Contenu du sommaire : Quand la terre tremble : apprivoiser le choc des séismes dans les temps anciens
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Numéro | tome 241, no 2, avril-juin 2024 |
Titre du numéro | Quand la terre tremble : apprivoiser le choc des séismes dans les temps anciens |
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- Quand la terre tremble : apprivoiser le choc des séismes dans les temps anciens : Avant-propos - Samra Azarnouche, Muriel Debié, Vassa Kontouma p. 3-5
- Poséidon et le pneuma. Le séisme comme signe et remède en Grèce ancienne - François de Polignac p. 7-15 En Grèce ancienne, les séismes semblent relever de deux types d'explication inconciliables : soit comme une manifestation de la colère du dieu Poséidon, soit comme un phénomène purement naturel dû à l'accumulation d'un élément sous terre – l'eau, l'air ou le souffle. Mais cette opposition apparente masque des analogies conceptuelles. L'action de Poséidon n'est pas simplement destructrice. Elle participe à la construction d'un monde habitable en organisant la circulation des eaux. Les théories naturalistes sont fondées sur la même idée que le séisme, tout comme les désordres du corps, reflète un déséquilibre dans la circulation d'un principe primordial. « Croyance » et « science » sont fondées sur les mêmes représentations ; c'est dans le rapport entre cause et effet qu'elles divergent.In ancient Greece, earthquakes seem to fall under two irreconcilable types of explanation : either as a manifestation of the anger of the god Poseidon, or as a purely natural phenomenon due to the excessive accumulation of an underground element – water, air or breath (pneuma). But this apparent opposition conceals conceptual analogies. Poseidon's action is not simply destructive. It participates in the construction of a habitable world by organising the circulation of water. Naturalist theories are based on the same idea that the earthquake, just like bodily disorders, reflects an imbalance in the circulation of a primordial principle. « Belief » and « science » are based on the same representations ; it is in the relationship between cause and effect that they diverge.
- Quand se taisent les voix sous les décombres : secousses et émotions dans l'Antiquité tardive - Muriel Debié p. 17-39 Si le bruit du tremblement de terre qui toucha Nicomédie le 24 août 358 est parvenu jusqu'à nous, c'est grâce aux mots de ceux qui l'ont raconté, chacun dans un genre différent : l'historien Ammien Marcellin, le rhéteur Libanios et le poète et théologien Éphrem de Nisibe, rarement mis en parallèle. Aucun des trois n'était présent sur les lieux, mais ils ont chacun essayé de rendre compte des émotions qu'avait suscitées la catastrophe et de provoquer à leur tour les émotions de leur public par le pouvoir de la rhétorique. Ils ont tissé de ténus fils explicatifs pour comprendre les liens entre les dieux (unique des chrétiens ou multiples des religions traditionnelles) et les secousses telluriques et mouvements des eaux.If the sound of the earthquake that struck Nicomedia on August 24, 358 has reached us, it is thanks to the words of those who recounted it, each in a different genre : the historian Ammianus Marcellinus, the rhetorician Libanius and the poet and theologian Ephrem of Nisibis, who are rarely placed side by side. None of the three was present at the scene, but each of them tried to capture the emotions aroused by the catastrophe, and in turn to arouse the emotions of their audience through the power of rhetoric. They spun tenuous explanatory threads to understand the links between the gods (single God of the Christians or multiple gods of traditional religions) and telluric tremors and water movements.
- Colères divines. Les séismes et l'histoire d'Antioche sur l'Oronte dans l'Antiquité - Catherine Saliou p. 41-61 Antioche sur l'Oronte a été frappée tout au long de son histoire par de nombreux séismes. Près d'une vingtaine sont attestés dans l'Antiquité. La première étape de la recherche est d'en établir la liste à partir d'une analyse critique des travaux existants. Il est difficile d'évaluer précisément leurs conséquences démographiques et matérielles réelles, même dans les quelques cas où les sources fournissent des indications chiffrées. En revanche, les textes mettent clairement en évidence l'importance de ces événements traumatiques dans la construction d'un discours historiographique sur la ville et dans la perception de son destin et de son identité, jusqu'à susciter un changement de nom, d'Antioche (la ville d'Antiochos, fondée sous la conduite de Zeus) en Théoupolis (la ville de Dieu).Antioch on the Orontes has been hit by numerous earthquakes throughout its history. Nearly twenty have been recorded in Antiquity. The first stage of the research is to draw up a list of these earthquakes, based on a critical analysis of existing studies. It is difficult to accurately assess their real demographic and material consequences, even in the few cases where sources provide figures. On the other hand, the texts clearly highlight the importance of these traumatic events in the construction of a historiographical discourse on the city and in the perception of its destiny and identity, to the point of changing its name from Antioch (the city of Antiochus, founded under the leadership of Zeus) to Theoupolis (the city of God).
