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Titre Socialisme de marché et conflits en Yougoslavie
Auteur Ljubo Sirc
Mir@bel Revue Revue d'études comparatives Est-Ouest
Numéro Vol. 8, 1, 1977
Rubrique / Thématique
Articles
Page 39-91
Résumé Socialisme de marché et conflits en Yougoslavie. Bien que les communistes yougoslaves aient promis que tous les problèmes seraient résolus par la nationalisation du capital et l'instauration de l'autogestion, les problèmes n'en ont pas moins abondé au cours des années soixante-dix. Les sociologues yougoslaves proclament qu'il serait idéaliste de s'attendre à autre chose et insistent pour que l'on discute ouvertement des problèmes, ce qui est l'unique moyen de les résoudre. En outre, ils estiment qu'une nouvelle stratification sociale, non fondée sur la propriété, s'est progressivement créée. Par des enquêtes et des questionnaires, les sociologues ont découvert que les ouvriers étaient bien davantage intéressés par des hausses de salaire et des supérieurs compétents que par leurs droits autogestionnaires. Il est aussi apparu que la source de pouvoir dans une entreprise n'était pas la propriété formelle mais l'organisation, c'est-à-dire la coordination des diverses activités complémentaires. Les ouvriers ont obtenu tous les droits formels mais ne peuvent les utiliser faute de l'expérience et de l'information nécessaires. Les ouvriers en sont parfaitement conscients et refusent par conséquent de courir le risque de prendre des décisions en groupes restreints, formellement détenteurs du pouvoir mais dépourvus de responsabilité. La situation ne découle pas du bas niveau d'éducation des ouvriers yougoslaves mais du fait que l'administration des entreprises est un travail à temps plein et non une activité qui peut s'exercer pendant les moments de loisir. Les ouvriers ne percevant pas la liaison entre les résultats de l'entreprise et leurs propres salaires, ils ne peuvent se préoccuper des intérêts du consommateur. Son intérêt est la production à bon marché de biens qui font l'objet de la demande, ce qui peut s'opposer directement aux intérêts de différents groupes d'ouvriers. Les sociologues yougoslaves concluent que l'autogestion pourrait perturber l'équilibre entre le pouvoir des producteurs et des consommateurs dans une mesure telle que les producteurs en arriveraient à se faire du tort en tant que consommateurs. De nombreux sociologues yougoslaves pensent que pour résoudre ce problème il faudrait commencer par légitimer le pouvoir des gestionnaires afin de le limiter. Cette limitation pourrait prendre la forme d'une réglementation par le gouvernement, ou d'un contrôle par des pairs, ou d'une bonne définition des relations de propriété. La première solution impliquerait un retour à la planification centralisée qu'il est impossible, comme l'a montré l'expérience yougoslave, d'appliquer efficacement. La seconde solution est difficile car la fonction d'entrepreneur- gestionnaire suppose que l'on prenne des risques, ce qui est un processus essentiellement subjectif. En la matière, le jugement d'une personne équivaut à celui d'une autre. La propriété privée du capital n'est pas seulement un moyen d'assurer des revenus à certaines personnes mais aussi une méthode garantissant la gestion attentive de ce capital. Par ailleurs, le détenteur de la responsabilité dans l'entreprise devrait être clairement défini par des contrats collectifs entre les administrateurs et les organes autogestionnaires. Initialement, les chefs-d'entreprise détenaient des pouvoirs importants et manquaient de qualification. Pendant les années soixante-dix, leur qualification est encore inférieure à celle de leurs collègues du monde occidental mais elle s'est nettement accrue. Les personnes hautement qualifiées refusent de diriger des entreprises, cette fonction étant devenue idéologiquement suspecte dans la société yougoslave. Les politiciens s'en servent comme de boucs émissaires lorsque des difficultés apparaissent de sorte que les chefs-d'entreprise sont pratiquement devenus des substituts de capitalistes. Pendant les campagnes pour plus d'égalité ? attisées sous l'influence de la nouvelle gauche et notamment des manifestations d'étudiants en 1968 ? on a effectué des enquêtes sur les revenus et la fortune des chefs- d'entreprises dont le technocratisme a fait l'objet de vives critiques. Ces critiques concernent, en partie du moins, tous les spécialistes et les techniciens, considérés comme un danger perpétuel pour l'autogestion. Les grèves ont été relativement nombreuses au cours des années soixante et au début des années soixante-dix bien que les autorités les aient condamnées et qu'elles ne soient pas réglementées légalement. Semi-officiellement, il est dit que les grèves étaient surtout provoquées par la répartition des revenus de l'entreprise, mais des grèves ont également éclaté contre des chefs-d'entreprise, les autorités politiques et même les conseils ouvriers, qui peuvent représenter la majorité des travailleurs tout en laissant insatisfaite une minorité qui se sent exploitée. Après la suppression au moins partielle du sur-emploi en vigueur immédiatement après la guerre, le chômage a commencé à croître et a frappé plus de 580 000 personnes en 1975, soit 5,5 % environ de la main-d'œuvre totale et plus de 10 % des travailleurs employés hors de l'agriculture. En outre, à partir du début des années soixante, les Yougoslaves ont émigré dans les pays ouest- européens pour y chercher du travail, de sorte qu'en 1972 un million de Yougoslaves environ étaient employés à l'étranger. L'échec dans le domaine de l'emploi a plusieurs causes : on a d'abord forcé les gens à quitter l'agriculture, l'intensité en capital des investissements a été excessive, le secteur des services a été insuffisamment développé et le secteur privé fortement limité. Malgré la garantie du droit au travail, inscrite dans la Constitution, seule une faible part des chômeurs touche des indemnités.
