Titre | Regarder au-delà des élections : l'historicité complexe de la participation politique dans la Libye contemporaine | |
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Auteur | Chiara Loschi, Chiara Pagano | |
Revue | L'année du Maghreb | |
Numéro | no 28, 2022 Dossier : Libye(s) en devenir. Déchiffrer le changement sociopolitique en diachronie et à plusieurs échelles | |
Rubrique / Thématique | Dossier : Libye(s) en devenir |
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Page | 83-108 | |
Résumé |
Au lendemain de la chute du régime Kadhafi, lorsque le Conseil national de transition soutenu par l'OTAN a proclamé le début de la transition du pays dans l'aout 2011, une inquiétude croissante s'est manifestée quant à la future configuration institutionnelle de la Libye et à la nécessité de désigner de nouvelles autorités par des élections. Depuis lors, les élections ont été considérées par de nombreux chercheur.e.s internationaux comme des critères permettant de mesurer les progrès du changement de régime en Libye et de statuer sur l'(im)possibilité de la démocratie et l'incapacité de la société libyenne à mettre en place des modes de gouvernance institutionnalisés. Plusieurs études critiques ont abordé le changement politique en Afrique du Nord et au Moyen-Orient après 2011 en déplaçant l'attention des institutions et de la compréhension procédurale de la praxis démocratique au plus près de la société et de ses transformations structurales, en soulignant le rôle des mobilisations populaires visant à remettre en question les décisions de la classe dirigeante, à articuler des demandes politiques alternatives à celles articulées par les autorités intérimaires, ou encore à rejeter des élections considérées comme des simples outils de la « mise en scène de la démocratie » (Benzenine, 2020 ; Gana et Van Hamme, 2020). Cependant, rarement ces perspectives ont été appliquées à l'analyse de la Libye d'après-Kadhafi, où l'acquisition axiomatique de l'existence d'un lien positif entre les élections et la transition démocratique a occulté les potentialités d'un débat englobant toutes les politiques du devenir qui se déroulent même à travers des mobilisations politiques qui échappent et souvent contestent la dynamique électorale. Le choix de l'élection comme la priorité absolue de la Libye post-Kadhafi et le moyen de mettre fin aux rivalités entre les autorités intérimaires, pourtant, n'a jamais été interrogé de façon critique. Dans ces lectures, l'abstentionnisme ou la pratique de délégitimation des autorités élues ont été attribués au manque de la part des citoyens libyens de culture politique démocratique et de la connaissance des instruments institutionnels tant au niveau individuel que collectif, après quelques 42 ans de dictature. Notre contribution soutient qu'il est nécessaire de se départir de ces conceptions normatives du politique en général pour formuler un autre regard et débattre des formes alternatives de gouvernance délibérative. Nous proposons de renverser la perspective transitologique qui se penche sur l'absence, le report ou l'inefficacité des élections libyennes pour expliquer l'obstacle à l'émergence d'un État démocratique. C'est le manque de canaux efficaces pour promouvoir un débat véritablement inclusif sur la Libye postrévolutionnaire qui entrave la possibilité d'achever le processus de révolution d'un système de pouvoir oppressif, excluant et corrompu initié par le soulèvement du 17 février 2011. Afin d'éclairer le scénario politique actuel, nous proposons ici de reconsidérer le politique par le bas, là où les seules perturbations à l'ordre du modèle néo-libéral ont été détectés jusqu'à présent – et donc désignées par les termes de « chaos », « d'absence d'État » ou de « culture politique ». En adoptant une approche qui se veut centrée sur les stratégies et pratiques de renégociation du politique par les Libyen.ne.s, et raisonnant donc en termes de politique du devenir plutôt qu'en termes de politique de la transition (Dakhlia, 2016), cette analyse requiert de reconsidérer les expériences historiques d'expérimentations politiques et mobilisations sociales qui ont caractérisée le pays dans la longue durée comme des précédents utiles à mieux saisir les formes actuelles d'engagement politique aux niveaux individuelle et collective. Pour faire cela, nous nous inspirons de l'historiographie sur la Libye moderne, afin de donner une perspective diachronique au débat sur les pratiques multiformes de participation, de légitimation et de délibération politiques dans le pays, au-delà du modèle néolibéral de démocratie. L'enjeu est d'interroger les raisons pour lesquelles les organes représentatifs transitoires de la Libye ne se sont simplement pas effondrés au lendemain des premières élections de juillet 2012 mais, au contraire, ont essaimés en centres de pouvoir rivaux ainsi que, dans certains cas, en institutions fantômes, tout en donnant naissance à des organes locales plus efficaces au niveau infranational. La perspective historique montre, en effet, que ces stratégies de mobilisation conflictuelle témoignent non pas du refus des procédures démocratiques, mais plutôt de la partialité des procédures de représentation des autorités transitoires. Les formes actuelles de mobilisation individuelle et collective, alternatives et même opposées à la démocratie électorale, peuvent constituer des moyens de participer au processus d'articulation d'imaginaires radicalement nouveaux pour les présents de la Libye post-Kadhafi. Ils ne représentent pas non plus la résurgence de conflits prétendument inhérents à la société libyenne labélisée selon certaines expressions orientalistes comme « traditionnelle », incapable de toute forme de capacité d'organisation politique, caractérisée par « l'anarchie », le « désordre » ou « l'immaturité politique ». Elles témoignent plutôt du refus stratégique par certain.e.s citoyen.ne.s, associations, et organisations des représentants intérimaires perçus comme incapables de fournir des formes significatives de représentation politique. Ces revendications constituent des manières de pratiquer la démocratie en abordant la question de la représentation « autrement », ce qui fait écho à d'autres phases de l'histoire du pays. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Résumé anglais |