- Colère et tremblement : les dieux de la Mésopotamie se révèlent aux hommes - Maria Grazia Masetti-Rouault p. 63-79 La tradition textuelle cunéiforme, qui se constitua dès le milieu du troisième millénaire avant notre ère, ne fournit que de rares attestations de tremblements de terre dans le monde syro-mésopotamien, bien qu'ils aient dû avoir lieu fréquemment. Ce sont plutôt des documents appartenant aux archives d'État de l'Empire néo-assyrien ( vii e siècle avant notre ère) qui mentionnent des séismes, considérés surtout comme des signes communiqués par les dieux et destinés au roi, objet de leur courroux, pour lui annoncer son destin et celui de l'État. Le roi pourra ainsi faire célébrer par les spécialistes les rites nécessaires pour éviter la crise.The cuneiform textual tradition, which dates from the middle of the third millennium BC, provides only rare evidence of earthquakes in the Syro-Mesopotamian world, although they must have occurred frequently. Conversely, documents from the state archives of the Neo-Assyrian Empire (7 th century BC) discuss earthquakes, seen primarily as signs communicated by the gods to the king, announcing his fate and that of the state. The king could then have specialists perform the rites necessary to avert the crisis.
- Tremblement de terre en Islam médiéval : un avertissement ou un signe divin plutôt qu'un phénomène naturel ? - Jean-Charles Ducène p. 81-97 Dès l'émergence de l'islam le tremblement de terre est pris en compte, d'abord comme résultat de la volonté divine, puis sous l'influence des sciences grecques comme effet d'un mécanisme physique profane. Dans le premier cas, comme la nature créée est l'œuvre du Créateur, il n'est pas difficile de concevoir qu'il l'utilise comme instrument, mais pour quoi faire ? Le séisme apparaît ainsi polysémique : il augure, accompagne ou avertit d'un événement à portée universelle, mais il punit aussi des fautes morales. En pratique, l'imaginaire musulman médiéval voit cette intervention divine au travers de deux cosmologies distinctes, mais chacune syncrétique, réunissant des éléments mythiques antérieurs, comme le mont Qāf d'une part, l'ange, le taureau et la baleine d'autre part. Quant à la perspective « mécaniste », elle reprend la théorie aristotélicienne des exhalaisons terrestres pour justifier les secousses du sol par endroits, dans un jeu de poussées et de résistance mû par la chaleur.Ever since the emergence of Islam, earthquakes have been considered, first as the result of divine will, and then, under the influence of Greek sciences, as the effect of a profane physical mechanism. In the first case, since created nature is the work of the Creator, it is not difficult to imagine that he uses it as an instrument, but for what purpose ? The earthquake thus appears to have several meanings : it foretells, accompanies or warns of an event of universal significance, but it also punishes moral faults. In practice, the medieval Muslim imagination views this divine intervention through two distinct cosmologies, each of them being syncretic since they bring together earlier mythical elements, such as Mount Qāf on the one hand, and the angel, the bull and the whale on the other. As for the “mechanistic” perspective, it employs the Aristotelian theory of terrestrial exhalations to justify the shaking of the ground in specific places, in an interplay of thrust and resistance driven by heat.
