Contenu du sommaire : Le genre de l'esclavage

Que faisaient les femmes en esclavage dans la Méditerranée du Moyen Âge ? À rebours de l'idée selon laquelle ces dernières étaient dociles et s'intégraient aisément, cet article utilise une acception large de l'agency afin de mettre en lumière les formes d'action et les « idiomes » qu'elles employaient. Partant, on mesure mieux les nombreuses empreintes qu'elles ont pu laisser sur les sociétés méditerranéennes du Moyen Âge. Leurs « idiomes » sont parfois du ressort de la résistance : ces femmes jettent des pierres, empoisonnent leurs maîtres, se convertissent ou s'évadent. D'autres adoptent le « langage » du pouvoir, du mécénat ou de la création artistique. Si l'on associe d'ordinaire les femmes en esclavage au travail domestique, sexuel et reproductif dans les sociétés méditerranéennes du Moyen Âge, cet article entend démontrer qu'il ne faut en aucun cas limiter leurs activités à ces seules catégories.

Comment penser les relations sexuelles entre femmes esclaves et hommes blancs dans les sociétés esclavagistes catholiques de la Caraïbe française à l'époque moderne ? Avant tout focalisée sur les relations interraciales supposées consenties dans le cadre d'études sur l'importance du métissage et de l'illégitimité, l'historiographie a jusque-là peu posé la question du non-consentement des femmes esclaves et partant celle de la violence sexuelle exercée à leur encontre. À travers une analyse des conflits soulevés par la pratique des pénitences publiques imposées par les missionnaires aux femmes esclaves accusées de relations sexuelles interraciales et extraconjugales, et plus largement de la façon dont l'Église traite des rapports entre sexualité et esclavage, cet article met en avant la violence qui sous-tend l'exploitation sexuelle de ces femmes et propose de réfléchir aux mécanismes qui ont conduit à son occultation dans les archives. Il apparaît en effet que, malgré la promotion d'un ordre moral tridentin fondé sur la conjugalité, les sociétés esclavagistes catholiques de la Caraïbe française se caractérisent moins par leur rigueur à l'endroit de la dimension sexuelle de l'esclavage que par le refus des missionnaires d'en reconnaître la violence, et par la volonté des maîtres et de l'État de l'invisibiliser.

La conquête de la Chine par les Mandchous au XVIIe siècle mit en contact deux « systèmes » de servitude : l'esclavage mandchou et le « système des nubi », qui avait proliféré sous la dynastie des Ming (1368-1644). Si les influences réciproques de ces deux « systèmes » sont peu étudiées, il est souvent admis que, sous le règne de l'empereur Yongzheng (1723-1735), esclaves et asservis furent massivement libérés de leurs liens de subordination. L'examen d'une loi additionnelle, promulguée en 1725 et criminalisant les relations sexuelles entre un maître et la femme mariée de son esclave, permettra de nuancer le caractère progressiste de cette réforme. Replacée dans le temps long, celle-ci apparaît en effet moins motivée par une volonté d'accorder de nouveaux droits aux esclaves mariées que procéder d'une reconnaissance du caractère contractuel de l'esclavage tel qu'il s'était développé sous les Ming.

Cet article explore les logiques de la reproduction sociale de l'esclavage chez les Yuqui, une population autochtone d'Amazonie bolivienne contactée par des missionnaires à la fin du xxe siècle. Auparavant, l'organisation sociale des Yuqui se caractérisait par une structure hiérarchique et la présence d'esclaves nés au sein du groupe. À partir d'un travail ethnographique chez ces anciens nomades, l'auteur examine les rapports entre la logique matrimoniale et la reproduction des esclaves dans ce système patrilinéaire. Il se focalise sur le rôle paradoxal joué par les femmes de statut non esclave, engagées dans des mariages temporaires destinés à produire des enfants esclaves. Cette recherche soulève des questionnements sur l'enchevêtrement de ces dominations et leurs effets sur les relations de parenté. Il s'agit également d'une contribution aux débats sur les relations de dépendance en Amazonie.

