Contenu du sommaire : Théologie et philosophie en prédication : de Thomas d'Aquin à Jean Calvin
Revue | Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques — RSPT |
---|---|
Numéro | Tome 98, no 3, 2014 |
Titre du numéro | Théologie et philosophie en prédication : de Thomas d'Aquin à Jean Calvin |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Présentation - Camille de Belloy, Philippe Büttgen, Ruedi Imbach, Adriano Oliva, Pasquale Porro p. 411-412
- Prédicateur philosophe – Philosophe prédicateur : Observations sur le discours de Saint Paul à l'Aréopage et sa réception chez Augustin, Érasme et Thomas d'Aquin - Ruedi Imbach p. 413-441 Cet article se propose d'analyser certains aspect de la réception du discours de Paul sur l'Aréopage (Actes 17, 22-31). À la suite de ce “sermon”, on peut en effet poser le problème du rapport entre philosophie et prédication. Après une brève analyse du discours lui-même, l'article examine les interprétations de ce texte fondamental par Augustin, Thomas d'Aquin, Érasme, Cajetan et Calvin et conclut que le texte paulinien invite à s'interroger sur la possibilité d'une approche philosophique de la question de Dieu.This article aims to analyze certain aspects of the reception to Paul's Areopagus Address (Acts 17, 22-31). At the outset of this “sermon”, we can indeed articulate the problem of the relationship between philosophy and predication. After a brief analysis of the speech itself, the present article examines the interpretations of this fundamental text by Augustine, Thomas Aquinas, Erasmus, Cajetan and Calvin and draws the conclusion that the paulinian text leads to an interrogation on the possibility of a philosophical approach to the question of God.
- Observations sur la prédication d'Eckhart : Le rôle des prédications dans l'ensemble de l'œuvre d'Eckhart, avec quelques réflexions sur la « locutio emphatica » - Loris Sturlese p. 443-455 Les prédications eckhartiennes qui nous sont parvenues, sont au nombre d'environ 100 en latin, et de 120 en moyen haut allemand. La critique situe la plus grande partie de ces prédications allemandes dans la dernière décennie de la vie d'Eckhart. Mais son intérêt pour la prédication est présent dans son œuvre dès le début et accompagne toute sa carrière. En particulier, ce qui caractérise son travail homilétique par rapport aux maîtres en théologie, ses contemporains, semble bien être l'usage de la langue vulgaire et le soin particulier apporté à la mise en forme littéraire et à la publication de ces prédications. D'où la question posée : pourquoi cet intérêt pour l'usage de la langue vulgaire ?L'attention dans cette étude se concentre donc sur les prédications allemandes et à ce propos sont traités deux arguments qui paraissent particulièrement significatifs. Le premier se concentre sur la nécessité de leur recontextualisation liturgique. En effet, l'aspect liturgique a été complètement occulté dans l'édition critique et la littérature. Le second se manifeste par la nécessité d'explorer le caractère littéraire des prédications, qui ne sont pas de fait “reportées” par des auditeurs (-trices), mais ont été rédigées et publiées par les soins de l'auteur lui-même. Enfin il faut noter comme caractéristique de l'homilétique eckhartienne, le lien essentiel entre locutio emphatica et discours démonstratif (« natiurlîche rede ») : l'examen de quelques textes tirés de la Défense d'Eckhart (1326) tente d'éclairer ce concept.There are around 100 Latin and 120 Middle High German sermons within the eckhartian corpus, as we know it today. Scholars have situated the majority of the German sermons within the last decade of Eckhart's life. However, his interest for preaching is expressed in his work from the very beginning, and continues to infuse his whole career. What distinguishes his homiletic work from that of masters in theology, his peers, seems indeed to be his use of the vernacular and the attention given to literary form and to the publication of his sermons. Thus raising the question: why such an interest in the vernacular tongue ? Therefore, the primary focus of our analysis are the German sermons, and in this regard we will address two arguments that appear especially meaningful. The first deals with the need for a liturgical recontextualization. Indeed, the liturgical aspect has been entirely overlooked in the critical edition and in literature. The second manifests itself through the necessity to explore the literary features of the sermons, that are not, in fact, “reported” by audience members, but have been carefully written and published by the author himself. Finally, a noteworthy characteristic of the eckhartian homiletic is the essential link between locutio emphatica and the demonstrative discourse (« natiurlîche rede »): our close study of a few excerpts from Eckhart's Defense (1326) shall attempt to shed some light on this concept.
