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Titre Gardé·es à vue. Domination(s) et reconfigurations des rapports entre manifestant·es et policier·es pendant le hirak (2019-2021)
Auteur Lina Benchekor
Mir@bel Revue L'année du Maghreb
Numéro no 30, 2023 Dossier : L'ordre et la force
Rubrique / Thématique
Dossier : L'ordre et la force
Résumé Depuis le début du mouvement contestataire en Algérie, plusieurs milliers de citoyen·es ont été confronté·es à la répression. Dans un régime autoritaire secoué par un mouvement social de grande ampleur, l'expérience vécue de la répression par les participant·es au hirak renseigne sur les rouages de l'appareil coercitif et sur les interactions qui se déploient entre forces de l'ordre et militant·es. Nous avons fait le choix ici d'étudier les rapports de violence et de négociation entre policier·es et manifestant·es en nous focalisant sur la garde à vue : ainsi, vingt-deux récits de participant·es au hirak réprimé·es dans la ville d'Oran entre 2019 et 2021 ont été recueillis pour analyser la violence d'État et ses effets sur les parcours d'engagement à travers une approche relationnelle de la répression. Les pratiques des forces de l'ordre vis-à-vis des manifestant·es peuvent prendre des formes différentes en fonction de leurs caractéristiques sociologiques : genre, classe sociale, âge, statut matrimonial, niveau d'éducation, etc. L'article donne à comprendre les expériences vécues, les représentations partagées de l'appareil sécuritaire et les conséquences biographiques de la confrontation à la violence répressive par des citoyen·nes primo-engagé·es dans le mouvement du hirak. Cette étude montre d'abord les spécificités de la répression à l'égard des corps féminins et la mise en vulnérabilité de personnes minoritaires. Nous montrons que les forces de l'ordre utilisent des informations relatives à la vie privée pour faire pression sur les catégories marginalisées telles que les femmes célibataires ou les minorités sexuelles. Dans ces cas, la garde à vue sert à l'intimidation et au découragement par la menace et la mise à nu des hirakistes. Mais certaines personnes ont davantage de capacités d'action et de réaction, et les ressources pour résister à la censure et aux pressions des forces de l'ordre. En effet, les militant·es aguerri·es et les jeunes hommes sont davantage habitués à la confrontation à la police qui relève d'une routine répressive. Cette habituation participe à la banalisation de la situation et de la violence qui en découle diminuant ainsi le coût de la répression. Cette recherche met en lumière les répertoires d'action des militants au sein des commissariats et les luttes qui émergent entre contestataires et corps de police autour de symboles disputés par les deux parties. De plus, les appartenances de classe des personnes arrêtées suscitent ce qui s'apparente à une lutte de classes entre militant·es et agent·es de police, les personnes arrêtées étant souvent issues des classes moyennes supérieures. Cependant, ces deux parties ne constituent pas deux blocs homogènes et ennemis. Les gardé·es à vue assistent parfois à des conflits internes à l'institution et sont témoins des concurrences entre les différents corps qui structurent la police. Les personnes réprimées peuvent également nouer des relations de solidarité et d'empathie avec des fonctionnaires de police sur la base de dispositions communes (le genre notamment). L'espace-temps de la garde à vue est ainsi traversé par un ensemble de rapports contradictoires entre violence, résistance et solidarité. Les émotions contrastées que suscitent la violence des arrestations et des interrogatoires ont des conséquences sur les dynamiques d'engagement et de désengagement, parfois même sur les autres sphères de vie pouvant constituer une véritable bifurcation biographique. Si certain·es manifestant·es ont mis fin à leur participation au mouvement à la suite d'une expérience répressive, le peu de recul dont nous disposons ne nous permet pas de conclure à un désengagement définitif. Dans un contexte de plus en plus autoritaire et répressif marqué par une forte démobilisation et un retrait des protestations de l'espace public, les personnes rencontrées se tournent vers d'autres modes d'action, notamment caritatifs, réorientant ainsi leurs engagements de manière informelle à travers des réseaux d'entraide et de solidarité.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Résumé anglais Since the beginning of the protest movement in Algeria, several thousand citizens have been confronted with repression. In an authoritarian regime shaken by a large-scale social movement, the hirak participants' experience of repression provides an insight into the workings of the coercive apparatus and the interactions that unfold between the forces of law and order and activists. We have chosen here to study the relationships of violence and negotiation between police and demonstrators, focusing on police custody: thus, twenty-two accounts of hirak participants repressed in the city of Oran between 2019 and 2021 have been collected to analyze state violence and its effects on paths of engagement through a relational approach to repression. The practices of the forces of law and order towards demonstrators can take different forms depending on their sociological characteristics: gender, social class, age, marital status, level of education, etc. This article seeks to understand the lived experiences, shared representations of the security apparatus and biographical consequences of confrontation with repressive violence by citizens first involved in the hirak movement. This study begins by showing the specific features of repression of women's bodies and the vulnerability of minority groups. We show that law enforcement agencies use information relating to private life to put pressure on marginalized categories such as single women or sexual minorities. In these cases, police custody is used to intimidate and discourage by threatening and exposing, literally and figuratively, hirakists. But some people have more capacity for action and reaction, and the resources to resist censorship and pressure from the forces of law and order. Indeed, seasoned activists and young men are more accustomed to confronting the police. This habituation helps to trivialize the situation and the violence it implies, thereby reducing the cost of repression. This research sheds light on activists' repertoires of action within police stations, and the struggles that emerge between protesters and the police over symbols disputed by both sides. In addition, the class allegiances of those arrested give rise to what appears to be a class struggle between activists and police officers, with those arrested often coming from the upper middle classes. However, these two parties do not constitute two homogenous, enemy blocs. Those in police custody sometimes witness internal conflicts and competition between the various bodies that make up the police force. Those in police custody may also form relationships of solidarity and empathy with police officers, based on shared dispositions (such as gender). The space-time of police custody is thus traversed by a set of contradictory relationships between violence, resistance, and solidarity. The contrasting emotions aroused by the violence of arrests and interrogations have consequences for the dynamics of engagement and disengagement, sometimes even for other spheres of life, and can constitute a veritable biographical bifurcation. While some demonstrators have ended their involvement in the movement following a repressive experience, the little hindsight we have does not allow us to conclude that their disengagement is definitive. In an increasingly authoritarian and repressive context marked by strong demobilization and a withdrawal of protests from the public arena, the people we met are turning to other modes of action, notably charitable ones, thus reorienting their commitments informally through mutual aid and solidarity networks.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Article en ligne https://journals.openedition.org/anneemaghreb/12541