Sur la base d'une enquête par questionnaire (n = 1217), portant sur un ensemble de domaines communément tenus pour exclusifs (peinture, musique, photographie, cuisine, décoration, vêtement, etc.),de monographies et d'entretiens approfondis et d'une analyse secondaire des données statistiques actuellement disponibles, on a voulu construire et vérifier une théorie systématique de l'habitus, comme système de schèmes produisant des effets homologues dans des champs de pratique très différents et comme médiation entre l'espace des positions sociales et l'espace des styles de vie. Le goût comme propension et aptitude à s'approprier une classe déterminée d'objets (mobilier, vêtements, etc.) et de pratiques (peinture, musique, etc.) est en effet une des dimensions de l'habitus, c'est-à-dire d'un système de dispositions durables et transposables qui exprime, sous forme de préférences systématiques, les nécessités objectives dont il est le produit : la disposition esthétique elle-même (qui constitue la condition de l'appropriation légitime de l'oeuvre d'art) est une dimension d'un style de vie où s'expriment, sous une forme méconnaissable, les caractéristiques spécifiques d'une condition définie par la neutralisation de la nécessité économique. On peut alors analyser et caractériser les styles de vie des différentes classes sociales en les référant aux conditions objectives d'existence de chaque classe et à l'importance de leur capital culturel. On observe que les classes sociales se distinguent moins par le degré auquel elles reconnaissent la culture légitime que par le degré auquel elles la connaissent. C'est ainsi que l'on doit abandonner le mythe d'une "culture populaire" comme culture antagoniste pour comprendre dans sa logique spécifique un mode de vie systématique qui n'apparaît comme un style de vie que par référence à la stylisation de la vie dont la classe dominante a le monopole. L'élément le plus caractéristique du style de vie de la petite bourgeoisie réside dans le rapport particulier que cette classe entretient avec la culture : celui-ci se caractérise par un écart très marqué entre la connaissance et la reconnaissance qui est au principe de la prétention culturelle sous ses formes différentes selon le degré de familiarité avec la culture légitime (bonne volonté, hypercorrection, aisance forcée, etc. ). Pour mettre en marche la dialectique de la prétention et de la distinction qui est au principe de la transformation permanente des goûts, il ne reste plus qu'à introduire la distinction "naturelle" des membres de la classe dominante : indigènes de l'art de vivre légitime, ils détiennent le monopole de l'aisance et de l'assurance que donnent la familiarité et la compétence assurées par les apprentissages les plus précoces et les plus prolongés. Mais du fait que la classe dominante est le lieu naturel de la distinction, il n'est pas surprenant que l'analyse y découvre, presque à l'infini, des oppositions entre les diverses fractions qui la composent : opposition des professeurs, fraction riche en capital culturel, aux patrons, fraction riche en capital économique, des membres des professions libérales aux professeurs et aux patrons, des anciennes fractions aux nouvelles, des fractions provinciales aux fractions parisiennes, etc. Le goût de l'avant-garde artistique se comprend dès lors comme opposition généralisée aux goûts des différentes fractions : d'une part au goût intellectuel ou pédant des fractions riches en capital culturel et d'autre part au goût bourgeois, goût moyen ou goût de luxe des fractions riches en capital économique. A un niveau inférieur, on observe, à l'intérieur du goût petit-bourgeois, des variantes qui s'organisent selon une structure similaire.
The anatomy of taste We have sought to construct and verify a systematic theory of the habitus, conceived both as a System of schemes producing homologous effects in very different domains and as a way of mediating between the space of social positions and the space of life styles. The theory is based on several sources of information, including a survey by questionnaire (n = 1217) investigating a number of areas usually thought to be totally independent (painting, music, photography, cooking, interior decoration, clothing, etc. ), monographie studies, in-depth interviews, and an analysis of the statistical data currently available. Taste, defined as the propensity to and capacity for appropriating a particular class of objects (furniture, clothing, etc.) or activities (painting, music, etc.) is indeed one of the dimensions of the habitus, that is to say, of a system of enduring but transposable dispositions which express, in the form of systematic preferences, the objective constraints of which it is the product. And the esthetic disposition itself (which constitutes the prerequisite for the legitimate appropriation of works of art) is a dimension of a life style in which we find expressed, in a scarcely recognizable form, the specifie characteristics of a condition defined by the neutralization of economic necessity. One may analyze and characterize the life styles of the different social classes by relating them to the objective conditions of existence of each class. and to the amount of its cultural capital. It was observed that the social classes differ less in the degree to which they recognize the legitimate culture to be such than in the degree to which they know the culture itself. Accordingly, it is necessary to abandon the myth of a "working class culture" as an antagonistic culture in order to understand the specific logic of the way of life of the working classes ; for it appears as a "life style" only by reference to the stylization of life, of which the ruling class holds the monopoly. The most characteristic element of the life style of the petite bourgeoisie is the particular relationship this class maintains with culture This relationship is characterized by very pronounced gap between its members knowledge of the culture and the recognition which is at the origin of cultural pretention in its different forms which themselves vary with the degree of familiarity with the legitimate culture eagerness to learn tendency to over-correct forced dis play of being at ease etc. In order to illustrate the workings of the dialectic of pretention and the desire to stand out which lies at the basis of the constant transformation of tastes all that remains to do is to introduce the natural distinction of the members of the ruling class Practiced in the legitimate art of living they possess monopoly of ease and assurance thanks to the familiarity and proficiency which comes with an early and prolonged apprenticeship. But precisely because the ruling class is the natural locus of the struggle for distinction it is not surpri- sing that our analysis discovers within it an almost in finite number of oppositions between the various groups of which it is composed. These encompass oppositions between professors, a group rich in cultural capital, and patrons, a group rich in economic capital ; bet ween members of the liberal professions and both professors and patrons ; between old groups and new ones ; between provincial groups and Parisian groups, etc. In this perspective, the taste of the artistic avant-garde can be understood as one which takes the form of an overall opposition to the tastes of the various other groups -notably to the intellectual or pedantic taste of the groups rich in cultural capital, on the one hand, and to the bourgeois, middle-brow, and luxurious tastes of the groups rich in economic capital, on the other. On lower level, within the domain of petit bourgeois taste, it is possible to observe variants of this situation which are organized according to a similar structure.