- Le sermon comme exercice de casuistique chez Jean Gerson - Christophe Grellard p. 457-477 Dans le cadre de la réflexion menée par Jean Gerson (1363-1429) sur l'activité pastorale, le sermon occupe une place fondamentale aux côtés de la confession, place dont témoigne la pratique de prédicateur par laquelle il s'est illustré. Le sermon est investi par Gerson d'un rôle séminal dans l'articulation entre l'orthodoxie et l'orthopraxie, puisque la parole du pasteur est à l'articulation de la généralité de la loi qu'il doit transmettre et de la singularité de l'action qu'il doit réguler. Ce problème du rapport entre le général et le particulier, chez Gerson, est résolu en grande partie, grâce à un détour par la casuistique, entendue comme méthode pour poser un cas et résoudre la question précise qu'il soulève. Par là, le sermon apparaît à bien des égards comme un appel à l'examen de conscience et une préparation à la confession, qui vient compléter à un niveau véritablement individuel, le travail de médiation entre la loi et le cas à l'œuvre dans la prédication. C'est cette mise en œuvre de cette proto-casuistique, illustrée par l'analyse du cycle de sermons français intitulés Poenitemini, qui permet de considérer la pratique du sermon comme une forme d'ethica utens.According to Jean Gerson's study of pastoral activity, the sermon holds a crucial position alongside confession, a privileged position confirmed by the very practice of predication at which he excelled. Gerson invests the sermon with a seminal role in the articulation of orthodoxy and orthopraxis, since the pastor's word is at the junction between the generality of the law it must transmit and the singularity of the action it must regulate. This tension between generality and singularity is, for Gerson, resolved for the most part by casuistics, understood as a method of positing a problem and resolving the specific issue it raises. In this way, the sermon appears in many respects as a call to an examination of conscience and a preparation for confession that completes on an individual level the work of mediation between the law and the problem at hand in the sermon. It is the application of these proto-casuistics illustrated by the analysis of the cycle of French sermons entitled Poenitemini that allows us to consider the art of the sermon as a form of ethica utens.
- Philosophy and Theology in an Oral Culture: Renaissance Humanists and Renaissance Scholastics - Amos Edelheit p. 479-496 Dans cet article nous examinons les tensions dialectiques entre les humanistes renaissants et les scolastiques renaissants telles qu'elles sont représentées dans la culture orale des sermons, des conférences universitaires et des débats publics à Florence à la fin du Quattrocento. Nous tâchons de montrer comment cette culture orale reflète d'importants aspects de ce nouvel environnement que nous intitulons « la Renaissance » et qui ne correspond pas toujours à certaines notions historiographiques populaires surannées d'un mouvement laïc et antireligieux. Les sermons prononcés au sein des fraternités religieuses par des humanistes tels que Francesco Berlinghieri, Giovanni Cocchi, Christoforo Landino, entre autres, constituent le principal objet d'étude de notre première partie ; nous examinons ensuite l'un des documents les plus importants de la Renaissance : De la dignité de l'homme de Pic de la Mirandole. Dans notre deuxième partie nous nous penchons sur la réaction de Giovanni Caroli au projet de Pic et dressons une comparaison entre les deux en abordant les intentions et méthodes qui distinguent leurs approches respectives de la philosophie et de la théologie.In the following paper, we focus on the dialectical tensions between Renaissance humanists and Renaissance scholastics as they are reflected in the oral culture of sermons, university lectures and public debates in Florence of the late Quattrocento. Our aim is to show how this oral culture reflects important aspects of the new atmosphere which we call “The Renaissance”, which does not always correspond to some popular and antiquated historiographical images of a secular and anti-religious movement. Sermons delivered in the religious confraternities by humanists like Francesco Berlinghieri, Giovanni Cocchi, Christoforo Landino and others stand at the centre of the first part of the paper; we then consider one of the most famous documents of the Renaissance: Giovanni Pico della Mirandola's Oration on the Dignity of Man. The second part of the paper focuses on Giovanni Caroli's reaction to Pico's project and offers a comparison between Pico and Caroli, while discussing their different motivations and methods with regard to philosophical and theological matters.