Cet article étudie les témoignages produits par des rescapées du mariage forcé, considéré comme une forme d'esclavage moderne, afin de comprendre la façon dont les conceptions sociopolitiques du genre et du corps déterminent l'exploitation des femmes et des jeunes filles. Cette analyse s'appuie sur les récits recueillis dans « Voices: narratives by survivors of modern slavery », le plus grand fonds au monde archivant ce type de documents. L'article défend l'idée que les constructions genrées du corps féminin et de ses fonctions reproductives conditionnent l'expérience vécue par les femmes et les jeunes filles mariées de force. En effet, l'exploitation reproductive, qui puise aux conceptions hétéronormatives et patriarcales des rôles de genre, constitue une composante essentielle de cette forme d'esclavage moderne qui se traduit par des violences sexuelles, des grossesses et des accouchements forcés, ainsi que des atteintes aux droits reproductifs et à l'intégrité corporelle.

Cet article présente une nouvelle série de travaux, majoritairement anglophones mais aussi lusophones, sur la maternité des femmes esclaves dans les sociétés esclavagistes de l'ensemble des Amériques entre le XVIIe et le XIXe siècle. La thématique permet de questionner les définitions traditionnelles de l'esclavage autour du travail forcé ou de la mort sociale. Le développement de politiques natalistes et les réactions qu'elles suscitèrent chez les femmes esclaves, les rapports entre ces dernières et les médecins, ainsi que les relations des mères esclaves à leurs enfants et à ceux des maîtres sont tour à tour examinés.

Cet article s'intéresse à une lettre émanant d'un administrateur colonial du Congo belge datée de juin 1910 et dénonçant l'omniprésence de l'esclavage dit domestique dans la région du Mayombe. Pour expliquer cette forme d'esclavage, il met au cœur de sa compréhension l'exclusion des esclaves de la matrilinéarité. L'analyse de la lettre permet d'interroger les formes genrées de la servitude dans le contexte du Mayombe colonial et la spécificité de l'esclavage en contexte matrilinéaire. Elle révèle également les ambiguïtés et contradictions de la politique coloniale belge au Congo, tout en faisant apparaître les divergences au sein même de l'administration. Source classique de l'histoire africaine et coloniale, la documentation administrative apparaît donc toujours féconde pour l'analyse historique.

Dans cette table ronde, quatre chercheuses et chercheurs en sciences sociales, travaillant sur la Grèce ancienne, les Amériques coloniales, l'Afrique contemporaine et l'esclavage moderne, répondent aux questions de l'éditrice du dossier sur les différentes définitions de l'esclavage qui ont cours. L'objectif n'est pas tant de choisir une définition plutôt qu'une autre que de discuter de la pertinence des différents critères (propriété, mort sociale, travail forcé) au prisme du genre. Une deuxième série de questions traite de la notion de société esclavagiste, soit une formation sociale largement modelée par l'esclavage. Il s'agit pareillement de vérifier si le genre permet de mieux appréhender leur diversité historique et les manières variées dont l'esclavage informait l'expérience sociale.

À la fin du XVe siècle, au cours de la guerre menée par les villes flamandes contre l'archiduc Maximilien d'Autriche, les femmes se virent confier des missions importantes, comme celle de porteuse de lettres dans les réseaux de communication. En tant qu'espionnes, elles fournissaient en outre des informations sur la position des armées ennemies. Cet article montre comment des femmes venant de Gand, Ypres et Bruges se déplacèrent de manière presque « invisible », non seulement d'une ville à l'autre mais aussi en visitant le camp militaire de l'empereur. De ce point de vue, les femmes tinrent dans les conflits militaires une place plus importante au Moyen Âge tardif qu'on ne le pense généralement.

Cet article propose une analyse croisée des rapports et des photographies du registre BB1 de la préfecture de police de Paris sur des femmes suspectées d'exercer la prostitution clandestine entre 1861 et 1876, en s'appuyant à des fins comparatives sur les collections du musée Carnavalet. Il contribue à l'exploration des sources littéraires, iconographiques, documentaires et journalistiques sur la prostitution du troisième quart du XIXe siècle en rapprochant deux types de documentation. L'étude révèle la circularité des rapports de pouvoir dans un contexte de marchandisation des corps et des images. Ces femmes se mettent en scène de façon stratégique ou subversive, répondant aux attentes d'un marché concurrentiel. Signe distinctif marquant l'appartenance aux classes favorisées, la photographie devient un outil de promotion autant que de répression.