « étranges » (comme les ovnis par exemple). En clarifiant les différences introduites par le passage de la sociologie du social à celle des associations, l'article espère aider à clarifier la manière dont les êtres de « croyance » pourraient être mieux étudiés dans le cadre de cette sociologie symétrique des associations en sortant du partage entre croyance et savoir hérité de la notion de « grand partage ».Long excluded from the social sciences, non-humans were introduced into sociology in the wake of the science and technolgy studies constructed among others by Bruno Latour. This consideration of non-humans has led the discipline to change profoundly from the study of the social world to the study of associations. But instead of benefiting from this transformation, the study of beliefs, i.e. non-humans labelled as beliefs, remained linked to the asymmetric explanations developed by the sociology of the social world. Some have proposed to « take beliefs seriously », an operation impossible to make coherent with the new symmetrical sociology of humans and non-humans. In this article I try to recall how the transition from sociology of the social world to that of associations was made to show how the analysis of beliefs, instead of trying to « take beliefs seriously », should have symmetrized natural /scientific non-humans and « strange » non-humans (like UFOs for example). By clarifying the differences introduced by this passage from the sociology of the social world to that of associations, the article hopes to help clarify how beings of « belief » could be better studied in the context of this symmetrical sociology of associations by abandoning the division between belief and knowledge inherited from the notion of grand partage.
- Peut-on ne pas être naturaliste ? : Du traitement des non-humains surnaturels par quelques anthropologues « classiques » - Fanny Charrasse p. 55-83 L'anthropologie, fille et mère du grand partage, cette rupture radicale entre nature et culture que Philippe Descola nomme « naturalisme », a parfois tendance à le remettre en cause aujourd'hui. C'est en partant de ce paradoxe que cet article se demande s'il est vraiment possible de ne pas être naturaliste quand on est anthropologue et ce que cela apporte d'un point de vue épistémologique. Pour le savoir, il analyse la façon dont les non-humains surnaturels – esprits, démons, etc. – ont été traités par quelques « classiques » de l'anthropologie, et observe, ainsi, le parti pris naturaliste de leurs auteur·rice·s. Cela le conduit à recenser, en conclusion, les outils qui ont participé (et participent encore aujourd'hui) à une montée en réflexivité de l'anthropologie à propos du naturalisme, et à proposer une méthodologie en accord avec l'histoire de cette discipline pour enquêter sur la magie.Anthropology, the daughter and mother of the Great Divide, this radical split between nature and culture that Philippe Descola calls « naturalism », sometimes tends to put it into question today. Starting from this paradox, this article examines whether it's really possible not to be a naturalist when you're an anthropologist, and what it means from an epistemological point of view. In order to find this out, it analyses the way in which supernatural non-humans – spirits, demons, etc. – have been treated by some of the « classics » of the anthropological literature, and observes the naturalistic approach of their authors. In conclusion, it identifies the tools that have contributed (and still contribute) to anthropology's growing reflexivity about naturalism, and proposes a consistent methodology for investigating magic.
- Modalités d'interpellation d'êtres non humains en contexte pluri-thérapeutique à Yaoundé (Cameroun) - Fernand Idriss Mintoogue p. 85-115 Au cœur des sociétés africaines et notamment au Cameroun, où je mène mes enquêtes et collecte mes données, il existe deux constantes difficilement négligeables dans l'analyse du panorama socio-économique et religieux local : les plaintes récurrentes liées aux attaques sorcellaires, couplées à une offre thérapeutique si originale et variée qu'elle semble illimitée. C'est que, les populations, dans leurs déboires, leurs plaintes et leurs quêtes de guérison, n'ont que l'embarras du choix avec la consultation des médecins, des pasteurs/prophètes et des guérisseurs « traditionnels », spécialistes relevant des trois sphères curatives majoritaires. En dehors des médecins et leurs savoirs biomédicaux respectifs, les deux autres figures thérapeutiques travaillent régulièrement en mobilisant des forces surnaturelles détenues par certains non-humains – êtres présentés localement comme spirituels –, lorsqu'elles ne prétendent pas, être détentrices de ces pouvoirs obtenus dans le cadre d'une alliance avec tels êtres. Ces pouvoirs peuvent, par exemple, ainsi être obtenus via l'atteinte d'un niveau d'expertise rituelle plus ou moins avancé, qui les autorise à communiquer avec ces êtres. Or, cette communication se retrouve au cœur de leurs stratégies thérapeutiques, lorsque ces guérisseurs allient les connaissances développées du monde naturel – de la pharmacopée – et des divers types de ces entités non humaines (divinités, esprits, ancêtres ou encore créatures particulières) aux modalités d'interpellation particulières (discours, oraisons, lieux spéciaux, techniques/gestes techniques, matériaux, chants/louanges, etc.) dans le but d'obtenir (ou négocier) d'elles des services de guérison/revitalisation, de purification/conjuration ou encore de dépossession et de