- La philosophie dans la prédication du judaïsme espagnol du XIIIe au XVIe siècle - Jean-Pierre Rothschild p. 497-541 À la différence du sermon chrétien, le sermon juif n'est pas essentiel à la vie religieuse et le prédicateur n'a guère de statut. Il est pourtant une réalité sociale et littéraire de premier plan en Espagne. Que la philosophie ait place dans ce genre qui s'adresse à tous s'éclaire par trois choses : les textes que la liturgie amène à prendre pour occasions de la prédication ; la « reconfiguration rationaliste du judaïsme » par Maïmonide ; la résistance au prosélytisme. D'où des sujets spéculatifs (création, libre arbitre, justice absolue ou dans l'intérêt public, service par crainte ou par amour, etc.), des références aux auteurs philosophiques, juifs ou non, un lexique et un type d'argumentation. Les conversions nombreuses lors des persécutions de 1391 firent apparaître la nécessité d'une prédication adaptée aux besoins du peuple. Les perspectives ouvertes par l'Éthique à Nicomaque traduite en hébreu vers 1400 et l'exemple de la prédication chrétienne donnèrent lieu au milieu du XVe s. au programme de Joseph Ibn Shem Tov regardant le rôle du prédicateur, qui exprimait l'emprise de la philosophie sur les penseurs juifs les plus soucieux de sauvegarder la foi. La spécificité du judaïsme se désignait comme un savoir, selon deux modèles : celui, non avoué, de la scolastique chrétienne, avec une théologie au-dessus de la philosophie, et celui d'un niveau inaccessible aux autres hommes. Mais ce savoir spécifique ne se laisse guère cerner. Après 1492, des réfugiés d'Espagne dans l'Empire Ottoman tendirent à l'identifier au corpus des homélies des rabbins anciens : Jacob Ibn Ḥabib en procura le recueil, Salomon ha-Lévi en fit la théorie. L'avantage définitif pris par la kabbale de Safed à la fin du XVIe s. a-t-il pour cause l'échec de cette recherche, ou bien en va-t-il autrement ?Unlike the Christian sermon, the Jewish sermon is not essential to religious life and the preacher has little status. It is, however, a social and literary reality of considerable importance in Spain. The fact that philosophy exists within a genre that addresses everyone has three explanatory factors: the texts that the liturgy leads to examine through predication; Maimonides' rationalist reconfiguration of Judaism; the resistance to proselytism. Hence the choice of speculative topics (Creation, free will, absolute justice or in the name of public interest, service through fear or love, and so on), references to philosophical Jewish as well as non-Jewish authors, a particular lexicon and forms of argumentation. The many cases of acceptance of forced baptism during the 1391 riots put in light the demand for sermons fitting to the needs of the people. The perspectives that had been opened by the Nicomachean Ethics, translated into Hebrew around 1400, and the example of Christian predication gave way by the middle of the XVth century to Joseph Ibn Shem Tov's program concerning the role of predicator, that expressed the importance of philosophy even to the eyes of Jewish thinkers especially concerned with preserving the faith. The singularity of Judaism designated itself as a knowledge according to two models: the first, unavowed, of Christian scholastics, where theology is above philosophy, and the second at a level inaccessible to other men. However, such a specific knowledge does not let itself be easily grasped. After 1492, Iberian refugees in the Ottoman Empire tended to identify it with the corpus of homilies of ancient rabbis. Jacob Ibn Ḥabib gathered and edited them and Solomon ha-Levi developed its theory. Did the final victory of Safed's Kabbalah at the end of the XVIth century result from the failure of this research, or was it otherwise?
- Le sermon comme manuductio chez Nicolas de Cues - Jean-Michel Counet p. 543-561 Après avoir donné quelques informations générales sur le corpus des Sermons de Nicolas de Cues, l'article se centre sur le concept de manuductio (fait de prendre par la main). Issue de la tradition dionysienne, il s'agit là d'une notion très importante pour le Cusain. L'intellect humain ne découvre que peu à peu les réalités les plus hautes, il a besoin pour cela d'un guide expérimenté qui l'initie à la pratique de la contemplation. L'art des Conjectures, l'enseignement du De Visione Dei, les développements trinitaires du Cribratio Alkorani sont présentés par Nicolas comme des manuductiones. Ici l'on montre que le sermon est bien conçu par le Cusain comme une manuductio dans la foi, menant les fidèles à une compréhension plus profonde de l'être et de l'agir du Christ. La philosophie joue un rôle, limité, mais réel, dans cette guidance vers l'intelligence de la foi.After having delivered some general information regarding the corpus of Nicholas of Cusa' Sermons, the article focuses on the concept of manuductio (the act of taking by the hand). Drawn from the dionysian tradition, it is for the Cusan an important notion. The human intellect discovers only gradually the most elevated realities, for which it needs an experimented guide to induct him into the practice of contemplation. The art of Conjectures, the teaching of the De Visione Dei, the Trinitarian developments of the Cribratio Alkorani are presented by Nicolas as manuductiones. We will show here that the sermon is indeed conceived by the Cusan as a manuductio in faith leading the faithful to a deeper understanding of being and acting in Christ. Philosophy plays a limited but real role in this itinerary toward the intelligence of faith.