In the aftermath of the Gaddafi regime's fall, when the NATO-backed National Transitional Council proclaimed the start of the country's transition, in August 2011, a growing concern emerged about the future institutional configuration of Libya and the need to designate new authorities through elections. Since then, many international scholars have considered elections as a yardstick to measure the progress of Libya's regime change and to determine the (im)possibility of democracy or the inability of Libyan society to establish institutionalised modes of governance. Several critical studies have approached political change in North Africa and the Middle East after 2011 by shifting the focus from institutions and procedural understandings of democratic praxis to society and its structural transformations. The role has been emphasized of popular mobilisations aimed at challenging the decisions of the ruling class, articulating alternative political demands to those articulated by the interim authorities, or rejecting elections as mere tools for the 'staging of democracy' (Benzenine, 2020; Gana and Van Hamme, 2020). However, these perspectives have been rarely applied to the analysis of post-Gaddafi Libya, where the axiomatic acquisition that a positive link exists between elections and democratic transition has obscured the potentialities of engaging into a scholarly debate encompassing all the “politics of becoming” that might be detected by looking even at those mobilisations that escape and often contest the electoral dynamic. The choice of individuating elections as the top priority of post-Gaddafi Libya and the means to end rivalries between interim authorities, in fact, has never been critically interrogated. In these readings, abstentionism or the practice of delegitimising the elected authorities has been attributed to the lack of democratic political culture and knowledge of institutional instruments on the part of Libyan citizens, both individually and collectively, after some 42 years of dictatorship. Our contribution argues that it is necessary to move away from these normative conceptions of politics in general in order to formulate different readings on and discuss alternative forms of deliberative governance. We propose to reverse the transitological perspective that focuses on the absence, postponement, or ineffectiveness of Libyan elections as an obstacle to the emergence of a democratic state. We argue it is the lack of effective channels to promote a truly inclusive debate on post-revolutionary Libya that hinders the possibility of completing the process of revolutionizing an oppressive, exclusionary, and corrupt power system initiated by the 17 February 2011 uprising. To shed light on the current political scenario, we propose here to reconsider the political from below, and namely by looking where only disruptions to the neo-liberal model of functioning democracies have been detected so far - and thus in most manifestations referred to as 'chaos', 'statelessness' or absence of 'political culture'. In order to adopt an approach that focuses on the strategies and practices of renegotiating politics experimented by Libyan citizens, and thus reasoning in terms of the politics of becoming rather than the politics of transition (Dakhlia, 2016), this analysis has required reconsidering the historical experiences of political experimentation and social mobilisation that have characterised the country over the long term as useful precedents to better understand current forms of political engagement at the individual and collective levels. We, therefore, draw on the historiography of modern Libya so as to approach the debate on the multifaceted practices of political participation, legitimation and deliberation in the country from a diachronic perspective and moving beyond the neoliberal model of democracy. The challenge is to interrogate why Libya's interim representative bodies did not simply collapse in the aftermath of the first elections in July 2012 but, instead, swarmed into rival centres of power as well as, in some cases, shadow institutions, while giving rise to more effective local bodies at the sub-national level. The historical perspective shows, in fact, that these strategies of conflictual mobilisation do not reflect a refusal of democratic procedures, but rather the partiality of the representation procedures of so-called transitional authorities. The current forms of individual and collective mobilisation, which are alternative and even opposed to electoral democracy, may be considered as other modes of popular participation in the process of articulating radically new imaginaries for the many possible presents that are currently in-the-making in post-Gaddafi Libya's. Hence, they do not represent the mere resurgence of conflicts allegedly inherent to Libyan society labelled according to certain orientalist expressions as "traditional", incapable of any form of political organisation capacity, characterised by "anarchy", "disorder" or "political immaturity". Rather, they reflect the strategic rejection by some citizens, associations, and organisations of interim representatives perceived as incapable of providing meaningful forms of political representation. These claims are ways of practising democracy by addressing the issue of representation 'otherwise', which also echoes other phases of the country's history. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Article en ligne | https://journals.openedition.org/anneemaghreb/11297 |