bénédiction. L'objectif de la présente proposition sera surtout d'évaluer, à partir de l'exemple de deux thérapeutes exerçant au Centre du Cameroun – un « prêtre gnostique », selon sa propre formule, et un guérisseur « traditionnel » –, les modes de construction de l'agentivité (Gell 1998) de ces non-humains, leurs classifications, et surtout les manières de rentrer en contact avec eux, afin de mobiliser leurs capacités d'action particulières, lors de certaines séquences de soin. Je m'appuierai principalement sur des matériaux collectés sur plusieurs mois en observations passive et participative entre 2021 et 2022, dans le cadre de mes travaux de thèse. Le but sera alors de décrypter les techniques employées par certains humains – les experts rituels – établissent des relations ou coopèrent avec de tels non-humains singuliers, invisibles mais qui ne sont pourtant pas des êtres de fiction et dont l'impact sur la vie des populations ne saurait être négligée.At the heart of African societies, and particularly in Cameroon, where I carry out my investigations and collect my data, there are two constants that are difficult to ignore when analyzing the local socio-economic and religious panorama: recurring complaints linked to witchcraft attacks, coupled with a range of therapies so original and varied that they seem limitless. This is because, in their trials and tribulations, their complaints and their quest for healing, people are spoilt for choice when it comes to consulting doctors, pastors/prophets and « traditional » healers, specialists in the three main healing spheres. Apart from doctors and their respective biomedical knowledge, the other two therapeutic figures regularly work by mobilizing supernatural forces held by certain non-humans – beings presented locally as spiritual – when they do not claim to hold these powers obtained within the framework of an alliance with such beings. These powers can – for example – be obtained by attaining a more or less advanced level of ritual expertise, which authorizes them to communicate with these Beings. This communication lies at the heart of their therapeutic strategies, when these healers combine their knowledge of the natural world – of pharmacopoeia – and of the various types of non-human entities (divinities, spirits, ancestors or even particular creatures) with particular methods of interpellation (speeches, orations, special places, techniques/technical gestures, materials, songs/praises, etc.) in order to obtain (or negotiate) healing/revitalization, purification/conjuration, dispossession and blessing services from them. The aim of the present proposal will be to evaluate, using the example of two therapists performing in central Cameroon – a « gnostic priest », according to his own formula, and a « traditional » healer – the ways in which these non-humans construct their agentivity (Gell 1998), their classifications, and above all the ways of making contact with them, in order to mobilize their particular capacities for action during certain care sequences. I will be relying mainly on material collected over several months of passive and participatory observation between 2021 and 2022, as part of my thesis work. The aim will then be to decipher the ways in which certain humans – ritual experts – establish relationships or cooperate with such singular, invisible non-humans, who are nonetheless not fictional beings and whose impact on people's lives cannot be overlooked.
- Quelle est la nature de la nature ? : Non-humains, cosmovisions et cosmopolitiques - Philippe Le Guern p. 117-146 Doit-on considérer que la nature serait le monde réservé des non-humains, tandis que la culture abriterait les humains, les seconds étant dotés de réflexivité, d'un sens moral, de droits et de la capacité à transformer leur environnement par la technique, contrairement aux premiers ? Doit-on opposer un monde des non-humains accessible par la science à un monde des humains accessible par les sciences sociales ? En mettant en cause l'idée d'une séparation radicale entre nature et culture et en relativisant la portée universaliste du concept de nature, l'anthropologie contemporaine a attiré notre attention sur le principe sous-jacent qui structure la pensée moderne occidentale en même temps qu'elle a donné à voir d'autres manières d'être au monde et de composer avec les non-humains. Cet article se propose donc de revenir sur la notion de « nature » et certains des débats auxquels elle a donné lieu, notamment sur le plan éthique et juridique, et interroge la possibilité de prendre en compte les intérêts des non-humains.Should we consider that nature is the world reserved for non-humans, while culture is home to humans, the latter being endowed with reflexivity, a moral sense, rights and the ability to transform their environment through technology, unlike the former? Should we oppose a world of non-humans accessible through science to a world of humans accessible through the social sciences? By challenging the idea of a radical separation between nature and culture and relativising the universalist scope of the concept of nature, contemporary anthropology has drawn our attention to the underlying principle that structures modern Western thought, while at the same time revealing other ways of being in the world and dealing with non-humans. This article looks at the notion of « nature » and some of the debates to which it has given rise – particularly in ethical and legal terms – and asks whether the interests of non-humans can be taken into account.
