Contenu de l'article

Titre L'islam au sud du Sahara. Une saison orientaliste en Afrique occidentale : Constitution d'un champ scientifique, héritages et transmissions
Auteur Jean-Louis Triaud
Mir@bel Revue Cahiers d'études africaines
Numéro no 198-199-200, 2010 50 ans
Rubrique / Thématique
Religions
Page 907-950
Résumé L'Afrique occidentale française a connu une « saison orientaliste », qui couvre une période allant des années 1890 aux années 1920. L'hypothèse a été émise d'une influence déterminante des modèles de l'« École d'Alger » et des Bureaux arabes. L'article relativise cette hypothèse « diffusionniste » et montre plutôt comment, passé le moment des premiers influx venus du Maghreb, un orientalisme proprement « sénégalo-soudanais » se met en place à l'initiative de trois hommes, Houdas, Delafosse et Gaden, qu'une commune passion pour l'érudition textuelle et les dictionnaires et un intérêt personnel pour les cultures africaines réunissent. Cette « saison orientaliste » fut d'abord l'entreprise volontaire de ces trois acteurs coloniaux motivés, une conjonction singulière qui n'a pas eu de continuateurs immédiats. Plus encore que les institutions algériennes, c'est l'École des Langues orientales de Paris qui apparaît comme une matrice commune.Ce groupe savant considère alors le champ subsaharien, non comme une périphérie, mais comme une province culturelle particulière avec sa propre centralité. « Les populations, auxquelles on est tenté de refuser toute initiative en matière de progrès, ont une civilisation propre qui ne leur avait pas été imposée par un peuple d'une autre race [...] » (Houdas 1898). La théorie de l'« islam noir », au début du xxe siècle, est une formulation allant dans le même sens, même si ce groupe n'en est pas l'auteur direct. Cette théorie, qui vise à couper l'islam subsaharien des tuteurs arabes, vise tout autant à autonomiser l'étude de cet islam par rapport au monopole alors exercé par les tuteurs orientalistes du Maghreb. Les tenants de cette revendication d'autonomie scientifique cherchent à promouvoir une revalorisation culturelle des sociétés subsahariennes, une attention aux textes locaux comme instruments d'habilitation d'une histoire et d'une ethnographie de ces sociétés, et l'adoption de concepts adaptés à ce terrain. Cependant, ce décentrement du savoir islamologique accumulé au Maghreb ne va pas de soi, aussi bien pour les arabisants du Maghreb que pour les ethnologues de l'Afrique subsaharienne. L'action de ce groupe savant se distingue, en outre, de l'expertise proprement coloniale d'« Affaires musulmanes », incarnée, entre autres, par Paul Marty. Une telle expertise, qui tient parfois lieu de bibliothèque de référence, à défaut d'une bibliothèque orientaliste diversifiée, a aussi servi de repoussoir, en rendant l'objet « islam » suspect — aussi bien aux yeux des chercheurs de l'époque qu'à ceux de la période des indépendances. Cette littérature de surveillance a contribué à entretenir l'idée que la « question islamique » relevait d'autres paradigmes que ceux des « Études africaines ».La fin de l'article met en perspective la chaîne des héritiers, du côté francophone, notamment, en un premier temps, dans le domaine des études peules, et, du côté anglophone, par la relève qui s'opère dans le catalogage extensif de manuscrits subsahariens.Cette reconnaissance des chaînes de transmission jusqu'à l'époque actuelle, ainsi que le nouveau transfert qui s'opère du côté africain (Hampâté Bâ), témoigne des liens et des ruptures qui existent entre cette première « saison orientaliste » et celle qui se développe, de façon multiforme et plus éclatée, à partir des années 1960.
Source : Éditeur (via Cairn.info)
Résumé anglais Islam South of the Sahara: An “Orientalist Season” in West Africa
French West Africa had an “Orientalist season” in the period running from the 1890s to the 1920s. A hypothesis was raised about the determining influence of the “Algiers School” and the Arab Bureaux. This article places this “diffusionist” hypothesis into perspective and shows instead that, after the first North African influx a true Senegal-Sudan Orientalism was established at the initiative of three men, Houdas, Delafosse and Gaden, who shared a passion for textual erudition and dictionaries, as well as a personal interest in African cultures. At the outset this “Orientalist season” was a voluntary undertaking by these three motivated colonial actors, a remarkable union that lacked immediate successors. Their common matrix was the School of Oriental Languages in Paris, more than the Algerian institutions.This group of scholars viewed the sub-Saharan region not as a periphery but a specific cultural province with its own centrality. “Those populations to whom we have tended to deny any initiative in progress, have their own civilisations that were not imposed by them by a people from another race [...]” (Houdas 1898). The “Black Islam” theory in the beginning of the 20th century was a step in the same direction, even though this group did not instigate it directly. This theory, which aimed to cut sub-Saharan Africa off from its Arabic tutors, also tried to free the study of that Islam from the monopoly of the North African Orientalists. Proponents of this demand for scientific independence sought to promote a cultural re-evaluation of sub-Saharan societies, a specific attention to local texts as instruments for the accreditation of the history and ethnography of those societies, and to adoption of concepts adapted to the field. However, it was no easy matter for the North African scholars, any more than for the ethnologists of sub-Saharan Africa, to detach Islamic scholarship from its North African centre. The action of this group of scholars stands out from the colonial expertise in “Muslim Affairs” as incarnated by Paul Marty among others. That expertise served as a reference library, in the absence of a diversified Orientalist library, but also as a foil by making “Islam” a suspect subject for researchers at the time as well as during the independence period. This literature de surveillance helped to perpetuate the idea that the “Islamic question” belonged to other paradigms than “African Studies”.The end of the article is devoted to placing the chain of heirs into perspective, notably francophone ones in the domain of Fula studies to start with, and then Anglophone research, which has followed on with an extensive catalogue of sub-Saharan manuscripts.By identifying the chains of transmission up to the present day, as well as the new transfer occurring on the African side (Hampâté Bâ), we show the connections and rifts that existed between that first “Orientalist season” and the one that developed in a multiform and more fragmented way after the 1960s.
Source : Éditeur (via Cairn.info)
Article en ligne http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=CEA_198_0907