Source : Éditeur (via Persée)
Résumé anglais Market Socialism and Conflicts in Yugoslavia. Although the Yugoslav communists had promised that all problems would be solved with the nationalization of capital and introduction of selfmanagement, problems abound in the 1970s. Yugoslav sociologists claim that it would be idealistic to expect it to be otherwise and urge that problems should be openly discussed because this is the only way of resolving them. Moreover, they are of the opinion that a new social stratification has appeared not based on ownership. By polls and questionnaires, sociologists found evidence that Yugoslav workers were far more interested in higher wages and capable superiors than in their selfmanagement rights. It also transpired that the source of power in an enterprise was not the formal ownership but organization which means coordination of various complementary activities. Workers have been given all formal rights but they cannot use them because they don't have the necessary expertise and information. Workers are well aware of this and, therefore, refuse to bear the risk for decisions of small groups which have the the power but formally no responsibility. The situation is not due to the low education level of Yugoslav workers, but to the fact that enterpreneurship is a full-time job and not something that can be done in one's spare time. Since the workers do not perceive the connection between the revenue of the enterprise and their own wage, they cannot take care of the interests of consumers. Their interests require cheap production of goods in demand which may be in direct opposition to the interests of specific groups of workers who in consequence, may have to change jobs and exert themselves. Yugoslav sociologists conclude that selfmanagement may disturb the balance between the power of producers and consumers to such an extent that producers harm themselves as consumers. Many Yugoslav sociologists believe that the first step to remedy this situation should be to legitimize the power of managers in order to restrict it. Restriction could have the form of government rules, or of the supervision of professional colleagues, or of well defined property relationships. The first solution would mean a return to central planning which, according to Yugoslav experience, is impossible to implement effectively. The second solution is difficult because the enterpreneurial-managerial function includes risk-taking which is largely subjective and one person's judgement in the matter is a good as another's. Private ownership of capital is not just a way to provide some people with income, but a method for safeguarding the careful administration of capital. Alternatively, responsibility in an enterprise should be made clear by collective contracts between managers and self-management bodies. Initially, managers had great power and were badly qualified. In the 1970s, their qualifications are still worse than in Western Europe, but they have improved considerably. Well qualified people shy away from being managers because this function has become ideologically suspect in Yugoslav society. Politicians use them as scapegoats for various shortcoming, so that they have become almost substitute capitalists. During the drive for more equality ? fanned under the influence of the new left and particularly student demonstrations in 1968 ? managers have had their income and wealth investigated and were continuously criticised for being technocrats. Such criticisms at least partly apply to all specialists and technicians who are described as a constant danger to selfmanagement. Strikes were quite common in the 1960s and the early 1970s, although they were officially frowned upon and are not legally regulated. Semi-officially it is said that strikes were mainly concerned with the distribution of enterprises' incomes, but there were also strikes against managers, political authorities and even workers' councils who may represent the majority of workers while a minority is disatisfied and feels exploited. After the at least partial liquidation of overfull employment prevailing immediately after the war, unemployment of workers outside agriculture started rising and reached over 580 000 in 1975 which is about 5.5 per cent of the total workforce and more than 10 per cent of the workforce outside agriculture. Further, beginning from the early 1960s, Yugoslavs have been emigrating to West European countries in search of work so that by 1972 some 1 million Yugoslavs were employed abroad. The reasons for this failure to provide jobs for the population seem to be due to the original forcing people out of agriculture, the excessive capital intensity of investment, the restraints on the service sector and limitations on the private sector. In spite of the constitutional guarantee of the right to work, only a small proportion of the unemployed are in receipt of unemployment benefits.
Source : Éditeur (via Persée)
Article en ligne http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_1977_num_8_1_2078