- Après la nature : Le tournant du vivant et ses conséquences politiques - Krystel Wanneau, Éric Fabri, Virginie Arantes p. 147-176 Que se passe-t-il si nous prenons au sérieux le vivant comme concept politique ? En partant de l'abandon de l'ontologie moderne fondée sur la distinction entre nature et culture, cet article explore les perspectives ouvertes par le tournant du vivant et poursuit deux objectifs : distinguer les principaux objets conceptuels et débats qui constituent le champ de la recherche sur le vivant, et distinguer l'intérêt qu'il y a à investir le vivant comme sujet et/ou objet politique pour la pensée critique contemporaine. Pour faire du vivant un objet politique, nous partons du constat que ce dernier impose la reconnaissance d'une réalité hybride, où l'agentivité qui caractérise une multitude d'êtres leur permet de faire territoire sur un lieu où émerge une vie sociale interespèces organisant cet espace. Nous abordons ces trois débats en mobilisant des travaux qui réalisent par leur parti pris pour le vivant une avancée dans l'« art d'observer » les alliances entre humains et non-humains dans des endroits parfois inattendus. Cette démarche nous permet ensuite d'appréhender ce qui vient après la nature en discutant trois modèles de relation des humains au vivant : celui de la soustraction qui prend le contre-pied de l'actuelle domination sur la nature, celui de légation où la relation avec le vivant mène l'humain à composer son action et son territoire avec d'autres vivants, et celui de la coexistence qui tient compte de l'historique moderne et entend bien éviter de reconduire une telle tragédie en s'efforçant de sanctuariser des zones pour laisser libre cours au vivant. Nous complétons cette discussion ontologique par un questionnement du rôle des sciences, notamment pour ouvrir de nouvelles médiations. Nous concluons sur les luttes émancipatrices qui agissent pour le vivant, sans la nature.What happens if we take the concept of « the living » seriously in the realm of politics? Breaking away from the traditional ontology that distinguishes between nature and culture, this article explores the transformative potential that arises from the turn to the politics of the living. It aims to achieve two objectives: first, to identify the primary conceptual elements and debates within the field of research on the living, and second, to highlight the significance of considering the living as a subject and/or political object within contemporary critical thought. To establish the living as a political object, we begin by acknowledging the necessity of recognizing a hybrid reality. In this reality, the agency granted to a multitude of beings empowers them to create territories in a space (lieu) where interspecies social life emerges and organizes. We engage in three debates by drawing upon works that exemplify the « art of observing » alliances between humans and non human entities, often in unexpected locations. By employing this approach, we can contemplate what lies beyond the limitations of nature. We explore the relationship between humans and the living through three distinct models: subtraction, which challenges the prevailing domination of nature; legation, where humans collaborate with other living beings to shape their actions and territories; and coexistence, which takes into account the lessons of modern history and strives to prevent the recurrence of tragic events by establishing sanctuaries for the living. We conclude this ontological discussion by questioning the role of science, particularly its capacity to forge new mediations and by identifying emancipatory struggles that advocate for politics of the living that transcend the notion of nature.