- Luther et l'objet de la prédication - Philippe Büttgen p. 563-580 Luther, comme beaucoup d'autres, a eu une pratique de la prédication et un discours sur la prédication. En héritant du programme barthien d'une « théologie de la Parole de Dieu » (Wort-Gottes-Theologie), la Lutherforschung a semblé creuser l'écart entre cette pratique et ce discours. Aujourd'hui, les attendus dogmatiques de la Wort-Gottes-Theologie (définition de la théologie comme kérygme) comme ses revendications pratiques (la prédication au centre de l'action ecclésiale) déterminent et barrent en partie l'accès à plusieurs opérations de pensée significatives des recherches de Luther dans les décennies 1510-1530. Certaines d'entre elles se heurtent délibérément aux exigences universitaires que la théologie, jusqu'à Luther, avait accepté de se laisser imposer. On en examinera trois : transformations de l'exégèse de Rm 10, 17, fides ex auditu ; mise au point d'un concept du prêchable comme indice du vrai en théologie ; définition d'un scopus generalis de toute prédication. Ces trois opérations furent des tentatives ; elles ne furent pas toutes couronnées de succès. Elles inaugurent cependant le programme d'une recherche à mener sur l'objet de la prédication dans les premières théologies de la Réforme.Luther, like many others, practiced preaching as well as argued the subject of preaching. By inheriting the Barthian programme of a « theology of the Word of God » (Wort-Gottes-Theologie), the Lutherforschung has, it seems, widened the gap between such practice and discourse. Today the dogmatic expectations of the Wort-Gottes-Theologie (the definition of theology as kerygma), as well as its practical claims (preaching as central to ecclesial action) both regulate and restrict the examination of several significant thought processes of Luther's analysis between 1510-1530, some of which clash deliberately with the academic constraints that theology, until Luther, had accepted to abide by. We will examine three of them: the transformation of the exegesis of Rm 10, 17, fides ex auditu; the elaboration of a concept of what is preachable as an indicator of what is a theological truth; the definition of a scopus generalis of all preaching. These three paradigm shifts were tentative efforts and were not all successful. However, they formulated the first attempt at a research methodology on the subject of preaching in the early theologies of the Reformation.
- La philosophie et les philosophes dans les sermons de Calvin - Olivier Millet p. 581-597 De nature homilétique, la prédication de Calvin suit le principe de la lectio continua, proche du commentaire des lectiones. Le réformateur mentionne souvent les philosophes, de manière positive pour les savoirs qu'ils représentent, mais aussi pour les critiquer. La philosophie et les philosophes sont des réalités ambivalentes, comme dans l'Institution de la religion chrestienne, et désignent les savoirs humains sur le monde et sur l'homme en tant qu'on peut ou qu'on ose envisager ces réalités comme indépendantes de Dieu. Les plus grands éloges de la philosophie donnent lieu aux condamnations les plus vives. Calvin utilise aussi la désignation de philosophes pour critiquer des adversaires contemporains : d'une part la théologie scolastique et tridentine, d'autre part les « moyenneurs » érasmiens. Le réformateur oppose les deux « styles », celui de la philosophie et celui de la révélation scripturaire, à la fois comme deux méthodes discursives, deux styles au sens littéraire, et deux stratégies : seules les Écritures saintes sont capables de conduire efficacement à la vraie sagesse (chrétienne).Of a homiletic nature, Calvin's predication follows the principle of the lectio continua, akin to the commentary on the lectiones. The reformer often mentions philosophers in a positive fashion regarding the knowledge they represent but also in order to criticize them. Philosophy and philosophers are ambivalent realities, as in the Institution of the Christian religion, which represent human knowledge of the world and of Man in so far as one can or dare consider these realities as independent from God. The greatest praise of Philosophy leads to its sharpest condemnation. Calvin uses the term philosophers in order to criticize his contemporary rivals: on the one hand, scholastic and tridentine Theology, on the other the Erasmian “Moyenneurs”. The reformer distinguishes two “styles”: that of Philosophy and that of scriptural revelation, as two discursive methods, two literary styles and two strategies. Only Holy Scripture is capable of efficiently leading to (Christian) wisdom.