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Titre Les utopies du "retour"
Auteur Danièle Léger
Mir@bel Revue Actes de la recherche en sciences sociales
Numéro vol. 29, no. 1, 1979
Page 45-63
Résumé Les utopies du «retour» En nombre croissant depuis 1974-75, des citadins s'établissent à la campagne, et spécialement dans les régions désertifiées du sud de la France, pour y vivre de l'agriculture et de l'artisanat. Ce mouvement dit «du retour à la nature» fait suite aux immigrations utopiques de l'après-68, à la montée puis au déclin des communautés rurales libertaires. Ces néo-ruraux, issus en majorité de la petite bourgeoisie nouvelle, semblent avoir abandonné les perspectives anti-institutionnelles radicales des premiers communautaires et se préoccuper essentiellement d'assurer leur intégration dans la société locale et la viabilité économique de leurs entreprises. Il y a cependant une continuité entre la «vie sans règle» des communautés libertaires et la vie «selon la nature» des néo-ruraux actuels : dans tous les cas, les représentations de la nature —comme foisonnement et comme ordre— nourrissent des tentatives essentiellement éthiques pour faire face à l'incertitude sociale et morale créée par les contradictions du développement capitaliste auxquelles les rendent particulièrement sensibles le caractère contradictoire et l'incertitude de leur propre situation sociale. L'ambiguïté structurelle des utopies néo-rurales peut ainsi être analysée comme le miroir de la condition vécue d'une couche sociale placée en porte-à-faux dans les rapports sociaux; et, réciproquement, c'est cette position en porte-à-faux qui commande la disposition utopique de ces éléments de la petite bourgeoisie nouvelle. Elle est liée notamment (mais pas uniquement) au décalage qu'aggrave la crise éconojnique entre les aspirations sociales liées à la possession d'un certain nombre de titres scolaires et universitaires et les conditions réelles d'insertion professionnelle et sociale ouvertes à leurs détenteurs. Cette ambiguïté des utopies néo-rurales est aussi ce qui les rend particulièrement vulnérables aux processus de «récupération» par lesquels le système social tend à digérer sa propre crise en s'incorporant des éléments de la catégorie sociale que celle-ci fait surgir. Si l'on observe, par exemple, les connexions qui s'établissent entre ce mouvement du «retour à la nature» et les stratégies nouvelles de l'Etat sur l'espace, on peut penser que les néo-ruraux sont les expérimentateurs de cette croissance à la fois «plus gratifiante» et «sobre» aujourd'hui mise en avant comme objectif national. Mais ces agriculteurs qui ne sont pas des paysans, ces artisans qui restent des intellectuels, ces «marginaux» devenus néo-notables, ces expérimentateurs sociaux qui invoquent la société rurale traditionnelle ont un mode propre d'action sur la société : parce qu'ils sont inclassables, ils perturbent le jeu ordinaire des classements sociaux là où ils s'établissent; parce que leurs initiatives sont ambiguës, ils agissent comme analyseurs des contradictions de leur couche sociale. De cette double manière, ils peuvent être traités comme des déstabilisateurs symboliques.
Source : Éditeur (via Persée)
Résumé anglais The Neo-Rurals. In ever-increasing numbers since 1974-75, city-dwellers began settling in the country and living off agriculture and artecrafts. They settle mainly in areas of Southern France that had suffered a population drain. This so-called «return to nature» movement followed the utopian wave of immigrations triggered off by the aftermath of the events of 1968, and was the sequel to the rise and subsequent fall of the libertarian rural communities. These neo-rurals, originating for the most part from the new petty bourgeoisie, seem to have abandonned the radical anti-institutional outlook of the original community members and be more concerned with securing their integration into the local society and the economic viability of their enterprises. There is nonetheless a kind of conti- nuity between the «unregulated» existence of the libertarian communities and the «way-of-life-according-to-nature» of today's neo-rurals: in both cases, the respective views of nature —as proliferation and as order- are at the root of essentially ethical attempts to face up to the social and moral insecurity created by the contradictions inherent in the development of capitalism of which they are made acutely aware by the insecurity and contradictory nature of their own social situation. The structural ambiguity of the neo-rural utopias may therefore be analysed in terms of the mirror-image of the condition of a particular social stratum placed on the precarious periphery of normal social relations. Inversely, it is this precarious position which dictates the utopian outlook of these elements of the new petty bourgeoisie. This ambiguity is mainly (but not solely) linked to the discrepancy — one aggraveted by the economic recession— between social aspirations considered as a function of the possession of a certain number of educational qualifications at school and university level, and the real, sometimes harsch facts concerning the social and professional openings at their disposal. It is this very ambiguity of the utopian neo-rurals which makes them fair game for being brought back into line by society. Through this process of ideological «rehabilitation», the social System tends to digest its own crisis by absorbing elements from those social categories which have been bred by the crisis. Examination of the connexions between this return to nature, for example, and the recent long-term plans on the use of space by the State, might lead us to think that the «neo-rurals» are merely experimenting with those principles of «gratifying» and «sobre» growth which have been set forth as today's targets of national importance. But these farmers who are not real peasants, these craftsmen who remain intellectuals, these «fringe-elements» who have become notables in their own right, these social experimentors who hail back to traditional rural society, have their own peculiar influence on society; because they are unclassifiable, they throw out of gear the classifiying mechanisms of the localities where they settle; because their motivations and aims are ambiguous, they act as analysts of the contradictions inherent in their social stratum. In this twin respect they may be dealt with and viewed as symbolic destabilizors.
Source : Éditeur (via Persée)
Article en ligne http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1979_num_29_1_2648