- Tectonique des mythes. Croyances et théories zoroastriennes sur le tremblement de terre - Samra Azarnouche p. 99-121 Si le séisme est avant tout un acte cosmogonique provoqué par l'intrusion du Mal dans le monde d'Ohrmazd, les récits zoroastriens décrivant le phénomène témoignent d'une remarquable confluence de mythes, de théories mécanistes et d'analogies biologiques. La tradition reflétée par les textes (Bundahišn 21e, Dēnkard III.93 et Dādestān ī Dēnīg 69) l'attribue tantôt au démon Čišmag et à ses acolytes atmosphériques, tantôt au sorcier Frāsyāb, deux figures qui ont aussi en commun d'être associées à la sécheresse. Certains épisodes qui les mettent en scène incluent également une mystérieuse apparition de Spandarmad, la déesse de la terre. Ces éléments indiquent que l'étiologie zoroastrienne des séismes était bien plus complexe et plus narrative que ce que les textes transmis jusqu'à nous donnent à voir.While the earthquake is primarily a cosmogonic act provoked by the intrusion of Evil into Ohrmazd's world, the Zoroastrian accounts describing the phenomenon also bear witness to a striking confluence of myth, mechanistic theories and biological analogies. The tradition conveyed by the texts (Bundahišn 21e, Dēnkard III.93 and Dādestān ī Dēnīg 69) attributes the earthquake sometimes to the demon Čišmag and his atmospheric acolytes, sometimes to the sorcerer Frāsyāb, two figures who also have in common that they are associated with drought. Some episodes featuring them also include a mysterious appearance by Spandarmad, the Earth goddess. These elements indicate that the Zoroastrian aetiology of earthquakes was far more narratively complex than the texts handed down to us give us to understand.
- Le Buddha comme épicentre sismique et comme sismologue - Vincent Eltschinger p. 123-143 Quelque abondants qu'ils soient dans les sources littéraires du bouddhisme indien, les séismes ne s'y laissent jamais réduire ou reconduire à des événements naturels et historiques, mais s'inscrivent dans un horizon « hiérohistorique ». Les tremblements de terre y font signe, célébrant les principaux événements de la biographie d'un (futur) buddha, manifestant les pouvoirs psychiques supérieurs de certains êtres (moines/nonnes, divinités) ou marquant l'approbation de la (déesse) Terre. L'intention salvifique à leur principe explique qu'ils soient perçus, sinon toujours comme agréables, du moins comme n'entraînant ni victimes ni dommages en dépit de leur caractère térébrant. Quoique largement dominante, cette interprétation voisine avec différents usages astrologiques et séismomantiques des tremblements de terre.Abundant as they may be in the literary sources of Indian Buddhism, earthquakes are hardly reducible to “catastrophic” events of a purely natural and historical character. Rather, they have to be read against a “hiero-historical” background as signs celebrating the main events in the biography of a (future) Buddha, manifesting the superior psychic powers of certain beings (monks/nuns, deities), or marking the approval of the (goddess) Earth. The salvific intention behind them explains why they are perceived, if not always as pleasant, at least as not causing casualties or damage in spite of their at times terrifying nature. This interpretation, though largely dominant, coexists with various astrological and seismomantic uses of earthquakes.
- Catastrophe ou présage. Causes et pronostics des séismes dans le Japon du xviie siècle - Matthias Hayek p. 145-170 Dans cet article, nous examinerons comment les tremblements de terre ont été expliqués et utilisés comme support de prédictions au Japon au XVIIe e et au début du XVIIei e siècle. Durant cette période, qui correspond au premier tiers de l'époque dite d'Edo 江戸 (1603-1868), les séismes sont présentés comme des phénomènes explicables par diverses théories. Celles-ci font aussi bien intervenir des principes « physiques » issus des cosmologies confucéenne, bouddhique, voire aristotélicienne, que des récits mythiques mettant en scène les dieux locaux. Par ailleurs, le séisme continue d'être présenté comme une forme de présage, et peut à ce titre servir de support à des techniques prédictives. En observant les croisements entre ces deux regards sismologiques, nous verrons comment la cosmologie se trouve liée à des considérations morales, et les phénomènes naturels aux destinées humaines.This article looks at how earthquakes were explained and used as a basis for predictions in seventeenth- and early eighteenth-century Japan. During this period, which corresponds to the first third of the Edo period 江戸 (1603-1868), earthquakes were presented as phenomena that could be explained by various theories. Some of these relied upon “physical”principles derived from Confucian, Buddhist and even Aristotelian cosmologies, while others were grounded on mythical accounts featuring local gods. Furthermore, earthquakes continued to be considered as a form of omen, and as such could be subject to predictive techniques. By looking at the intersections between these two seismological approaches, we will see how cosmology is linked to moral considerations, and natural phenomena to human destiny.