- Le moulin et l'oiseau : Une fable de la transition énergétique allemande - Bastien Fond, Reiner Keller p. 177-202 Si l'Allemagne est aujourd'hui la troisième puissance éolienne mondiale et la première puissance européenne, ses parcs éoliens font l'objet de vives critiques, notamment pour leurs ravages sur les oiseaux, victimes des pales des turbines. Dans ce contexte controversé, un rapace appelé le milan royal ( Milvus milvus) – ou Rotmilan en allemand – est devenu un véritable symbole des luttes anti-éoliennes à l'échelle nationale. À partir de l'étude socio-informatique d'un vaste corpus médiatique (± 500 articles de presse), cette contribution s'attache ainsi à retracer les revendications et l'imaginaire qui se cristallisent autour du milan royal. En dialogue avec les travaux initiés par la théorie de l'acteur-réseau autour de l'entrée en politique des non-humains, nous en tirons des constats sur la nature des collectifs hybrides où des humains s'associent à des non-humains. Plus précisément, tandis que la notion de porte-parole gît au cœur de ces collectifs, nous défendons que le modèle actantiel promu par la théorie de l'acteur-réseau érige un régime politique où l'agir est discursif, continuant en ce sens d'échapper aux non-humains.In terms of wind power generation, Germany is currently ranked third in the world and first in Europe. But its windfarms are fiercely disputed, in particular because of their devastating impact on birds, which are massively killed by the blades of wind turbines. In this conflictual context, a bird of prey called the red kite ( Milvus milvus) – or Rotmilan in german – has become one of the emblems of anti-wind movements nationwide. Providing a digital discourse analysis of a large media corpus (± 500 press articles), this contribution thus investigates the claims and the representations surrounding red kites. In dialogue with various approaches to the politics of non-humans stemming from actor-network theory (ANT), we make observations on the structure of hybrid collectives wherein non-humans are associated with humans. To be more specific, in that the notion of spokesperson is a key element of such collectives, we argue that the actantial model featured by ANT is bound to a conception of politics based on discursive agency, which leads non-speakers and therefore non-humans astray.
- Le paradigme de la scie : Ce que le braconnage d'un fauteuil roulant révèle de la relation des corps handicapés aux aides techniques - Amélie Tehel p. 203-222 Cet article explore un braconnage de fauteuil roulant, dans lequel l'usagère, insatisfaite de certaines fonctionnalités du fauteuil, met à profit son corps étendu composé d'outils et d'aides humaines pour réadapter le dispositif technique à sa corporéité. Cet acte de rébellion contre un dispositif technique fermé marque ainsi une volonté d'autonomisation, et montre la complexité de l'engagement relationnel qui lie les corps handicapés à leurs aides techniques. L'objet central de ce braconnage, la scie, met non seulement en exergue la radicalité du geste technique irréversible, mais s'impose également comme étendard symbolique de l'engagement politique anti-validiste de l'enquêtée.This article explores the hack of a wheelchair by its user. By discontent of some of its functionalities, the user involves in this unusual DIY her extended body, which is composed by tools and assistants. She thus aims to adapt the technical device to her specific life and body experience. This rebellious act against a closed device shows her will of independence. It also demonstrate the complex construction of a bond between a disabled body and a wheelchair. The main tool of this hack is the saw. This tool highlights the radicality of an irreversible technical move, but it also symbolizes the anti-ableism political commitment of this woman.
- Vivre avec des monstres géants au quotidien : La problématique kaijû dans l'imaginaire japonais contemporain - Karim Charredib p. 223-259 Cet article se focalise sur l'originalité de la figure du kaijû dans l'imaginaire japonais. À travers une approche historique et esthétique, il propose un regard sur les fictions médiatiques japonaises mettant en scène ce genre de personnage. Ni totalement protagonistes, ni entièrement antagonistes, il s'agit de montrer que ces figures monstrueuses populaires incarnent des problématiques politiques et sociales propres au Japon tels que le concept d'identité nationale, la rapide urbanisation après-guerre, la situation climatique de l'archipel ou encore l'usage du nucléaire. Pour cela, nous proposons d'abord de résoudre l'étymologie du mot « kaijû », puis de situer ces non-humains de fiction face aux récits et croyances du Japon. Par une analyse esthétique de ses occurrences, nous positionnerons le kaijû comme une antipoétique. Enfin, nous considérerons les fictions actuelles qui tendent à utiliser ces figures de l'altérité comme possibilité de réfléchir la psyché nationale face au mal-être contemporain.This article focuses on the originality of the kaiju figure in the Japanese imaginary. Through a historical and aesthetic approach, it offers a look at Japanese media fiction featuring this kind of character. Neither totally protagonists, nor entirely antagonists, it is a question of showing that these popular monstrous figures embody political and social problems specific to Japan such as the concept of national identity, the rapid post-war urbanization, the climatic situation of the archipelago or the use of nuclear power. To do this, we first propose to resolve the etymology of the word “ kaiju” and then to situate these fictional non-humans in relation to the narratives and beliefs of Japan. Through an aesthetic analysis of its occurrences, we will position the kaiju as an antipoetic. Finally, we will consider the current fictions that tend to use these figures of otherness as an opportunity to reflect on the national psyche in the face of contemporary malaise.